Ernest Grenet-Dancourt
(1854-1913)

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Le Ventomane

Monologue comique, soupiré par X..., sociétaire de la Comédie-Française

(1893)


Je suis un invisible corps
Qui de bas lieu tire mon être,
Et je n'ose faire connaître
Ni qui je suis, ni d'où je sors.
(BOURSAULT, Le Mercure galant.)
 

De ma vie, je n'oublierai le jour où je l'ai vu pour la première fois... où, pour la première fois, je l'ai entendu... Etonnant !... Merveilleux !... Sublime !... Jamais on ne s'est élevé aussi haut dans les régions éthérées de l'art !... Jamais, jamais, jamais !... Lorsqu'il est entré, un grand silence s'est fait... Son regard mélancolique et doux - un peu rêveur même - un instant s'est promené sur l'assistance... Une assistance d'élite...! La noblesse des deux faubourgs et tout ce que Paris compte de notabilités littéraires, artistiques et mondaines ! (Gravement.) Le beau toujours attire les foules, et les plus blasés éprouvent, à de certaines heures, l'invincible besoin de se retremper dans de l'idéal et de respirer un autre air que celui qu'ils respirent tous les jours !... Le Maître, qui s'est recueilli, s'incline légèrement, pose ses deux mains sur ses deux genoux, et, dans une attitude dont le laisser-aller n'exclut ni la noblesse, ni la grâce, souriant, il ouvre le... la... hum !... et commence... Un frisson parcourt l'auditoire... C'est d'abord un chant doux comme un chant d'hirondelle, quelque chose de suave, de timide et de tendre comme un soupir de jeune fille... de jeune fille qui aurait eu des malheurs !... Un souffle, un rien !... Puis, soudain, la phrase se déroule et va s'élargissant !... L'églogue est maintenant épopée !... Hésitante et faible tout d'abord, la voix s'enfle et s'affermit... Elle ne caresse plus, - elle menace !... Impétueusement, elle gronde, tonne, éclate, mugit ! - Cyclone, ouragan, tempête !... Des éclairs saignent au firmament déchiré, et, tandis qu'au lointain tonne le canon d'alarme, éperdument le tonnerre gronde sous 1'œil démesurément ouvert de la lune épouvantée !... C'était effrayant !... Jamais je n'ai vu d'orage pareil !... Orage sec, par exemple, mais ce sont les plus terribles !... Chut !... Écoutez !... Le calme est revenu et, dans l'air, monte à nouveau la plainte des flots berceurs !... Oh l’harmonie !... harmonie !! harmonie !!!... Ça a duré comme ça pendant deux heures... Tous, nous étions là, suspendus aux lèvres du Maître, fiévreux, haletants, et, tandis que les hommes cherchaient à dissimuler leur émotion en mordillant leur moustache, tumultueusement, - sous les velours, les dentelles et les soies, - les seins des femmes se soulevaient !... Moi, je pleurais, ne trouvant même plus la force d'applaudir celui qui faisait couler mes larmes... Il s'était redressé, et, promenant de nouveau sur l'assistance son regard mélancolique et doux - un peu rêveur même - il la salua et disparut... Je rentrai chez moi, la tête en feu, et, avant de me coucher, j'essayai tout de même de reproduire ce que je venais d'entendre. - Rien, rien, rien !... Je recommençai le lendemain. - Même résultat !... Enfin, au bout de quinze jours, je n'étais pas plus avancé... Toujours rien !... D'autres, à ma place, se seraient découragés... C'est un tort... Quand on a une idée bien arrêtée, et surtout, quand on se sent quelque chose dans le ventre... Un beau matin, prenant à deux mains mon courage, j'allai demander au Maître de m'enseigner sa méthode, de me donner des leçons... Rude carrière, me dit-il tout d'abord, rude carrière !... pas encore trop encombrée jusqu'ici, mais rude, jeune homme, très rude !... Et il m'en énuméra les déboires et les difficultés... Il avait commencé tout jeune, tout jeune, et, ce n'est qu'à force de travail, de persévérance et de volonté, qu'il était arrivé à se faire un nom célèbre et une situation enviée... Il reconnaissait que j'avais le physique de l'emploi, mais cela ne suffisait pas... D'autres qualités étaient nécessaires, indispensables... Enfin, il m'objecta que les parents avaient parfois des préjugés et que peut-être ma famille avait rêvé pour moi une autre profession que celle d'artiste. Néanmoins, cinq minutes après, il me donnait ma première leçon... Ah ! les commencements ont été durs!... Pas d'organe, - je manquais d'organe !... Du sentiment, oui, beaucoup de sentiment même, de l'expression et de la chaleur, mais pas de moyens vocaux !... Je m'en serais arraché les cheveux de désespoir !... Mais lui, relevait mon courage abattu... A quoi bon tempêter, me disait-il doucement... Patience ! - cela viendra !... Et, en effet, après six mois d'exercice, à raison de douze heures de travail par jour, la voix est venue..., un peu mince encore de volume... mais d'un joli timbre !... Oh! je ne suis encore qu'un amateur !... N'importe, sauf les dièses et les bémols, qui me gênent toujours un peu, ça ne va pas mal !... Déjà, je me suis essayé dans quelques salons... chez des amis... Succès !... très gentil succès !... Aussi ce que les mères qui ont des filles à marier me couvent de l'œil... Et mes parents donc ! - ce sont eux qui sont fiers aujourd'hui !... Mais, au fait, j'y pense !... Si je vous donnais un petit échantillon de mon savoir-faire !... Voulez-vous ? ... Je suis un peu enrhumé, mais vous serez indulgents... Attention !... Hum !... Il s'agit de ne pas prendre trop haut. (Après un temps.) J'y suis. (Saluant gracieusement le public.) « Au bord d'un étang, par un soir d'été. - Brises molles ! » (Se redressant, une main sur la hanche et l'autre levée vers le ciel.) Chut !... Je commence !... (Prenant au bout d'un instant la mine effarée et hagarde d'un homme auquel vient d'arriver un accident et ramenant, avec un geste pareil à celui d'Argan dans le Malade Imaginaire, les deux pans de son habit sur son ventre.) J'ai pris trop haut ! – Bonsoir !!! (Il pivote vivement sur lui-même, et prenant son élan, sort en courant à toutes jambes.)




ANNEXE


Eugène FOURRIER
Le Pétomane, pièce à dire
(Gil Blas Illustré, n°39, 25 septembre 1892)

Un type bien moderne, bien fin de siècle, celui-là, et qui mérite une étude particulière. Généralement, c'est un enfant de la province, un fils de paysans ou de petits bourgeois, dont la vocation se dessine naturellement. Tout jeune, il se sent des dispositions, cela l'inquiète ; il devient timide, se tient à l'écart, il recherche la solitude des grands bois, s'il habite la ville, les cabinets retirés. Là, il donne libre cours à sa verve ; la nuit il entend des sons, il est réveillé en sursaut. S'il est en pension, il trouble le silence des études par des explosions subites de sa nature enthousiaste. Il est hanté par le désir de devenir célèbre, d'être quelqu'un.

Comme toujours, ses parents contrarient sa vocation :

- Et pourtant, j'ai quelque chose là! dit-il en se frappant le front.

Malgré les refus réitérés, il ne se tient pas pour battu, il insiste, il est tenace ; ce qu'il a dans la tête, il ne l'a pas ailleurs. Bientôt sa conviction gagne les siens ; ils sentent qu'il a raison ; d'ailleurs il travaille matin et soir, et remplit la maison du bruit de ses études.
  
Il faut qu'un jeune homme sache se retourner : ils cèdent et il part pour Paris, le gousset peu garni, mais le... cœur rempli d'espérance ; il a confiance, il possède la foi en soi avec laquelle on soulève des montagnes.

Le plus difficile est de se faire connaître; il se présente au bureau d'un grand journal et donne une audition : le voilà lancé. Au début, une autre difficulté était de trouver une dénomination acceptable. S'intitulerait-il le péteur ? Ouvez le dictionnaire de l'Académie : « Péteur, qui a l'habitude de péter, terme bas. » S'appellerait-il le péteux ? « Expression injurieuse : s'en aller comme un péteux, partir sans dignité. » (Académie). Il fallait trouver autre chose. Le premier eut une inspiration géniale, il s'intitula le pétomane! La formule était trouvée. Le nouveau titre ne froissait aucune susceptibilité et pouvait être annoncé dans n'importe quel salon. Les mots ont leur noblesse.

Grâce à l'appui du grand journal, le débutant trouve un engagement sur une scène parisienne. Un pétomane qui ne réussirait pas à ses débuts serait coulé à jamais ; aussi son émotion est-elle à son comble. S'il allait rester bouche close, perdre la mémoire ?

Une foule immense, avide de l'entendre, se presse dans la salle, le tout Paris des premières s'y est donné rendez-vous ; le débutant s'avance, se tourne vers le public, la sueur perle sur son front, il émet d'abord quelques sons timides, puis il s'enhardit, il s'abandonne, les notes succèdent aux notes, on croirait entendre toute une fanfare ; la glace est rompue, le public applaudit des deux mains : il est célèbre !

Le pétomane a le triomphe modeste, en quoi il se distingue de ses confrères de l'Opéra, les ténors et les basses, pourtant il peut se vanter d'avoir quelque chose dans le ventre. Il est grand le nombre des artistes qui ne peuvent pas en dire autant !
  
Lorsque sa réputation est bien assise, il donne des cachets et va en ville. Il est très recherché dans le monde, pour les soirées, les five o'clock ; on se le dispute. Le pétomane est toujours très correct, il se présente en tous lieux avec aisance, ne prend la parole que lorsqu'on l'y convie. Après un monologue débité par un artiste de la Comédie-Française, il prend place ; changement de front, il écarte les basques de son habit et il y va... bruyamment.

Il a beaucoup de tact, sait donner la note juste, discrète dans le monde, familière dans la bourgeoisie, grave chez les hommes politiques ; dans le peuple, à une noce d'Auvergnats, par exemple, il se déboutonne, il donne la note tonitruante, grossière même ; il connaît son public.
  
Le pétomane est un homme sérieux, son jugement est sain. Si on l'interroge sur la politique : « Qui n'entend qu'une cloche n'entend qu'un son, » dit-il.

Si on le presse de faire connaître son opinion, il répond simplement : « je sens d'où vient le vent. » Pensée profonde que tous les hommes en place devraient méditer.

Il ne manque pas d'esprit. Dînant chez une grande dame que je ne nommerai pas, il fut invité au dessert à montrer son talent ; se tournant vers un capitaine d'artillerie qui était à sa droite, c'est lui qui fit cette réponse célèbre : « Quand monsieur aura tiré un coup de canon, je parlerai. »
  
Le pétomane a du succès auprès des dames, ses amours font quelque bruit. Entre nous, il est compromettant : il ne sait pas toujours se contenir en présence de l'objet aimé. Qui n'a pas son petit défaut ?
  
Il fait des tournées en province, partout il est acclamé, couvert de fleurs ; son talent ébranle le cœur de toutes les vieilles filles. A Soissons, on lui offre toujours un plat de haricots d'honneur. Il connaît toutes les joies de la célébrité, un industriel lance un irrigateur qui porte son nom.

Il n'est pas de bonheur parfait, le pétomane meurt sans avoir vu se réaliser le plus cher désir de sa vie : il ambitionne la décoration. Il ne la demande pas tant qu'il exerce, il sait que les artistes ne sont décorés que lorsqu'ils quittent la scène, au titre de professeur ; c'est peut-être un préjugé, mais la société vit de préjugés, seulement, comme ses collègues du Français, lorsqu'il est vidé, pourquoi n'embrasserait-il pas la carrière du professorat ? Son art, qui paraît nouveau, est très ancien. Saint Augustin parle, dans ses Confessions, « de certains hommes qui rendent par le bas des sons très remarquables. » Pourquoi ne créerait-on pas une chaire au Conservatoire ? Il y a bien une classe de trombone ; un pétomane exercé pourrait remplacer avantageusement cet instrument. Je donne cette idée pour ce qu'elle vaut à M. le ministre de l'Instruction publique et des Beaux-Arts.

Le pétomane éprouve une tristesse. Jusqu'à présent il ne lui a pas été permis de se faire entendre aux cérémonies religieuses ; les ministres du culte ont jugé son art trop profane, indigne du saint lieu. Cette exclusion attriste le pétomane ; mais il espère. Quoi qu'on en dise, l'Église n'est pas ennemie du progrès ; autrefois, elle refusait la sépulture aux comédiens, elle est revenue sur cette décision ; qui sait si elle n'adoucira pas ses règlements ? Un jour peut-être, à la messe de mariage d'un ami ou à l'enterrement d'une célébrité, le pétomane pourra lancer quelques notes émues.

La vieillesse du pétomane est triste ; comme tous les artistes, avec l'âge, il baisse, ses brillantes facultés s'atrophient. Un soir, il paraît en scène, mais il n'est pas en train ; malgré tous ses efforts, son organe est rebelle, il reste muet. Le public impitoyable siffle celui qu'il a tant adulé. Le pétomane sent qu'il est fini et, la mort dans l'âme, il se retire en province, le plus souvent dans son village ; dès lors il ne vit plus que de souvenirs : on ne peut pas être et avoir été. Il s'affaisse chaque jour. Quelquefois, pour plaire à un ami, il consent encore à se montrer, mais il n'est plus le même ; à peine articule-t-il péniblement quelques sons.

Un beau jour il s'alite et il s'éteint dans un dernier... soupir.



Edmond DESCHAUMES
: Les grandes inventions : La dernière d'Edison
(LE RIRE, 19 janvier 1895.)

Le pétomane ne pouvait se consoler d'avoir perdu son procès contre son directeur, M. Oller. Il tonnait toutes les nuits et perdait sa marchandise.

- Et quoi, gémissait-il douloureusement, ne devrais-je pas avoir la foire... pour théâtre ? Ma place n'est-elle pas sur le Trône? J'ai voulu me faire entendre du tribunal et lui faire sentir mes raisons... Hélas ! l'affaire était-elle bien de sa compétence ?... Je ne le crois pas... Un artiste tel que moi ne peut être compris que d'un juge de paix.

Ainsi se lamentait le bon pétomane et sa noble et élégante voix retentit au-delà des mers.

Edison s'émut de cette grande douleur. Le pétomane ne pouvait être le monopole de la France : il fallait que la science fît profiter le monde entier d'un tel génie.

Edison se mit au travail. Il étudia les principes éoliens. Bientôt, il fut assez heureux pour jeter les bases sonores d'une nouvelle découverte : la télépéterie. Le nom indique la matière. Le tonitrualisme animal en est le principe et l'objet.

Libéré de tout traité, le chantre de cette fin de siècle, le cygne de la société contemporaine connaîtra enfin cette gloire pour laquelle il a tant soufflé.

La première application pratique de la télépéterie par Edison est en effet un merveilleux appareil qui porte le nom Pétophone et qui permet de transmettre à des distances incalculables les crépitements les plus délicatement nuancés du dernier musicien gaulois.

Pour ceux qui ne reculeront pas devant la dépense d'un abonnement annuel, le Pétophone fonctionnera à toute heure et en tout lieu. Ils recevront, sans le moindre retard, la dernière pensée du maître qui est - selon le jugement de foncières - le Massenet de la chose.
  
L'appareil s'adapte à tout et partout. Il prend les formes les plus élégantes ou les plus usuelles. On l'installe à volonté, sous un porte-plat, au fond d'une cave à liqueurs, dans une boîte à cigares. Il se glisse dans le manche du gigot-bretonne, aussi bien que sous les poufs où les jeunes filles jouent de l'éventail en rêvant.

Mais la nouvelle invention d'Edison sera surtout appréciée de l'Orient, où la bonne éducation des invités doit se manifester, à la suite des repas de cérémonie, par certaines salves très nourries.
  
Condamnés à un long et pénible entraînement, nos plus brillants attachés d'ambassade étaient astreints jusqu'à ce jour à un stage très laborieux d'attachés de cabinet.

Le pétophone se logeant sans la moindre difficulté au fond du pantalon, à la place où les Américains nichent leurs revolvers, le corps diplomatique pourra maintenant, sans essais préalables, déployer la politesse la plus bruyante dans les fêtes officielles et orientales où les compliments du meilleur goût se font a posteriori.

Si les journaux graves s'obstinent à nous parler de la question des Balkans et du concert européen, nous n'éprouverons plus la moindre inquiétude à ces récits sensationnels.

Les jours où l'Havas fera allusion à des bruits complètement dénués de fondement, nous saurons qu'on a bien dîné dans les cercles politiques de l'empire turc et que les culottes de nos diplomates avaient toutes des fonds secrets!


(texte non relu après saisie - 05.VII.13)

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