Jacques Haumont
 
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Discours sur l'art typographique
(1952)


Les belles œuvres sont filles de leur forme, qui naît avant elles.
(PAUL VALÈRY.)

AU LECTEUR.

Il convient, au seuil de ce petit essai, de distinguer l'art typographique appliqué aux livres de la typographie publicitaire. Ayant un objet différent ils ne peuvent obéir aux mêmes lois. Nous étudierons ici les conditions dans lesquelles peut être créé un livre considéré comme œuvre d'art.

LA BEAUTÉ.

LA notion de beauté typographique est aujourd'hui singulièrement imprécise. On la confond trop souvent avec la richesse, parfois avec l'excentricité qui lui est, par nature, opposée.

Au début du dix-neuvième siècle, Bodoni, le premier, enseigna que la beauté d'un livre consiste en deux éléments : « la convenance, qui satisfait l'esprit quand, à la réflexion, il peut constater que toutes les parties d'un ouvrage tendent à un seul et même but ; et la proportion, qui réjouit l’œil (1) ».

Paul Valéry a magistralement défini ces deux vertus d'un livre : une page doit être lue et en conséquence être appropriée le mieux possible à « la vision nette et à la conservation de la vision nette, — condition essentielle de la production des actes élémentaires du cerveau qui répondent aux excitations de l'écriture par des sons virtuels ou réels, par des significations ». Cette vertu, c'est la lisibilité.

« Mais, à côté et à part de la lecture même, existe et subsiste l'aspect d'ensemble de toute chose écrite. Une page est une image. Elle donne, une impression totale, présente un bloc ou un système de blocs et de strates, de noirs et de blancs, une tache de figure et d'intensité plus ou moins heureuses. Cette deuxième manière de voir, non plus successive et linéaire et progressive comme la lecture, mais immédiate et simultanée, permet de rapprocher la typographie de l'architecture, comme la lecture aurait pu tout à l'heure faire songer à la musique mélodique et à tous les arts qui épousent le temps.
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« Ces deux modes de regard sont indépendants l'un de l'autre. Le texte vu, le texte lu sont choses toutes distinctes, puisque l'attention donnée à l'un exclut l'attention donnée à l'autre.
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« A cause de cette indépendance dans les qualités que peut posséder un livre, il est permis à l'imprimerie d'être un art.
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« L'imprimeur artiste se trouve devant sa tâche dans la situation complexe de l'architecte qui s'inquiète de l'accord de la convenance de sa construction avec l'apparence.
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« Dans tous les arts, et c'est pourquoi ils sont des arts, la nécessité que doit suggérer une œuvre heureusement accomplie ne peut être engendrée que par l'arbitraire. L'arrangement et l'harmonie finale des propriétés indépendantes qu'il faut composer ne sont jamais obtenus par recette ou par automatisme, mais par miracle ou bien par effort, par miracles et par efforts volontaires combinés.

« Un livre est matériellement parfait quand il est doux à lire, délicieux à considérer ; quand enfin le passage de la lecture à la contemplation et le passage réciproque de la contemplation à la lecture sont très aisés et correspondent à des changements insensibles de l'accommodation visuelle. Alors les noirs et les blancs sont des repos l'un de l'autre, l'œil circule sans effort dans son domaine bien disposé, en apprécie l'ensemble et les détails, et se sent dans les conditions idéales de son fonctionnement. (2) »

LES MATÉRIAUX.

POUR la création de son œuvre, l'imprimeur dispose des éléments suivants :

- une surface blanche, la page, de dimensions et proportions variées, suivant le format du livre et les dimensions du papier ;
- des signes typographiques, de grandeurs, d'épaisseurs et de formes variées ;
- des espaces, interlignes et lingots qui permettent de ménager et de répartir des espaces blancs entre les signes typographiques et autour d'eux, dans les limites de la page.

Il existe donc, théoriquement, un très grand nombre de combinaisons possibles entre ces divers éléments.

L’OEUVRE.

DES éléments ou matériaux qui sont à la disposition du typographe, il en est qui lui sont imposés par des servitudes variées, si d'autres sont laissés à soit libre choix.

Le format peut lui être imposé par la convenance ; il peut l'être aussi par une nécessité matérielle.

Le choix d'un caractère ne peut, évidemment, s'exercer que parmi ceux que l'imprimeur possède ou qu'il a la possibilité d'utiliser.

La justification, l'interlignage, la hauteur de page peuvent être déterminés par d'autres nécessités.

Dans la mesure ou le typographe sera le maître de son choix, il adoptera, par convenance, mais aussi par goût personnel, un format, un type et un corps de caractère.

Pourra-t-il, ensuite, aussi librement décider des autres éléments, à savoir la justification, la hauteur de page, l'interlignage, l'imposition, c'est à dire la place et la proportion des blancs de marge ? Il constatera qu'il n'a plus la même liberté dans son choix et que « ce noir sur blanc a toutes les vertus du dessin, mais régi par un calcul qui semble impassible, soustrait au caprice, et l'ordre même de l'intelligence. (3) »

D'où vient cette nécessité ?

Il faut admettre que, pour un typeun corps de caractère et un format donnés, il ne peut exister plusieurs solution équivalentes au problème qui se pose dans ces termes : trouver, par une judicieuse détermination des autres éléments, les proportions les plus heureuses et les rapports les plus harmonieux, les plus propres à satisfaire l'œil du lecteur, tant dans sa lecture que dans sa contemplation de la page. Il existe, idéalement, une solution qui est la meilleure. On peut donc en déduire que les autres éléments, c'est-à-dire la justification, l'interlignage, le nombre de lignes à la page et l'imposition seront imposés par la nécessité, d'approcher ces justes proportions qui sont, absolument, les meilleures. En d'autres termes il existe une solution parfaite et une seule.

Si l'on change un ou plusieurs des éléments choisis au départ, c'est une autre combinaison qui devient la solution parfaite.

L'arbitraire décide donc du choix des premiers éléments : la nécessité impose le choix des autres, et le travail du typographe, artiste sera de les rechercher.

L'effort qu'il va tenter pour atteindre cette solution idéale et parfaite ne le conduira que rarement à son but. Quand il l'atteindra, ce sera par le travail aidé du hasard : cette forme idéale, il l'imagine, il croit l'apercevoir, mais, aidé dans sa recherche par la pureté de son goût, gêné souvent, par des contingences matérielles, égaré plus souvent par son propre tempérament, il pourra s'en approcher mais ne l'atteindra presque jamais. (5)

C'est par là que l'effort du typographe présente les caractéristiques de l'effort créateur de l'artiste « qui n'est pas, dit encore Paul Valéry, confondu à la matière de son ouvrage, mais... va et revient de cette matière à son idée, de son esprit à son modèle, et... échange à chaque instant ce qu'il veut contre ce qu'il peut, et ce qu'il peut contre ce qu'il obtient (6) ». De là, aussi, les variations infinies qu'exécutent les meilleurs typographes, chacun transposant selon sort tempérament et dans un style différent l'image idéale et parfaite qui, toujours ou presque toujours, demeurera irréalisée.

CONCLUSION.

LA typographie est donc un art, mais un art difficile. Elle « abonde en difficultés subtiles, en finesses insensibles au plus grand nombre (7) ».

Beaucoup d'amateurs de livres, voire d'imprimeurs et d'éditeurs y sont, en effet, insensibles. «Tous ceux qui achètent et entassent pieusement des livres croient les aimer. Cependant ils en ignorent le plus souvent les beautés... (8) »

Pour des raisons diverses, dont la publicité commerciale est la plus efficace et la plus dangereuse, la majorité des amateurs de livres est poussée vers des productions qui sentent l'effort, où la complication est un but, où la richesse tient lieu de goût, et dont la trop facile originalité tente de justifier l'imperfection ; or la typographie « exclut l'improvisation ; elle est le fruit d'essais qui disparaissent, l'objet d'un art qui ne retient que les ouvrages achevés, qui rejette les ébauches et les esquisses et ne connait point d'états intermédiaires entre l'être et le non être. Il nous donne par là une grande, et redoutable leçon. (9) »

Puisse ce petit livre attirer l'attention de quelques lecteurs sur des vérités essentielles, les inciter à la réflexion et les aider à pénétrer dans ce domaine idéal où la recherche et la connaissance de la parfaite beauté typographique leur procureront les plus délicates jouissances.

BIBLIOGRAPHIE.

G.B.BODONIRéflexions sur la Typographie. Paris, Jacques Haumont, 1951.
[JACQUES HAUMONT.] De quelques idées fausses concernant l'Art du Livre et la Typographie. Paris, Jacques Haumont, 1950.
JEAN MAISONNAVEIntroduction à la connaissance de la beauté du livre. Orthez, Imp. Moulia, 1947.
STANLEY MORISON. First Principles of Typography. Cambridge, University Press, 1951. (Une traduction française de ce livre sera publiée dans la présente collection.)
ANDRÉ SUARÈSArt du Livre, Paris, Louis Jou, 1928. (Réimpression, hors commerce, du texte paru dans le numéro III de la revue Arts et métiers graphiques.)
PAUL VALÉRYNotes sur le livre et le manuscrit. Maestricht, Stols, 1926. (Réimprimé dans Pièces sur l'Art. Paris, Gallimard.)

Notes :
(1) Réflexions sur la Typographie.
(2) Les deux vertus d'un livre. Notons ici le très juste avertissement que nous donne M. STANLEY MORISON dans ses First principles of Typography : «  Toute présentation typographique qui, quelle qu'en soit l'intention, a pour effet de s'interposer entre l'auteur et le lecteur est mauvaise. »
(3) ANDRÉ SUARÈSArt du Livre.
(4) On voit ici la nécessité d'une collaboration entre le créateur du caractère et celui qui l'utilise, - collaboration qui s'établit parfois à des siècles d'intervalle. On saisit aussi l'impossibilité, pour le typographe, de créer un style nouveau sans créer un nouveau type de caractère : par son dessin un caractère impose les règles de son emploi.
(5) Prenons pour exemple une page de Bodoni et comparons-la avec une page de Pierre Didot. Tous deux furent d'éminents typographes, vécurent à la même époque, furent également passionnés pour leur art. Le premier, poussant à l'extrême et avec quelque excès son amour de la grâce et de l'élégance, « ténorise » volontiers, comme le dit si joliment M. Jaïs, nu de nos meilleurs experts en typographie. Il est toujours un peu au delà des proportions idéales. Pierre Didot nous offre des pages plus fermes, plus massives, mais reste, lui, quelquefois en deçà de ces justes proportions et n'échappe pas toujours à quelque lourdeur.
(6) Petit discours aux peintres, dans Pièces sur l'art.
(7) PAUL VALÉRY.
(8) ROGER DEVIGNEAmour de la Typographie. (Cité par J.MAISONNAVEIntroduction à la connaissance de la beauté du livre.)
(9) PAUL VALÉRY.

Achevé d’imprimer
le 14 février 1952
par Jacques Haumont.

(texte non relu après saisie, 30.01.07)

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