Paul Glachant
(1865-1904)

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Le Dillettantisme dans l'art et dans la vie
(Distribution des prix du Lycée de Nantes, 31 Juillet 1895)


MESDAMES,
MESSIEURS
CHERS ÉLÈVES,

Si j'avais à ma disposition la baguette de Merlin l'Enchanteur ou le manteau magique de Méphistophélès, ma tâche se trouverait singulièrement simplifiée. Par delà les temps, à travers les espaces, je vous transporterais chez les Scythes contemporains de Darius. D'abord, nous aurions sans doute beaucoup moins chaud ; et puis ce peuple, épris de la concision, avait inventé bien avant nous le symbolisme. Vous vous rappelez le message expressif adressé au Grand Roi, et dont s'émerveille le bonhomme Hérodote : une flèche, un rat, une grenouille. S'il m'était permis d'user du même langage, il me paraîtrait commode de me rasseoir en vous offrant un pigeon et une clef. Le pigeon, (très actuel par ce temps de colombophilie), serait l'emblème des voyages de vacances ; et la clef .... serait la clef des champs. Mais la tradition est impérieuse ; et d'ailleurs l'obligation qu'elle m'impose est douce, en cette joyeuse assemblée, et dans une maison que tout contribue à nous faire aimer. Aussi bien vais-je vous prêcher l'énergie ; j'aurais donc mauvaise grâce à me dérober, en présence de l'homme éminent qui a consenti à présider cette solennité, et de qui la carrière tout entière signifie : Courage , Honneur et Foi en l'Avenir ! (1)

L'énergie que je voudrais voir en vous, chers élèves, n'est point d'une essence banale. Elle vous sera nécessaire pourtant si vous avez le dessein de diriger vous-mêmes votre vie, conformément à la dignité humaine, au lieu d'aller, comme tant d'autres, à la dérive, au hasard des flots et des vents. La volonté seule vous permettra de formuler résolûment, après examen, un jugement entre les contradictoires : car le jugement est un acte de volonté. Eh bien ! croyez-moi : prendre un parti n'est pas toujours chose aisée, sitôt que l'on cesse d'être ignorant. En effet, moins l'homme est instruit, plus il décide cavalièrement de toutes les questions, faute d'en avoir examiné toutes les faces. Mais, pour qui a réfléchi aux évolutions successives de l'art, de la littérature et de la pensée humaine, l'hésitation semble tout d'abord naturelle, encore qu'elle puisse devenir funeste. De cette indécision est née une forme étrangement captivante du scepticisme contemporain, d'autant plus redoutable que les esprits distingués en sont souvent atteints, d'autant plus nuisible qu'elle favorise le progrès de l'intelligence aux dépens de l'exercice de la volonté. C'est ce que l'on appelle aujourd'hui le dilettantisme, et le dilettante est un homme qui, par incertitude ou par faiblesse, suspend indéfiniment son jugement. Ah ! Messieurs, le nom est italien, mais comme la chose est française, surtout à l'heure où nous sommes ! Ce titre commença par être l'apanage des musiciens. Un dilettante, c'est d'abord un homme qui goûte, par une disposition naturelle, la douceur et la variété des sons. Puis, gagnant de proche en proche, le mot a fait fortune, et l'on a découvert bientôt qu'il y avait en tout ordre d'idées des dilettantes, c'est-à-dire des amateurs. Quel étrange abus du mot charmant aimer ! Hélas ! telle est l'infériorité de notre nature. A trop aimer de choses, il semble que nous soyons condamnés à les aimer superficiellement. Un amateur, en musique, ce sera le plus souvent un croque-notes ; en peinture, un barbouilleur ; en sculpture, un gâcheur de plâtre ... et en classe, un gâcheur de papier. Le dilettante, (serait-ce en raison de la forme étrangère du mot), est d'un rang un peu plus élevé dans l'opinion. Mais il est plus dangereux aussi, parce qu'à la paresse ou à la négligence instinctive de l'amateur, il a, de ferme propos, substitué une ligne de conduite, une orientation raisonnée de l'existence, et que, sachant sa volonté malade, il se complaît en cet état.

La littérature et l'art anciens n'avaient, en somme, que deux manières de comprendre la vie. Les uns la voyaient en noir : c'étaient les pessimistes, Héraclite ou Jean qui pleure. Les autres la coloraient des nuances les plus tendres : c'étaient les optimistes, Démocrite ou Jean qui rit. Il en fut ainsi jusqu'à notre siècle, car le scepticisme philosophique qui, par définition, ne se prononce jamais, est incompatible avec le véritable esprit critique, et nous ne saurions en tenir compte ici. De nos jours, la question se complique d'une étrange contradiction entre la prose et la poésie contemporaines. En effet, l'on ne saurait tirer de notre littérature aucune conclusion formelle touchant le sens de la vie. — En poésie, tout nous porte à l'idéal ; uniquement occupé du beau, de l'amour, des sentiments exquis et des formes parfaites, le poète marche vers la lumière et « vers la joie ». Son rire est franc et sonore, qu'il procède du calembour avec Victor Hugo, ou du funambulesque avec Théodore de Banville. Parnassiens ou symbolistes, ce sont presque tous des forts, à l'esprit sain et aux muscles solides ; car nous sommes loin aujourd'hui des Chatterton émaciés ou des Antony poitrinaires. Ceux même qui sont portés à la tristesse conservent, avec l'horreur du réel, le vivifiant enthousiasme de leur art. Ils nous vantent le temps où les rois épousaient des bergères ; et, dans le présent comme dans le passé, ciseleurs de vers et magiciens de style, ils cherchent à traduire, pour une élite délicate,

« Le langage des lieurs et des choses muettes » (2)

Mais les laideurs et les vices, les misères et les hontes, il ne voudront point les voir, et se demanderont naïvement, avec l'un d'eux :

« La vie est-elle une chose
» Grave et réelle à ce point    » (3)

Notre prose, au contraire, est en général bien sombre. Depuis la mélancolie romantique jusqu'au pessimisme de Schopenhauer et de M. de Hartmann, le roman, comme le théâtre, a pris à tâche d'étaler au grand jour toutes les faiblesses et toutes les difformités de la nature humaine. Ce n'est plus une peinture de la vie, c'est un cours de tératologie. A lire ces oeuvres, profondément et volontairement tristes, on serait tenté de se demander où se sont réfugiés tous les bons sentiments de l'humanité, si l'on ne savait que, le plus souvent, une généralisation hâtive, unie à l'esprit de système, faussent les documents les plus authentiques. « Faisons, disent-ils, des planches d'anatomie morale. Soit, mais est-il bon de tant raffiner, de tant disséquer ? Souvent, vous le savez, le docteur aliéniste a lui-même un grain de folie, et le jeune homme, récemment inscrit à l'École de Médecine , diagnostique en ses organes les maladies les plus variées.

Optimisme en un sens, pessimisme dans l'autre, voilà donc ce que nous offre aujourd'hui la littérature. Quoi d'étonnant, si la génération contemporaine. hésitante, nerveuse et troublée, mise ainsi dans l'impossibilité de se fixer et dans la nécessité de choisir, s'est ralliée à une forme d'éclectisme séduisante au premier chef ! Quoi d'étonnant, si nos dilettantes ont perfectionné les données assez grossières du scepticisme antique, s'ils ont pris pour devise la formule stoïcienne ainsi modifiée : « Ne s'étonner de rien, mais savoir tout comprendre, pour jouir de tout sans se mêler à rien. »

Mobile « comme les flots de la mer », le dilettante sera d'abord un rêveur. Sa fantaisie, errant sans jamais se poser, passera par mille états divers. Avec une merveilleuse délicatesse de sens et d'intelligence, il mettra au service de son égoïsme cette aptitude spéciale à se transformer, qui le fait, selon les occasions, l'homme de tous les pays et de toutes les civilisations. On ne peut l'accuser d'être indifférent, puisqu'il s'enflamme successivement pour toutes les causes, et se fait, par le sens critique, un esprit capable de comprendre tout. Musicien, il appréciera chez Wagner la richesse des accords et la splendeur des sonorités nouvelles. Il saura se faire une âme germanique pour s'intéresser au Graal et à la Sainte-Lance de Parsifal, comme à l'affreux gnome Albericht et aux énigmatiques filles du Rhin. Puis il applaudira néanmoins, en Français des vieux âges, à la résurrection du nos chansons populaires, naïves et sans harmonie. En peinture, il goûtera successivement les académies de David, froidement calquées sur les modèles antiques, et la santé un peu vulgaire des carnations de Rubens ; les précieuses arlequinades du Watteau et les couleurs voyantes empâtées sur une toile de plein air par le couteau d'un impressionniste. De même, la simplicité de nos Chansons de Geste le charmera, comme la grandiloquence des Romantiques, ou le savant alexandrinisme des Parnassiens. Il sera tour à tour le pieux solitaire, hôte des thébaïdes lointaines, ou l'Empereur d'Orient triomphant sur son trône d'or et de gemmes ; le roi mérovingien courbé sous l’interdit, l'homme d'armes en cotte de fer, ou le serf attaché à la glèbe ; l'impassible fakir, ennemi du mouvement « qui déplace les lignes », Sésostris qui dort dans son hypogée, ou Xerxès qui, poète sans le savoir, fustigea la mer et fut amoureux d'un platane. « Revivant ainsi les passions qu'on n'a plus » (4), et se dédoublant, afin de s'en donner le spectacle, le dilettante évite dans la vie « la monotonie, cette moitié du néant » (5). Il est heureux, car il est l'homme de l'illusion, et, comme cet illuminé dont parle Horace, si maladroitement vous l'alliez guérir par trois grains d'ellébore : « Ah ! mes amis, vous m'avez tué, s'écrierait-il, car vous avez tué mes rêves , vous avez coupé les ailes à mes oiseaux bleus ! »

Nous n'en saurions douter : beaucoup des esprits les plus distingués de nos jours sont arrivés à cet état d'âme ; et j'aperçois plus d'un amateur, même parmi nos écrivains à la mode. L'esprit d'analyse à outrance en est assurément la cause. Mais c'est là une disposition très fâcheuse, contre laquelle vous devez protester, vous qui représentez l’avenir. Sans doute, le dilettante est heureux, mais ce bonheur, ne l'obtient-il pas un peu aux dépens de son équilibre moral ? Ne risque-t-il pas de détruire en lui-même, ou tout au moins d'émousser la faculté qui fait la part du bien et du mal ? C'est un sérieux danger que de tout expliquer et de tout comprendre ; on finira peut-être par tout admettre et par tout excuser. De plus, le dilettante ne pèche-t-il pas par impuissance ou par égoïsme ? Alors, son attitude serait un alibi commode, un travestissement destiné à cacher sa misère intellectuelle ou morale. Il ressemblerait assez à ce pauvre espagnol qui, par ostentation, laissait passer son unique doigt ganté par un trou de son manteau. Ou bien, incapable d'agir. le dilettante nie l'action, comme ces Romains de la décadence qui, n'ayant rien à souhaiter, ne savaient plus vouloir. Il se contente de nourrir son imagination et, selon le mot de Faust, de « tirer un feu d'artifice avec le soleil, la lune et toutes les étoiles ». Ou bien, intelligent et capable d'être bon, il fait tort à l'évolution de l'humanité en refusant d'apporter sa pierre à l'édifice : doublement coupable en ce cas, puisqu'il laisse se perdre une force vive dont il doit compte à la communauté. De toutes façons il est inutile, parce qu'il n'a pas été jusqu'au bout du développement logique de son esprit.

Eh  bien ! ce développement, souffrons qu'il se continue librement ; arrivons à sa conclusion naturelle ; et vous allez voir que le dilettantisme devient une excellente habitude d'esprit, pourvu que l'on en fasse un moyen et non un but, un commencement et non une fin. Ce dilettantisme méthodique, précieux pour la discipline et l'éducation du sens critique, sera au dilettantisme définitif, incriminé tout à l'heure, ce que le doute provisoire de Descartes était au pyrrhonisme. — C'est ainsi que du mal nous tirerons le remède. Soyons d'abord dilettantes, pour tout comprendre, et pour ne pas juger plus tard à la légère. Cette impartialité primordiale est fort légitime ; elle doit être le premier stade du développement de notre esprit. Nous nous ferons ainsi une âme accessible à toutes les indulgences, à toutes les pitiés. Nous vibrerons de tous les enthousiasmes ; nos poitrines se gonfleront au souffle de toutes les passions. Mais n'en restons point là, sous peine de nous enliser. Faisons ensuite le départ du bon et du mauvais, dans les choses comme dans les hommes, si nous ne voulons pas nous condamner nous-mêmes à ne jamais plus vouloir. L'éclectisme est sans doute possible en art ; mais il est inacceptable en morale et dans la vie pratique : l'erreur capitale de Victor Cousin est de ne pas l'avoir compris. A des esprits amoureux de l'action, comme vous devez l'être, il faut des principes ; il faut une direction morale. Il faut que la volonté intervienne dans le jugement et dise : « Je condamne ceci » et « je souscris à cela ». Dussiez-vous vous tromper, sachez vouloir. A défaut d'un phare, mieux vaut s'éclairer d'une veilleuse vacillante que marcher dans l'obscurité.

C'est ainsi que le dilettantisme méthodique vous permettra d'attendre et d'éclairer la décision de la volonté. Au lieu de voltiger sur l'art et la poésie pour en savourer le suc, comme le papillon égoïste, vous ferez comme l'abeille ; vous préparerez des provisions pour l'hiver ; vous remplirez les greniers de votre esprit. Voilà, objecterez-vous, une comparaison un peu usée. Attendez ; la science moderne, par ses observations, s'est chargée de la rajeunir. Il paraît, dit Büchner, qu'en mêlant de l'alcool au miel, on fabrique aisément des abeilles anarchistes, ennemies du travail, uniquement préoccupées de la jouissance immédiate, insoucieuses de l'œuvre commune. Eh bien ! c'est à vous de lutter contre cet alcoolisme intellectuel, que nous avons appelé le dilettantisme. Il faut que vous en assumiez la tâche ; car la génération qui vous précède en est peut-être incapable. On lui a trop appris à considérer la vie comme un spectacle, à faire de l'art l'analyse exacte, mais souvent indifférente, des émotions humaines. « Le raffinement ne se guérit pas » (6). A vous donc de tenter cette cure, à vous qui allez entrer dans le monde et vous disperser dans toutes les carrières ouvertes à votre activité. Si, durant le loisir des vacances, dans vos landes fleuries de bruyères, ou sur les bords de vos mers sauvages, semées d'îlots, vous pouviez vous imaginer la beauté de cette mission, je crois que je n'aurais pas perdu mon temps à vous haranguer. Car, là comme partout, un effort personnel est nécessaire. Il faut que, par l'étude et la réflexion, vous complétiez vous-mêmes cette instruction générale que nous prenons à tâche de vous donner ici. Il faut surtout qu'au fur et à mesure du progrès de votre expérience vous en fassiez l'application ; car son vrai mérite est de n'être point pratique, et à vouloir l'être, elle perdrait son éminente dignité. Vous reconnaîtrez alors que cette foi en la volonté est le secret de toute lutte efficace. On a souvent, et justement, reproché à Jouffroy d'avoir, dans un jour comme celui-ci, prononcé d'amères paroles en s'adressant à la jeunesse ; de lui avoir représenté le déclin de la vie « avec ses aspects mélancoliques, le pâle soleil qui l'éclaire, et le rivage glacé qui la termine ». Le philosophe avait tort, et c'est la jeunesse qui a raison. Certes, la vie est bonne, ne serait-ce que pour le plaisir de penser et d'agir. Seulement, comme ajoute un aimable ironiste de ce temps, « l'histoire du petit Chaperon-Rouge est une grande leçon aux hommes d'action, qui portent le petit pot de beurre, et ne doivent pas savoir s'il est des noisettes dans les sentiers du bois » (7). Du moins ne doivent-ils pas passer « cette vie de quatre jours » à les cueillir. — Voilà pourquoi vous ne serez pas, en ce monde, des amateurs. Faisant appel à la volonté, vous saurez affirmer que la vie a un sens, et bénir la nature pour le nid accroché à la ruine, pour la fleur suspendue au bord du précipice. Alors vous comprendrez par quelle sublime pensée Beethoven, le grand mélancolique, accablé de souffrances physiques et morales, après avoir chanté dans tout son œuvre et pleuré les douleurs humaines, finalement donnait pour thème à sa Symphonie avec Chœurs une poésie radieuse de Schiller : l'Ode à la Joie !


Notes:
(1) Le général Jamont, président.
(2) Baudelaire.
(3) Verlaine (Les uns et les autres).
(4) C'est la définition de l'histoire, d'après Saint-Marc-Girardin.
(5) Baudelaire (poèmes en prose).
(6) E. Renan.
(7) A. France (Le Jardin d'Epicure).

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