Jules Janin
(1804-1874)

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Nina, la folle par amour
(1827)

L'Opéra-Comique a tué le naturel en France ; quand je dis l'Opéra-Comique, l'Opéra en a bien aussi sa bonne part.

Cette espèce de nature guindée, fardée et malsaine a tout envahi parmi nous : elle a traduit en roucoulements et en entrechats la passion la plus vraie et le sentiment le mieux compris ; elle a vêtu de mauvaise gaze et couvert de fleurs fanées la vertu, l'amour, la douleur, tout le coeur de l'homme ; elle a soumis toute notre existence aux machines, aux quinquets, aux coulisses, au fard, au blanc de céruse, à M. Grétry, au souffleur, à M. Gardel, à M. Dalayrac, à M. Albert, à la dame noble et à tous ces faquins enluminés, aux bras arrondis et aux faux mollets, qui font le désespoir des vrais artistes ; et la preuve, je vous raconterai l'histoire de la vraie Nina, de Nina en robe de bure et en sabots, le visage chargé de rides, les cheveux blancs, et boiteuse, la pauvre femme, à force d'aller attendre son mari sur le chemin !
 
Fi des pirouettes et des chansons ! il est besoin de beaucoup de simplicité dans un sujet aussi touchant ; la simplicité, c'est si beau, mais si difficile ! Je vais vous raconter l'histoire de la véritable Nina.
   
La vraie Nina n'était pas une grande dame ; elle n'avait pas de sénateur poudré, pas de soubrette égrillarde, pas de satin à ses pieds, pas de velours : rien de l'Opéra-Comique ou de l'Opéra.

Elle était pauvre et toute simple et tout amour ; elle était de Rouen, la ville marchande et égoïste comme toute ville marchande ; elle était mariée, ce qui est moins poétique, mais plus honnête, ce qui est moins de l'Opéra de Paris, mais plus de la société de Rouen.
   
Quand elle dit adieu à son mari, elle l'embrassa simplement sans crier, sans se tordre les mains, sans s'arracher les cheveux, comme fait une douleur bourgeoise. Son mari parti, elle ne s'occupe ni à broder, ni à chanter, ni à danser, ni à écrire des lettres parfumées en anglaise ou en bâtarde ; mais bien â faire son ménage, à raccommoder ses bas et son linge, et à pendre des raisins au plancher, bien qu'elle fut Normande : les Normandes aiment beaucoup le raisin.
   
Six mois se passèrent ainsi, puis six autres mois, puis six mois encore ; le percepteur des contributions passa douze fois dans la rue, emportant le plus clair et le plus net du revenu de cette pauvre femme. Le bien-aimé ne revint pas !
   
Quand je dis le bien-aimé, j'ai tort. C'est un mot de l'Opéra de Paris, un mot qu'il faut laisser à l'Opéra : les femmes de Rouen n'ont pas de bien-aimé, elles ont des maris qu'elles attendent et qu'elles pleurent quelquefois.

Notre pauvre femme attendit son mari longtemps, puis elle le pleura longtemps ; après quoi elle ne pleura plus, elle devint folle ; la folie, ce grand remède à tous les maux.
   
Folle, elle fut moins malheureuse, elle rajeunit de cinq ans ; elle retrouva l'espoir ; elle entra dans l'avenir par sa raison fermée ; chaque soir alors commença cette seconde vie, cette vie de l'âme dans laquelle le corps n'est plus compté pour rien ; cette vie du cœur, quand le coeur bat dans une poitrine qui n'a plus rien de mortel ; ce rêve tout éveillé d'une pauvre femme qui n'a plus qu'une chose à faire avant d'aller au Ciel attendre !

Elle était tous les jours à Sotteville, à deux lieues de Rouen. Sotteville, tout rempli de rouliers, de diligences qui se reposent, de messagers qui entrent et qui sortent, de curieux qui regardent, d'aubergistes qui se promènent, de chiens qui aboient, de marins qui s'enivrent et de marchands qui volent tant qu'ils peuvent.
   
Eh bien, dans ce chaos, dans cette confusion mercantile, dans ce pêle-mêle de faubourgs qui annonce la grande ville, comme l'odeur infecte annonce le cloaque, la douleur de cette pauvre femme fut si grande qu'elle fut remarquée ; on trouva le temps de la plaindre et de voir couler ses larmes silencieuses ; on lui garda sa place tous les jours sur le banc où elle devait s'asseoir, vis-à-vis de l'hôtel des Trois-Rois. Les habitants du village lui donnèrent un nom, ne sachant pas son nom.
   
Elle, assise sur son banc, regardait au loin sur la grande route, l'œil tendu, l'âme tendue. Chaque fois que s'approchait la poussière ondoyante du chemin, entrecoupée par les rayons du soleil, elle croit le voir, celui qu'elle attend jeune, frais, bien dispos, le chapeau goudronné et portant sur son épaule le bissac de voyage suspendu au bâton.

« C'est toi, n'est-ce pas, mon mari Pierre? » Hélas! hélas! ce n'est pas Pierre encore ; c'est un soldat brutal, c'est un pauvre en guenilles qui passe !

C'est le forçat chargé de fers qui se traîne entre deux gendarmes : ce n'est pas Pierre. Pierre ne viendra pas aujourd'hui, il viendra demain.
    
Elle se lève de son banc, elle court sur ses pas, la tête penchée ; elle rentre dans sa demeure, au foyer éteint ; elle lève les yeux au plancher qui n'a plus de raisin ; elle se jette sur son lit vide qui n'est plus garni de son matelas ; elle s'endort en murmurant, pour toute prière, ces deux mots qui font sa vie : « A demain! Pierre. »
    
Toute sa vie s'est passée ainsi à parcourir le même chemin, sous le soleil de l'été, dans les glaces de l'hiver : elle vieillit ainsi, la pauvre femme, toujours jeune de coeur ; elle tomba au degré de mendiante, toujours riche d'amour.
 
Quand la force lui manqua pour faire ses deux lieues de chaque jour, elle n'alla pas jusqu'au village, elle s'arrêta au tiers du chemin, puis le chemin fut encore trop long d'un tiers ; puis enfin les forces lui manquèrent tout à fait, elle s'assit sur les bords de sa chaumière qu'on avait vendue, répétant toujours quand le soleil se couchait : « A demain ! Pierre. »
    
Dans la tombe où elle est, je suis sûr qu'elle attend encore. Voilà toute l'histoire, très véridique et très simple. C'est un amour en haillons, aux grosses mains, aux yeux rouges. Je sais des larmes qui coulent sur la bure et qui ne tachent pas le satin rose : il n'y a là ni musc, ni ambre, ni mouchoirs brodés, ni musique brodée, ni ballets.
    
Il y a de la douleur et du bon vieil amour ; je préfère mon histoire à toutes les folles par amour qui ont tant fait pleurer à nos opéras.



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