Pierre Guichard

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Un officier français dans les derniers temps de la colonisation
(2005)


Le Colonel Denis Bogros se voyait peut-être d’abord comme un cavalier. Né en 1927, Saint Cyrien en 1947, écuyer du Cadre Noir de Saumur et passionné d’équitation, il a été instructeur des enfants du roi Hassan II du Maroc, et a terminé sa carrière en 1977 comme chef de corps du Centre sportif d’équitation militaire de Fontainebleau. On lui doit un livre sur Les chevaux de la cavalerie française, publié en 1999, où il défend la thèse intéressante d’une certaine difficulté historique de cette cavalerie à s’équiper en excellents chevaux « de guerre »  du fait de la pression constante des éleveurs de l’Ouest sur les gouvernements.

Après avoir servi en Indochine de 1952 à 1954, il est officier des Affaires Indigènes au Maroc, où il apprend à apprécier la société tribale, « cette société berbère Masmouda, hiérarchisée, organisée, policée… Ces merveilleux et magnifiques Aït Bougemez, agriculteurs de haute montagne, ces inquiétants Aït Abdi pasteurs, poussant leurs troupeaux sur ce Koucer fantastique de canyons, de panthères et de truites, vers 3000  mètres d’altitude ». Il peut encore y éprouver, dans les tout derniers temps du Protectorat, le sentiment exaltant d’un simple « adjoint stagiaire, coiffé du képi bleu ciel, et chevauchant avec deux Mokhaznis au burnous bleu roi, (qui) se sent en possession d’une autorité absolue, car les chefs et les ijemaen me reconnaissaient comme seul représentant du pouvoir central, ce ‘Makhzen’ mieux connu que le Sultan ».

En 1956, il est volontaire pour un détachement au Ministère de l’Intérieur, afin de participer à la mise en place des premières Sections Administratives Spéciales (SAS) créées en Algérie par le gouverneur général Soustelle et  chargées de « réadministrer » le pays. Il se retrouve alors, comme bien d’autres officiers du même corps « seul, à la tête d’une circonscription de 11 000 habitants, dans un pays en rébellion, c’est à dire très exactement avec un bureau et une chaise, une liste de vingt noms et un garde champêtre ». Lieutenant, puis capitaine, il exerce jusqu’en 1960 les fonctions de chef de SAS à El-Méridj, douar situé près de Tébessa, à la frontière algéro-tunisienne, centre d’un  territoire occupé par la tribu arabe semi-nomade des Ouled. Sidi Yahya b. Youssef.

En 1958, concourant à un stage au CHEAM (Centre des Hautes Etudes sur l’Afrique et l’Asie Modernes, alors dirigé par le Colonel arabisant Pierre Rondot), il rédige un intéressant mémoire intitulé De la tribu à la commune, « écrit sur le siège de sa selle et le capot de sa jeep », où il fait avec lucidité le constat de la  grande misère d’une  population qui a plus que triplé depuis la fin du XIXème siècle, alors même que ses structures traditionnelles se désorganisaient, et que disparaissaient les anciens modes de  vie et les solidarités tribales : « La tribu des Ouled Sidi Yahya n’existait plus… Je n’avais devant moi que ce que j’appelais d’emblée un prolétariat rural… une société traditionnelle ‘désintégrée’ au contact de notre société et du monde en mouvement qu’elle lui a fait découvrir » ; et plus loin : « Reconnaissons-le avec humilité, le résultat, après un siècle, est négatif. Et nous, peuple de bâtisseurs suivant le poncif national, devons reconnaître que nous avons tout détruit. Bien plus, et cela donne mauvaise conscience, nous avons avili la population. Et cela est terrible de responsabilités ».

Un tel jugement, proche de celui contemporain de Germaine Tillion sur la « clochardisation » de la société algérienne, dût coûter à cet officier français de trente ans. En dépit des difficultés et du danger – son adjoint, le sergent-chef Lecomte, est tué en juillet 1958 sur la frontière lors d’une mission de protection des moissons – il entreprend la réorganisation administrative attendue des SAS, recevant des moyens plus importants et mettant en place les institutions municipales destinées à remplacer l’ancienne administration des douars totalement inadaptée. Il fait venir sa famille, et parvient, semble-t-il, à renouer le contact avec la population. En 1958, il a la satisfaction de voir la population voter en nombre important, malgré les consignes d’abstention du FLN. Parallèlement, la nouvelle commune, dotée d’un village central de regroupement - de toute façon nécessaire à quelque modernisation que ce soit dans une région de fort éparpillement de la population - épaulée par la SAS, engage, dans le cadre du plan de Constantine, un programme de mise en valeur et de recolonisation des terres au profit des familles indigentes. L’un des points principaux de ce projet était la création de nouveaux villages devant mettre en valeur des zones incultes, et destinés à stabiliser et à donner des moyens d’existence à des familles privées de terres.

La franchise du Capitaine Bogros lors du passage du Général de Gaulle dans la région fin  août 1959, lors de la « tournée des popotes », aurait déplu à ses supérieurs. Toujours est-il qu’en 1960, il est déplacé en Oranais, où il commande un escadron de spahis à cheval et une harka de cinquante cavaliers. Dans son livre L’honneur est sauf, le Père de la Morandais, qui effectuait alors son service comme sous-officier dans une SAS de la même zone, et servit sous ses ordres à la tête du makhzen de cette dernière,  le décrit lors d’une revue, « débouchant au galop dans un merveilleux et légendaire tourbillonnement de burnous rouge et blanc, de sabre et d’ors étincelants » ; mais au delà de cette vision quelque peu romantique, il rend surtout un bel hommage à cet « officier républicain à principes » avec qui « les règles morales sont claires » : lui-même et les officiers placés sous ses ordres, écrit-il, « vont me faire la démonstration pendant quatre mois qu’il est possible de faire un excellent travail de renseignement sans torturer un seul prisonnier. Ils réunissent en leurs personnes le courage moral et le courage physique ».

La guerre terminée, le Capitaine Bogros ne perdit pas tout contact avec l’Algérie indépendante, où il retourna plusieurs fois comme expert en équitation et élevage des chevaux de race « barbe » et arabe. Ce cavalier fut particulièrement heureux de l’occasion qui lui fut donnée, lors d’un concours,  d’y revoir des Ouled Sidi Yahya venus de la région d’El Méridj où il avait contribué en 1958-1959 à la restauration d’une station d’étalons. Entre autres documents que, m’honorant de son amitié, il avait bien voulu me communiquer, figure une photocopie de deux pages du  quotidien El Moudjahid du 22 avril 93, qui avait retenu son attention lors d’un passage  au consulat d’Algérie de Saint Etienne, à l’occasion de démarches pour l’obtention d’un visa pour un voyage effectué en juin 1993 à l’invitation de l’Office National de développement équin. S’y trouve un article sur un projet pilote algéro-tunisien, concernant le bassin versant de l’oued Mellègue, affluent de la Medjerda, projet centré dans un premier temps sur les territoires des communes d’El-Kouif, Aïn Zerga et El-Méridj. Dans ce projet est envisagée « une dynamique de relance du secteur agro-pastoral en fixant les populations éparses avec de meilleures garanties d’emploi ». C’était déjà, avec des moyens sans doute insuffisants pour une telle ambition et dans un  contexte politico-militaire qui vouait malheureusement ses efforts à l’échec, le programme du Capitaine Bogros. Il ne lui aurait certainement pas déplu de se situer dans une telle perspective de développement humain d’une région restée chère à son cœur, où l’avaient amené les circonstances de sa carrière militaire.

Pierre GUICHARD
Professeur émérite à l’Université Lyon 2
 Stagiaire à la SAS d’El Méridj en juillet-août 1959


SAS d'El Méridj - XII.1958 (317 ko) Dans le Bordj d'El Méridj - famille Bogros - 1958 (278 ko)


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