Remy de Gourmont
(1858-1915)
Glose
(1909)
La Femme, dans les attitudes de l'amour, a perdu la régence de sa coquetterie. Ses gestes sont tombés avec sa robe. Les Grecs lui donnaient, pour ce moment de nudité, la pose que l'on sait : un bras barre les seins, une main défend le pubis. rien de plus artificiel. Tout au plus, comme l'autruche, cherchera-t-elle à dissimuler ses yeux, afin de faire croire qu'elle ne voit pas qu'on la voit. Cette manœuvre est bien dans la logique de son caractère, car elle ne doute pas de sa beauté corporelle, et l'idée ne lui vient pas de cacher un sexe dont les points sensibles sont à l'abri et dont le maître organe est tout intérieur. Pas plus que M. Rouveyre, qui ne l'a noté qu'une seule fois, je n'ai guère jamais observé le double geste du marbre grec. Mais c'est peut-être que nous n'avons pas surpris, parmi les roseaux, l'innocente Nymphe : la femme civilisée se dénude plus souvent au bord de son lit qu'au bord des rivières, et à l'ombre des rideaux qu'à l'ombre des saules. Celle-ci enlève avec méthode ses parures, ses dentelles, sa robe. A mesure, elle plie les étoffes et les linges, les pose délicatement sur un fauteuil, le corset bien roulé, les bas l'un près de l'autre, les petits souliers rangés, la chemise toute prête à retomber sur les épaules. Aucun cri de désir ne l'émeut encore. Elle va même prendre le temps d'enfoncer ses peignes, comme les cavaliers du roi, avant la charge, assuraient leurs chapeaux. Elle va et vient sans même savoir qu'elle est nue. Ce n'est pas une chose plus étrange que d'être habillée. Les circonstances de la vie demandent des toilettes spéciales : elle est, voilà tout, en toilette d'amour. Celle-là s'est dépouillée si vite de tout le vêtement que la transition fut à peine aperçue. La chambre est jonchée de débris. Le fragile chapeau lui-même est en fragile équilibre sur le coin d'une chaise et les bottines ont disparu sous les meubles. Elle ne sait montrée nue que dans le geste de bondir sur le lit comme une chatte, car le désir lui tord les membres et, au premier contact, ses cuisses vont se contracter, comme celles d'une grenouille de laboratoire sous le courant voltaïque. Une autre entre et se laisse tomber sur le premier siège. Il faut la déshabiller comme un enfant et, pas plus qu'un enfant, elle ne protestera aux caresses, aux chatouillements, aux baisers. Elle rit et dit, quand elle n'a plus rien sur le corps, pas même une bague : "Maintenant porte-moi." Une autre va jouer toute la comédie de la pudeur. Jeu sincère, car elle est peureuse. Elle a disparu derrière les rideaux qui dérobent une porte; un fauteuil, lui fera un rempart. Enfin, elle s'avance en chemise, les yeux baissés. Il faut lutter avec elle pour lui enlever ce dernier bouclier; mais quand elle l'a perdu elle pousse un soupir et comme allégée d'un sentiment vain, elle se dévergonde. La pudeur de la femme vient de son éducation : elle est faite de cette crainte de l'homme qu'on lui inculqua dès ses premières années. Dès qu'elle s'est familiarisée avec le monstre, elle ne manifeste plus que cette pudeur naturelle qui est une tactique instinctive commune à toutes les femelles d'animaux et qui n'a d'autre but que de surexciter le désir du mâle, de tendre l'arc à son degré suprême. La pudeur naturelle est une caresse. C'est une invisible main qui électrise les fibres de la sensibilité. C'est aussi l'instant de grâce donné à l'athlète pour rassembler ses forces et prendre conscience de la tension de ses muscles. La pudeur naturelle supplée à la luxure, mais quand l'union s'ébauche d'un commun accord sans aucune résistance de la femme, c'est à la luxure qu'échoit le rôle de la mise au point, l'art d'aiguiser les instruments de la sensibilité. Ce que l'imagination n'a pu faire, la réalité charnelle va l'accomplir. La luxure est le seul lien qui puisse maintenir l'accord charnel de l'homme et de la femme. Dès que le jeu ingénu de la pudeur est impossible, la luxure intervient. Ces jeunes femmes que nous venons de voir entrer chez leur amant ont des tempéraments variés et un point commun, l'absence de pudeur, même chez celle qui s'en croit pourvue. Ce qui les attire donc, c'est la luxure. Elles vont se livrer à leurs goûts, sans honte, et réaliser, selon toute leur folie, les rêves de leur solitude. Si elles trouvent un mâle de bonne volonté, leurs vœux secrets vont se dévoiler avec une simplicité qui étonnera, en les ravissant, les plus solides expériences. La seule dissimulation qui leur restera, au cours de ces luttes, sera celle d'avoir l'air d'obéir. Elles se modèleront avec des complaisances d'esclaves au dessin de leurs propres désirs et, en satisfaisant leurs curiosités, elles sembleront donner des preuves de docilité féminine. C'est tout l'art de la femme en amour : il est suprême. Les voilà donc, et celles-ci et celles-là, livrées visiblement à la puissance qui les domine dans le mystère de presque toutes les minutes de leur vie. Elles n'ont plus la force de s'appartenir. Elles se donnent, mais à la condition de prendre. La communion est mutuelle. C'est à peine si l'on distingue, dans ces êtres emportés au même vol, les sexes. Il n'y a plus un mâle et une femelle, il y a deux hermaphrodites. Chacun, en sa fièvre, possède les deux genres. La luxure est créatrice. Les voilà donc telles que les définit, par des lignes sûres, le crayon abstrait de M. Rouveyre. Les voilà à l'instant où va commencer la métamorphose; les voilà aussi à l'instant où le pacte se déchire. Instants uniques pour contempler ces femmes, si rudement fixées dans leurs attitudes de volupté car elles sont celles-là mêmes que nous rencontrons, le long de la vie, soigneusement enveloppées des langes compliqués de l'innocence mondaine. Ces dentelles couvrent une louve et sous ces blancs nuages, c'est une tigresse qui se retient de miauler, une lionne qui voudrait rugir. M. Rouveyre passe, regarde, écrit quelque chose sur un papier, pas des mots, des traits qui se coupent, se heurtent, s'entr'chevauchent, et les dentelles s'envolent, les nuages se dissipent : le masque tombe, la femme reste. Il aurait pu adopter cette devise, car elle contient le secret de l'art profond qui a inspiré le Gynécée. Je ne trouvai jamais d'homme plus rebelle aux apparences. Sous l'étoffe il voit d'un coup d'œil, la musculature, et sous la musculature : le squelette. Il aime les squelettes, parce qu'ils disent l'avant-dernier mot de la tragédie, le dernier étant la poussière. Comme on va au Louvre, nous étions, l'autre après-midi, aux galeries d'ostéologie du Muséum, et nous remettions patiemment les manteaux de chair, de peau et de poils sur ce peuple d'ossements. C'est ce que l'on peut faire avec les femmes du Gynécée : leur rendre le vêtement de civilisation que l'œil de l'artiste a fondu, comme pétrifiait l'œil de la Gorgone. Du moins, je m'amuse à cela, volontiers, car le nu n'est que pour un moment. Mais, vais-je décrire et vêtir soixante-seize attitudes, soixante-seize corps féminins violés dans leur intimité par l'œil impitoyable de M. Rouveyre? Et puis comment lutter avec l'œil à synthèse de l'artiste, miracle comme l'œil à facettes de l'insecte? Nous regardons, mais il voit; nous comprenons, mais il devine. Les mécanismes sont différents, ce qui explique l'inutilité des louables efforts du critique d'art, aussi bien que l'impossibilité pour l'artiste de traduire en images exactes un texte. On ne peut, en l'un ou l'autre cas, exprimer que des impressions : la transposition juste est impossible. Il y aura toujours des fausses notes. Aussi je voudrais dire, beaucoup moins ce que l'artiste a vu que ce que j'ai senti, en regardant son oeuvre. D'abord une surprise de sensualité : toutes ces nudités, on dirait qu'elles ont été désirées, caressées, malaxées en réalité ou en rêve; que l'homme les a brassées comme de la pâte, avant de céder la place à la froideur de l'artiste. J'ai dit froideur, mais au sens de sûreté d'œil, de tête et de main, car voilà des traits qui semblent entrer, tels des doigts crispés dans les flancs gonflés, et d'autres qui sont encore des morsures. Il y eut les voluptés suppliciantes dont la torsion persiste et des attitudes de fureur dont le martyre crie encore. A de certaines pages, c'est le sourire heureux de l'amoureuse; plus loin la crispation extasiée de la flagellante, et l'on songe alors à la parole d'Hilarion : "La luxure, dans ses fureurs, a le désintéressement de la pénitence. L'amour frénétique du corps en accélère la destruction, - et proclame par sa faiblesse l'étendue de l'impossible." C'est cela, peut-être, qui est la vraie philosophie du Gynécée, car tant de bouches et tant de ventres béants vers la volupté finissent par apparaître tels que des trous d'ombre ouverts sur le néant. Mais ne serait-il pas inhumain d'en rester sur cette impression sombre. Ce néant ne l'est pas davantage que toutes les autres activités humaines. Néant, qui est le mot de tout, ne signifie rien. Vivre lui est contradictoire, et nous vivons. Je donne donc mon assentiment à la surprise de sensualité et je retrouve là, avec plus de curiosité cependant, que de bonheur, des moments qui ne seront plus et d'autres qui seront peut-être. Nous tenons toujours le passé par la main, et c'est avec lui qu'en nos imaginations les plus nouvelles nous souhaitons de tressaillir encore. Après la surprise de la sensualité, la surprise des lignes. Celle-ci demeure, car si nous avons vécu la luxure, nous ne l'avons pas vue, et la voici vue. Le spectacle est prodigieux, de ces corps tendus ou écroulés, de ces membres délirants, de ces croupes bovines, de ces jambes de chèvre, de ces seins et de ces pis, de ces cuisses qui s'ouvrent comme des ciseaux, de ces sexes éperdus à la fente démesurée. Des lignes de toutes les formes, de toutes les courbures, de toutes les cassures, beaucoup de cercles, d'arcs, de rhombes et de masses ovoïdes. Et tout cela aime, toute cette géométrie fermente, grogne et tressaute! Enfin, les bêtes. Nous avons aperçu dévêtues soudain, la tigresse, la lionne, la louve. Voici l'ourse, la chèvre, la brebis, la chienne, la chatte, la grenouille et les guenons. Je laisse intact le jeu de les reconnaître, et j'abandonne les autres types purement féminins, de la bacchante à la lesbienne, de la gaupe à la dévote, de la grêle impubère à la lourde galante. Il n'est pas une planche qui ne requière une station, puis deux, puis quatre, et à chaque retour on fait, en cette géographie sexuelle, des découvertes. Je sais. Cette manière de voir la femme dégrade la femme. Où est, dans ce Gynécée, l'ange des coulisses? Où est la madone de la danse? Où
Elles y sont. Cherchez bien. Elles y sont, mais telles que Dieu les a faites, et non pas telles que les créa votre heureuse imagination. C'est ici un livre de vie, et non un livre de rêve. |