Jules Janin
(1804-1874)

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Le vieux garçon
(1829)

IL est employé au Mont-de-piété ; il a cinquante ans, à ce qu'il dit, il est très aimé de la laitière et il serait très estimé de son portier, n'était son air taciturne et qu'il ne crie pas assez haut s'il vous plaît, quand il demande le cordon.

Je suis son voisin, je le connais beaucoup. Je sais par coeur tous ses habits l'un après l'autre : l'habit marron pour les dimanches, l'habit noir-blanc du premier jour de l'an pour visiter ses chefs, l'habit gris-noir pour tous les jours, l'habit vert-pomme pour les temps de pluie ou de beau soleil. Il n'y a guère que deux ou trois ans qu'il porte des pantalons : autrefois il était en culotte. Il a fallu tout ce débordement de démocratie pour que notre homme en vînt à couvrir les mollets qu'il n'avait plus.

Il ne reçoit qu'une lettre par an ; encore a-t-il recommandé qu'on ne remette qu'à lui seul toutes les lettres qui pourraient lui arriver. Quand cette lettre-là arrive, le facteur de la poste s'égosille à appeler M. Brunet, et M. Brunet descend tout essoufflé, oubliant de fermer la porte à coup sûr.

Quelle peut être cette lettre, d'où elle vient, on l'ignore !

On a fait à ce sujet bien des conjectures dans mon quartier. L'épicier et le marchand de vin ont renoncé à expliquer cette énigme ; le commissionnaire n'a que des conjectures ; les femmes elles-mêmes ont perdu leur latin dans ces graves recherches. Le fait est qu'il vient une lettre tous les ans.

D'où vient cette lettre ?

Il est trop vieux pour avoir encore son père et sa mère, il est trop heureux pour avoir une femme, trop rangé pour avoir un fils, trop honnête homme pour une maîtresse, trop égoïste pour un ami.

M. Brunet est un homme calme, posé, silencieux, caché, qui vit seul, qui a vécu seul, qui mourra seul, M. Brunet n'agit pas, il rêve ; il n'aime pas, il pense ; il ne s'amuse pas, il dort. Ne cherchez dans ce coin de maison ni amour, ni haine, ni joie, ni tristesse, ni ambition, ni pleurs, ni pitié, ni remords, ni crime, ni aucune espèce de passion, ni rien de ce qui ressemble à ce qui fait un homme.

Aussi, pas une femme ne s'avisera d'appeler M. Brunet un monstre.

Il faut être si fort un homme, pour être un monstre ! Bien plus : il y a peu de femmes qui aient jamais songé à appeler M. Brunet un enfant.

Mais pourquoi s'anime-t-il si fort quand lui vient cette lettre tous les ans ?

Brave homme ! ressort animé, il marche, il s'arrête, il sort, il rentre, il dîne, il dort, régulier comme une horloge de Leroy. Ces automates qui frappent les heures, qui sortent de leur niche et qui y rentrent toutes les fois qu'il est midi, ne sont pas plus empressés et plus ponctuels que ne l'est M. Brunet, le dimanche excepté, entendons-nous.

Le dimanche est un jour de barbe et de folie. C'est le jour de l'habit marron et des ébats folâtres. Ce jour-là on dort, on veille, on se regarde au miroir, on fait le beau, on plisse sa chemise, on enfle son jabot, on se dandine dessus son fauteuil, on se mire dans son pot d'étain, on chante la dernière chanson de l'orgue qui passe, et on rêve qu'on ira le soir quelque part, quand on aura quitté la chemise plissée et l'habit marron.

Vous dites que c'est là un homme sec et sans poésie ? vous êtes bien cruel ! Sans poésie ? dites-vous. Quel homme est sans poésie ? où n'est-elle pas, la poésie ?

Le vulgaire va la trouver chez le riche, dans la soie et le velours ; le vulgaire aime le bruit éclatant, les couleurs tranchées, la vie réjouie, épanouie, toute bouffie. Le vulgaire, à défaut de luxe, cherche la poésie dans l'indigence ; il la couvre de haillons, la poésie ; le bâton à la main et sur le dos la besace, il la fait coucher sur la paille ; il l'habille comme s'habille le Joueur à la Porte-Saint-Martin.

Sophismes que tout cela ! Le beau mérite de la poésie dans les extrêmes! Soyez poète avec l'homme tout seul, sans femme, sans enfants, sans bonheur, sans malheur ; soyez poète avec le médiocre, ni haut ni bas, ni riche ni pauvre, passif et fier à la fois ; soyez poète avec un lit qui n'est ni l'édredon ni la paille, avec un pot qui n'est ni la terre cuite ni la porcelaine de Sèvres.

Soyez poète en bonnet de coton, en camisole, en bas chinés, au coin d'un petit feu, vis-à-vis d'un café au lait qui chauffe : triste, triste déjeuner ! Préjugé d'autrefois qui a fait plus de rachitiques et de poitrinaires que toutes les pastilles contre les catarrhes.

Alors, si vraiment vous êtes poète avec les détails du pauvre diable, tenez-vous pour assuré que vous êtes vraiment poète.

Que de fois, moi qui vous parle, j'ai fait de la poésie dans la chambre de mon voisin ! Je plongeais inaperçu dans cet appartement si étroit où sont contenues toutes les choses nécessaires à la vie. Je voyais le lit calme et défait à peine, indice innocent d'un sommeil paisible.

Au-dessus du lit attenait une bonne et calme figure des temps anciens, poudrée à blanc et la bouche artistement relevée. Rien ne manquait à cet ensemble tout parisien : le nécessaire avait son superflu ; cette pauvreté avait son luxe ; tout était prévu dans ce hasard, tout était arrangé dans ce désordre. On a fait des poèmes avec moins que cela.

Un tableau, c'est comme un poème. Il faut être simple et vrai avant tout ; il faut se méfier de tous les excès et de beaucoup de contrastes. Il faut parler net et franchement aux yeux et à l'esprit. Aussi n'ai-je pas été bien surpris quand un matin j'ai vu Pigal dessiner trait pour trait mon vieux garçon ; et non seulement le vieux garçon, mais encore son plat à barbe, sa cafetière, son feu, son engin à prendre les souris, son porte-monnaie vide, hélas !

Tout mon homme que je croyais à moi seul !

Seulement vous faites un contresens, Pigal, en donnant un chien à Brunet ; vous gâtez mon vieux garçon avec votre chien. Votre chien, c'est de la poésie bâtarde, votre chien est faux. Le vieux garçon n'a pas de chien : sa portière ne les aime pas, à cause de son chat d'abord, et ensuite, comment croyez-vous qu'il se soit donné la peine d'aimer un chien, lui qui n'a pas voulu aimer une femme, élever des enfants ?

Que voulez-vous que mange ce chien, dans cette cuisine si froide et avec le café au lait ? Qui promènera ce chien pendant que son maître sera au Mont-de-Piété où l'on n'en souffre pas ? Oh ! ce chien est une grave faute. Encore si c'était un caniche !

Voilà comment, en voulant faire de la poésie, on la perd. Voilà comment il s'en est fallu de ce quadrupède que j'eusse le portrait complet de mon voisin le vieux garçon.



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