Jules Janin
(1804-1874)

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Mme de Maintenon et Ninon de L'Enclos

On était à la fin du souper. La simple et jolie maison de la rue des Tournelles réunissait ce jour-là tout ce qu'il y avait à Paris de grands seigneurs sans morale, de petits abbés sans dévotion, de gens de lettres sans envie.

En effet, c'était dans cette modeste retraite que se construisait en silence l'exquise et élégante politesse qui a fait autant la gloire du XVIIe siècle que la perfection de ses orateurs et de ses poètes. Sous le brillant despotisme de Louis XIV, au milieu de l'admiration muette qui entourait la demeure du grand roi, une femme qui n'était que jeune et jolie entreprit d'avoir une cour au delà de cette cour, et parvint à être un pouvoir indépendant de ce pouvoir si jaloux de tous ses droits.

Et notez bien que l'entreprise de Mlle de L'Enclos était d'autant plus difficile, d'autant plus inouïe, que cette jeune femme avait à combattre toutes les correctes exigences d'une époque essentiellement soumise à l'opinion publique, le plus grand tyran de ce siècle. C'était plus encore contre ce tyran qui voulait la flétrir que contre la cour qui la repoussait que Mlle de L'Enclos s'était révoltée.

Jamais, dans sa jeunesse, et malgré toute sa bonne volonté, elle n'avait pu comprend qu'une femme pût être déshonorée par les mêmes actions dont les hommes font toute leur gloire ; et du jour où elle fut la maîtresse, elle se promit bien, et, Dieu merci, elle a tenu ses promesses, de ne jamais se soumettre au joug des traditions reçues, ni à cette vertu cruelle et sans récompense que les hommes ont appelée fidélité.

Une fois donc que Mlle de L'Enclos eut renoncé à sa renommée de femme vertueuse, elle se jeta à corps perdu dans toutes les vertus qui font un galant homme, de sorte qu'elle était amie aussi fidèle et dévouée que maîtresse inconstante et légère ; du reste, pleine de grâces et d'attraits, pleine d'esprit et d'indépendance, et surtout si attentive à n'obéir qu'à son amour, à éviter toutes les influences qui pouvaient être étrangères à la passion du moment, qu'il lui arriva plus d'une fois de rejeter un grand seigneur qui lui plaisait pour prendre un malotru à sa place, et cela uniquement parce que le grand seigneur était puissant et riche, et que l'autre, son coiffeur, par exemple, n'avait rien.

Aussi, fière de son indépendance et de sa probité, Ninon réussit bien vite à se faire respecter des hommes qui l'entouraient, et, ce respect faisant sa force, il arriva qu'elle se mit à la tête de toute la littérature frondeuse et de toute la philosophie sceptique de son temps.

Le chef-d'œuvre de tous les siècles, Tartuffe, fut jugé pour la première fois dans le salon de Mlle de L'Enclos. Ninon le vit naître et grandir sous ses yeux, elle l'encouragea de ses regards comme elle encouragea les premiers vers de Voltaire enfant, et même on rapporte, et c'est Molière qui le raconte, que Ninon, à la première lecture de Tartuffe, fut tellement émue et indignée qu'elle traça de verve un autre portrait de l'hypocrisie religieuse.

" Il y avait, dit Molière, dans ce portrait, une si grande quantité de traits fins et moqueurs, d'indignation railleuse et spirituelle, que si ma pièce n'eût pas été faite, je ne l'aurais jamais entreprise, tant je me serais cru incapable de rien mettre sur le théâtre d'aussi parfait que ce Tartuffe de Mlle de L'Enclos. "

Voilà comment en parlait notre Molière, et non seulement Molière, mais tout ce qu'il y avait de gens d'esprit dans ce siècle : La Fontaine, Chapelle, Racine, le sévère Despréaux, le vieux Corneille, le grand Condé, quelques femmes d'un grand nom et moins timides que les autres, que je ne cite pas par respect pour leurs petites-filles qui pourraient me lire, et qui se trouveraient maladroitement compromises.

Quand la reine Christine vint à Paris, elle voulut voir Mlle de L'Enclos comme une des plus singulières merveilles de ce temps si fécond en merveilles ; et la reine déchue trouva cette autre reine en tête-à-tête, je vous laisse à penser avec qui ? Avec le bon, le froid, le méthodique, le savant Huyghens qui, en l'honneur de sa passion, tira de sa cervelle un quatrain presque aussi ridicule mais presque aussi excusable que le fameux distique de Malebranche sur le beau temps (1).

Toutes ces admirations de personnages si divers et de caractères si opposés et cette unanimité d'éloges donnés à la singulière existence de cette fille si galante et si philosophe en ont fait un bien remarquable personnage, qui n'avait jamais eu de modèle et qui n'eut ensuite, à mon sens, que de froides et insipides copies, dont cent ans plus tard Mme de Tencin fut encore la moins mauvaise.

Il est vrai qu'avant Ninon la France avait eu Marion Delorme ; mais Marion Delorme, maîtresse en titre du premier ministre, n'était en dernier résultat, qu'un reflet de sa toute-puissance ; et d'ailleurs, tant de belles et aimables qualités de cette maîtresse régnante ont malheureusement perdu beaucoup de l'estime qu'on leur eût donnée si Marion ne s'était pas faite l'espion stipendié du cardinal.

Ninon de L'Enclos, au contraire, n'était l'espion, ou l'amie, ou la favorite d'aucun pouvoir. Ninon, par elle-même et toute seule, s'était faite ce qu'elle était : l'amie dévouée et souvent utile de toutes les disgrâces, la protectrice éclairée de tous les talents naissants ; bien plus, c'était la seule femme à cette époque qui osait bâiller tout haut en pleine Académie, ce qui lui valut une verte semonce du secrétaire perpétuel qui ne le lui pardonna jamais.

D'après tout cela, vous concevez très bien que Mlle de L'Enclos ne fut dans ce siècle rien de ce qu'on savait en fait de femmes indépendantes, et que ce fut même une flatterie trop classique de ses contemporains quand ils la comparaient à Aspasie, à Laïs, ou à Phryné.

Ninon ne fut ni Phryné, ni Laïs, ni rien qui ressemblât à ces courtisanes si élégantes, mais si intéressées, dont l'ancienne Grèce a conservé le doux souvenir comme d'un produit qui n'appartenait qu'à elle. Ninon ne ressemblait guère plus à Aspasie, car derrière Aspasie on pouvait toujours voir Périclès, tandis que derrière Ninon on ne peut guère apercevoir que Saint-Évremond, l'abbé de L'Attaignant ou l'abbé de La Fare, et autres grands hommes du même poids.

Il y aurait bien encore une analogie à saisir entre les salons de Ninon de L'Enclos et l'académie plus que littéraire de l'hôtel de Rambouillet ; mais, si mes contes sont suivis avec quelque intérêt, je me propose de vous faire un beau conte tout exprès, intitulé : Bossuet à l'hôtel Rambouillet ; voilà pourquoi je ne veux pas en parler aujourd'hui.

On était donc, comme je disais, à la fin du repas, au milieu de quelque joviale et intéressante conversation, comme il s'en établit toujours entre gens d'esprit et de gaieté qui ne songent qu'au moment présent, quand on vit entrer dans la salle une belle personne qui n'était nullement attendue.

Sortir de son siège, sauter au cou de la nouvelle arrivée, s'extasier, se récrier, se lever de table, entraîner toute l'assemblée à sa suite dans le salon, tout cela fut l'affaire d'un moment pour Mlle de L'Enclos, et à la vivacité de ses empressements, il était facile de voir qu'il s'agissait pour Ninon d'une amie qu'elle n'avait pas vue depuis longtemps.

Et, de fait, ce n'était rien moins que Mme d'Aubigné, la veuve de Scarron, qui venait, à une heure indue pour elle, visiter Ninon dans sa demeure, au moment où sa cour était le plus nombreuse, bien assurée qu'elle était de ne trouver là que des amis qu'elle avait reçus autrefois à ses dîners de la rue d'Enfer ; aussi sa visite fut-elle le sujet de mille saillies affables et spirituelles.

" On la disait dévote, s'écria Chapelle en la revoyant, mais j'ai toujours soutenu, moi, que c'était une calomnie!
- C'était une véritable calomnie! " répétèrent tous les convives.

Alors, sans qu'on pût remarquer l'embarras de la nouvelle arrivée, les plaisirs de la soirée reprirent leur cours. On lut d'assez bons vers et de la prose très médiocre ; on fit une musique très peu compliquée sur un clavecin qui l'était moins encore; on parla de Fénelon, de Mme Guyon et de Pascal ; on ne dit pas un mot du roi, ni des ministres, ni de rien qui sentît la Bastille ; puis, à dix heures sonnant, on prit congé des deux belles amies. Mais, dans la foule, on ne put s'empêcher de sourire en voyant le marquis de La Châtre embrasser, en poussant un long soupir, les belles mains de Ninon, avec qui Mme d'Aubigné passait la nuit.

C'était une coutume de ce temps-là de partager son propre lit avec ses amis et de ne pas souffrir qu'ils en eussent d'autre toutes les fois qu'on les recevait sous son toit. C'est ainsi qu'autrefois, dans l'Orient, une des conditions de l'hospitalité consistait à porter le premier à ses lèvres la coupe qu'on offrait à son hôte. Que cette habitude soit venue à la suite de nombreux empoisonnements, elle n'en est pas moins restée comme une trace ingénieuse et touchante de l'hospitalité antique.

De même on pourrait croire que la coutume dont je parle, que cette communauté dans le repos était peut-être, au XVIIe siècle, un résultat des horribles trahisons de la Ligue ou de la Fronde ; quoi qu'il un soit, l'histoire constate le fait sans l'expliquer, et elle a pris soin de nous apprendre que c'était à cette époque le plus vif témoignage d'amitié qui se pût accorder. D'ailleurs, Ninon de L'Enclos et son amie étaient depuis longtemps habituées à coucher ensemble, et, en effet, cette intimité favorisée par un calme parfait, à la lueur incertaine et vacillante d'une bougie à moitié consumée, devait favoriser grandement les confidences pénibles, les aveux sans nombre, et souvent suivis d'une modeste et confuse rougeur, que deux femmes jeunes et belles ont nécessairement à se faire toutes les fois qu'elles sont restées longtemps sans se voir.

Ninon, mieux que toute autre, connaissait l'effet puissant de ce clair-obscur, et combien il favorise de tendres et naïfs épanchements. Sans contredit, il était visible que son amie, venant ainsi seule à cette heure au milieu de son salon, qui n'était guère en bonne odeur au noble faubourg, avait quelques révélations importantes à lui faire et bien des conseils à lui demander ; mais pourtant, à l'embarras de Mme Scarron, elle comprenait que son secret ne lui échapperait pas sans peine ; aussi fit-elle semblant de n'en supposer aucun ; elle se contenta donc de combler son amie de prévenances, de tendres caresses, de reproches modérés, et son amie commença par être sensible à la modération de ses reproches : car il y avait bien longtemps que Ninon avait été négligée, et qu'elle avait été forcée de s'en rapporter à la renommée pour apprendre le destin d'une femme qu'elle aimait si tendrement.

Elle ne savait donc rien de précis sur la vie de son amie. On lui avait dit seulement qu'après la mort de Paul Scarron, son mari, elle avait obtenu une pension de mille écus avec bien de la peine et après bien des prières ; qu'ensuite, soutenue par Mme de Montespan, elle s'était dévouée à l'éducation du jeune duc du Maine, un des enfants de Louis XIV ; plusieurs bruits avaient même circulé sur la faveur dans laquelle la gouvernante s'était trouvée auprès du père de son élève ; mais il avait dans ces bruits tant de vague et d'incohérence, tant d'invraisemblance surtout, que Ninon ne savait auquel entendre ; aussi mourait-elle d'envie d'être informée une fois à coup sûr.

Mais, dans cette circonstance, Ninon avait trop d'esprit pour procéder par la méthode interrogante, la plus sotte des méthodes depuis qu'il y a des secrets sous le soleil. Ninon savait trop bien ce que c'est qu'un secret dans lequel une femme est compromise pour ne pas apporter dans cet éclaircissement tout ce qu'elle pouvait avoir d'indifférence et de froideur apparentes.

Elle parla donc très peu à son amie, et, après le premier bonsoir, elle parut tout occupée des minutieux apprêts de la simple toilette pour la nuit ; ce fut avec la même vivacité qu'elle se délivra de ses longues dentelles, de sa poudre, de ses mouches, du peu de rouge qu'elle mettait alors pour obéir à la mode ; peut-être même cette femme charmante oublia-t-elle un instant le secret qu'elle allait découvrir, en voyant sa taille si svelte et si bien prise dégagée des larges et ridicules paniers qui en défiguraient les contours. En effet, pour une femme à cette époque, il y avait le soir une heure bien précieuse de simplicité et de grâce, pendant laquelle elle pouvait se féliciter à loisir de la blancheur de sa peau , de la souplesse de sa taille, de ses noirs et longs cheveux, en un mot, de toutes les beautés sans fard qu'elle était obligée malgré elle de déguiser le matin.

Cependant, plus timide ou moins vive, Mme d'Aubigné défaisait avec lenteur les modestes atours de la journée. Il y avait dans son action quelque chose de la pudeur d'une jeune fille dans le dortoir de son couvent, et, pour un oeil exercé, il était facile, à la solennité de Mme Scarron, de s'apercevoir qu'elle avait été l'épouse d'un homme vieux et impotent.

A la fin pourtant, les deux amies furent prêtes à se mettre au lit Ninon s'y jeta la première, vive et légère comme toujours; son amie s'y plaça au contraire avec tant de circonspection et de timidité craintives qu'on eût dit que le bon Scarron était ressuscité ; en même temps, se souvenant de ses longues prières du soir, la belle veuve se mit à les répéter tout bas, pendant que Ninon criait tout haut la seule prière qu'elle eût su de sa vie :

" Mon Dieu faites de moi la femme que vous voudrez, pourvu que je sois un honnête homme ! "

Il n'y avait pas une heure que les deux belles amies étaient couchées, feignant toutes les deux de dormir profondément et ne dormant ni l'une ni l'autre, lorsque enfin la conversation commença, à peu près comme dans un conte des Mille et une Nuits.

" Dormez-vous donc si entièrement, ma chère Ninon, et ne voulez-vous pas m'adresser une parole de toute la nuit? s'écria Mme de Maintenon avec un son de voix doux et faible, comme si en effet elle eût craint de troubler le sommeil de son amie.

- Je dors, répondit Ninon avec un de ces jolis bâillements qu'elle avait mis à la mode ; je dors, ma belle amie, et entre nous il me semble que la nuit n'est faite que pour cela.

- C'est qu'en vérité, ma chère, ta chambre est si remplie de parfums et ces figures de Mignard sont si belles, ton lit est si doux, que toute cette atmosphère diabolique m'empêche absolument de fermer les yeux ; j'aimerais mieux causer avec toi puisque je ne puis m'endormir !

- Voici, ma chère d'Aubigné, un véritable propos de janséniste. Eh ! dis-moi donc, je te prie, pourquoi la vie est faite s'il faut la passer sur un grabat? Puisque Mignard fait de jolies peintures, pourquoi Mlle de L'Enclos n'en parerait-elle pas sa chambre? et, s'il plaît au cygne de se dépouiller tous les ans de son duvet, pourquoi donc irais-je coucher sur la paille comme cette pauvre duchesse de La Vallière qui est morte si misérablement à la suite de ses austérités de carmélite?

- Pauvre et malheureuse femme ! quel est le moment de sa vie, ma chère Ninon, que tu lui envierais, si tu avais à le choisir?

- Moi, envier la vie de Mme de La Vallière ! s'écria Ninon ; ah ! ma chère, vous me connaissez mal ! Pourtant, ajouta-t-elle après un moment de réflexion, ce dut être un beau moment pour cette jeune femme quand elle vit le roi soupirer pour elle et oublier à ses pieds les flatteries de ses courtisans.

- Oui certes, ce dut être un beau moment, reprit Mme de Maintenon. Te figures-tu, ma bonne Ninon, ce grand roi mettant aux pieds de sa maîtresse tout ce qu'il avait de gloire et de pouvoir? te figures-tu Mme de La Vallière présidant aux conseils d'Etat, voyant naître Trianon et Versailles, protégeant les lettres, les arts, et jetant partout la douce et salutaire influence de ses grâces et de ses attraits?

- Et toi-même, reprit Ninon de L'Enclos, te figures-tu à ton tour cette malheureuse jeune femme abandonnée tout à coup par son royal amant? as-tu pensé aux cruelles douleurs de ce cœur aussi profondément blessé ?

" Mme de La Vallière avait tout fait pour le roi : elle lui avait sacrifié sa vertu, ses préjugés, son avenir ; elle s'était mise à ne vivre que pour lui et par lui, et tout d'un coup.... Pauvre femme ! Je la vois encore prenant le voile !

" La chapelle était tendue de noir. M. de Condom venait de faire un de ces lugubres discours qui lui ont si fort réussi.

" Les beaux cheveux de sœur de la Miséricorde tombèrent impitoyablement sous le fatal ciseau, et de tant de vertus, de tant de beautés, il ne fut plus parlé qu'une fois, pour nous dire que tout cela était mort, couché sous la cendre et dans toutes les austérités d'une vie de pénitence et de repentir.

- Heureusement, ajouta Mme de Maintenon, que le roi n'est plus tel qu'il était alors, volage, inconstant, volontaire, tout occupé de plaisirs et de fêtes ; c'est aujourd'hui un homme grave et occupé, qui est fidèle pour peu qu'on prenne le soin de lui plaire et de l'intéresser.

- Ce n'est plus le même homme, j'en conviens, reprit Ninon ; mais, si son cœur est toujours le cœur d'un égoïste, je ne vois pas ce que le roi aurait gagné à perdre les grâces de la jeunesse : à tout prendre, je conçois bien l'amant de Mme de La Vallière, jeune, beau, entouré de poésie et d'admiration, mais entre nous, ma chère, je ne conçois pas l'amant de Mme de Montespan.

- Mme de Montespan ! reprit la belle janséniste ; je vous assure, ma belle amie, que c'est elle que je ne conçois pas pour la maîtresse de Louis XIV : c'est une femme si brusque, si emportée, si despote, qu'il est bien difficile qu'avec elle le roi puisse être jamais heureux !

- Eh ! par mon saint patron, que voulez-vous donc que fasse Mme de Montespan des dernières heures d'amour de notre vieux roi ? N'est-ce déjà pas assez qu'elle lui permette de l'aimer? faudra-t-il encore qu'elle contrefasse sa nature pour lui plaire? Non, non, ma chère, il n'en doit pas être ainsi. Louis le Grand est un grand roi, j'en conviens, mais nous autres femmes n'avons-nous pas aussi notre royauté? Dès que nous sommes aimées, tous ceux qui nous aiment ne sont-ils pas égaux devant nous?

" En vérité, je ne vous comprends pas de blâmer Mme de Montespan, la seule des maîtresses de Louis XIV qui ait compris sa dignité de femme. Pour moi qui vous parle, si le roi m'aimait, ce serait tant pis pour lui, et je ne me conduirais pas autrement que Mme de Montespan.

- Pourtant, je vous dirai entre nous, ma chère, que le roi ne veut plus d'elle, et que cette haute faveur où vous la voyez n'est que le commencement d'une longue et interminable disgrâce.

- Une disgrâce, ma chère ! La disgrâce sera toute pour le roi ; que voulez-vous que Mme de Montespan y perde, si ce n'est qu'elle changera ce maître vieux et despote contre un amant jeune et soumis qui l'aimera d'égal à égal et qui ne se pliera pas à la minutieuse étiquette d'une cour? Mais je vous prie, si Mme de Montespan s'en va, quelle est la malheureuse qui la remplace ? "

A cette question inattendue et pourtant Si naturelle, Mme de Maintenon parut accablée; elle devint froide et tremblante comme un accusé devant son juge : sans doute, sous le regard actif et pénétrant de son amie, elle vint à se rappeler que cette belle de Montespan, qu'elle supplantait aujourd'hui, avait commencé sa fortune, l'avait tirée de la misère, l'avait présentée au roi, l'avait défendue contre les répugnances, lui avait confié l'éducation de son enfant, et tant d'autres souvenirs que le remords attire en si grand nombre dans un cœur coupable d'une mauvaise action qu'on est souvent en peine de savoir d'ou vous viennent à la fois tant de souvenirs.

A la fin, reprenant la parole et les yeux baissés :

" Cette malheureuse c'est moi, ma chère Ninon, et voilà le secret qui me pesait tant à te confier !

- Toi la maîtresse de Louis XIV ! toi succéder à Mme de Montespan ! toi si régulière dans tes mœurs ! toi, toi, ma belle amie, renoncer à ton âge à tout ce qui a fait ta gloire ! toi, prendre ainsi le génie du combat au milieu de la journée ! et pour qui, je te le demande? pour un homme vieux et impotent, qui, après les premiers jours de votre union, te laissera là, déshonorée, comme il a laissé toutes ses maîtresses, sans que tu aies leurs illusions, ou ton amour, à donner pour excuse !

- Ah ! mon excellente amie, toi qui es habituée à parler en reine, que tu as peu compris cette puissance d'un roi qui se soumet à des prières, qui vous demande de faire son bonheur et qui, pour lever vos scrupules, vous propose de vous épouser en secret?

- S'il t'épouse, reprit Ninon sans avoir le visage étonné, ce qu'attendait peut-être son amie, si le roi t'épouse, ma chère, je ne vois là qu'un malheur plus grand, puisqu'il est sans espoir. Était-ce donc pour cela, ma pauvre amie, que tu avais fait ton apprentissage chez notre bon et cher Scarron ?

Scarron ! ah ! silence là-dessus, je te prie ; voilà un nom que le roi ne veut déjà plus entendre prononcer ; je m'appelle chez lui Mme d'Aubigné.

- A la bonne heure, Madame ; mais il n'en est pas moins vrai que tes années les plus heureuses se sont passées chez Paul Scarron.

" C'était là un pauvre diable bien jovial et bien innocemment amoureux, ne songeant qu'à te plaire et à te faire des contes pour te divertir. Quoi donc! parce qu'on veut le dépouiller de son nom dans ta personne, ne te souvient-il plus que c'est pourtant lui qui t'a produite dans le monde, que c'est lui qui t'a fait connaître combien il y avait de ressources dans ton esprit et de qualités dans ton cœur?

" Ah! pauvre couronnée, si tu fais cette insigne folie, plus d'une fois dans ton palais doré, au milieu de tes courtisans, plus d'une fois tu regretteras cette longue salle tapissée de livres où ton époux nous donnait de si mauvais mais de si gais soupers, suppléant souvent au rôti qui manquait par une de ces bonnes histoires que tu nous racontais si bien.

- Ah! je te prie, ma bonne Ninon, ne me dis pas que je serai malheureuse ; songe donc ce que c'est que Versailles, ce que c'est que la France, ce que c'est que le roi, et, en un mot, tout ce que je vais être une fois que j'aurai épousé Louis XIV.

- Ah ! c'est justement parce que j'y songe que je te trouve malheureuse. N'as-tu donc pas vu que Versailles, depuis que le roi ne donne plus de fêtes, est le lieu du monde le plus triste et le plus empesé ? Ne t'y trompe pas, ma chère, le roi et par conséquent tout Versailles tournent à la dévotion. Dans cette ville, si belle et si froide, dans ces palais de marbre, vastes, silencieux, on dirait que l'ennui, a choisi son séjour.

" A peine ces allées si bien tenues sont-elles traversées de temps à autre par quelques antiques courtisans ou par quelques femmes sur le retour.

" Pour ce qui est du Royaume, je n'imagine pas que tu auras de la peine à en venir à bout. Le grand règne du roi est passé. Le peuple commencent à se sentir et à se trouver pauvre ; il déteste les dragonnades de Louvois ; il s'inquiète sur son avenir ; il a hué naguère un long prologue d'opéra où le roi était métamorphosé en soleil.

" Quant au roi lui-même, je ne vois en lui que ce qu'il est réellement, un homme ennuyé, dégoûté de ce monde par les flatteurs ; un pauvre roi timoré et tremblant pour l'avenir ; enfin un corps vieilli, un cœur blasé, un souvenir perpétuel et fatiguant de tout ce qu'il fut, qui ne lui permet pas de voir ce qu'il est. De bonne foi, que penses-tu devenir au milieu d tant d'ennui?

- Mais il me semble que tu fais le roi bien vieux, reprit Mme de Maintenon avec un air piqué.

Tu devrais savoir, ma chère, qu'un roi, à vie égale, est bien plus tôt vieux qu'un autre homme. Ah ! crois-moi, puisque tu me demandes conseil, ne va pas te mêler de gaieté de cœur à toutes les vieillesses de notre siècle ; regarde autour de toi, je te prie, comment dans ce temps tout a passé avec une effrayante rapidité ; ce grand siècle a été l'affaire d'un instant, un grand bruit tout d'un coup, après quoi un morne silence.

" Turenne est dans la retraite, le grand Condé soupe chez lui ou se promène à Chantilly; Despréaux, jadis si méchant, fait une épître à son jardinier ; le bon La Fontaine s'amuse à des opéras et vient d'écrire une satire ; Racine, depuis la chute de sa Phèdre et le succès de Pradon, s'est retiré dans sa tente ; il n'y a plus guère qu'un nommé Labruyère, que je ne connais pas, que personne ne connaît, qui occupe encore la ville et la cour ; nous sommes comme des arbrisseaux grandis dans une serre chaude ; restons donc à notre place et n'allons pas, à nos derniers jours, nous mêler aux vieilles intrigues des cours, pendant que nous avons encore tout notre mérite, l'amitié, l'amour, les plaisirs de la poésie ou les bons mots de la table.

" Plutôt que de te faire reine avec Louis XIV, fais-toi reine avec moi. Viens, tu vivras avec tout ce qu'il y a de bon et d'honnête à Paris ; viens, ma chère, tu verras ce que c'est que cette société à part que je me suis faite ; viens, je te rendrai le marquis de Villarceaux, que tu aimais tant et si prudemment sous ton premier mari ; viens, ma belle, viens, ma chère amie : c'est moi, c'est ton amie qui t'en prie ; cesse de vouloir amuser les dernières années d'un libertin ; reste avec moi, partage tout ce que j' ai, au nom du Ciel, puisque tu sais ce qu'il en est, ne te fais pas de nouveau l'esclave d'un vieux mari. "

Et comme Mme de Maintenon ne se rendait pas :

" Écoute-moi, s'écria Ninon en se levant sur son séant, écoute un aveu que je n'ai fait à personne, que je ne ferais pas à toi-même s'il ne s'agissait pas de te sauver.

" J'étais la fille d'un pauvre musicien, j'avais à peine quinze ans quand, dans une matinée d'hiver, mon père et moi nous vîmes entrer dans notre pauvre demeure le favori, l'émissaire, le confesseur du terrible cardinal Richelieu. Le P. Joseph venait me chercher de la part de Son Excellence, et mon père tout tremblant m'ordonna de le suivre ; je le suivis.

" Il faisait si plein jour, le cardinal était si vieux, j'étais si enfant, que, si ce n'eût été ma répugnance à donner la main à un sale capucin, je me serais fait de cette visite une partie de plaisir.

" Enfin nous arrivâmes au Palais Cardinal.

" Je traversai une haie de gardes et de mousquetaires, et tout à coup, dans une vaste salle, vis-à-vis d'une large table couverte de papiers, j'aperçus Richelieu, et je me trouvai en tête-à-tête avec lui.

" Ah ! ma chère amie ! épargne-moi le reste ! épargne-moi la douleur de te raconter le sang-froid d'un homme immolant à son plaisir d'un instant une innocente créature qu'il ne devait plus revoir.

" Pourtant Richelieu aussi était une grande puissance, une plus grande puissance que Louis XIV ; mais de cet instant, me voyant si misérablement flétrie, je jurai de ne plus appartenir à un époux, je jurai une haine immortelle aux misérables qui vont cherchant au sein des plus honnêtes familles de quoi amuser leurs dernières années de débauche ; et ce ne fut jamais sans un serrement de cœur que je vis tant de malheureuses qui, séduites par je ne sais quel aspect de grandeur ou de richesses, ont été perdre leur vie dans un misérable esclavage, pendant qu'elles pouvaient être heureuses et libres ailleurs. "

Ainsi parla Ninon. Il y avait dans son discours tant d'émotion vraie et douloureuse que Mme de Maintenon, touchée de tant d'amitié, serra son amie dans ses bras et se prit à pleurer avec elle.

Bientôt, fatiguées de tant de secousses, elles s'endormirent, et le matin se séparèrent, ayant couché ensemble pour la dernière fois.

Vous savez ce que devint Mme de Maintenon, et comme pendant quinze ans elle fut, après le père Lachaise, la personne que le roi aima le mieux ; vous savez aussi ce que fit Ninon de L'Enclos, le jour de son soixante-dixième anniversaire, avec le jeune et frais abbé de Châteauneuf.

C'est à vous à présent à juger quelle fut la plus heureuse et par conséquent la plus sage de ces deux femmes.


Note :
(1) Voici les vers de Huyghens, ils sont précieux à retenir :
     Elle a cinq instruments dont je suis amoureux:
     Les deux premiers, ses mains ; les deux autres, ses yeux;
     Pour le plus beau de tous, le cinquième qui reste,
         Il faut être fringant et leste.
L'historien ne nous dit pas si le bon Huyghens fut assez fringant.


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