IL
est employé au Mont-de-piété ; il a
cinquante ans, à
ce qu'il dit, il est très aimé de la
laitière et il serait très estimé de
son
portier, n'était son air taciturne et qu'il ne crie pas
assez haut s'il
vous
plaît, quand il
demande le cordon.
Je
suis son voisin, je le connais beaucoup. Je sais par
coeur tous ses habits l'un après l'autre : l'habit marron
pour les dimanches,
l'habit noir-blanc du premier jour de l'an pour visiter ses chefs,
l'habit
gris-noir pour tous les jours, l'habit vert-pomme pour les temps de
pluie ou de
beau soleil. Il n'y a guère que deux ou trois ans qu'il
porte des pantalons :
autrefois il était en culotte. Il a fallu tout ce
débordement de démocratie
pour que notre homme en vînt à couvrir les mollets
qu'il n'avait plus.
Il ne
reçoit qu'une
lettre par an ; encore a-t-il
recommandé qu'on ne remette qu'à lui seul toutes
les lettres qui pourraient lui
arriver. Quand cette lettre-là arrive, le facteur de la
poste s'égosille à
appeler M. Brunet, et M. Brunet descend tout essoufflé,
oubliant de fermer la
porte à coup sûr.
Quelle
peut être cette lettre, d'où elle vient, on
l'ignore !
On
a fait à ce sujet bien des conjectures dans mon
quartier. L'épicier et le marchand de vin ont
renoncé à expliquer cette énigme
; le commissionnaire n'a que des conjectures ; les femmes
elles-mêmes ont perdu
leur latin dans ces graves recherches. Le fait est qu'il vient une
lettre tous
les ans.
D'où
vient cette lettre ?
Il
est trop vieux pour avoir encore son père et sa
mère,
il est trop heureux pour avoir une femme, trop rangé pour
avoir un fils, trop
honnête homme pour une maîtresse, trop
égoïste pour un ami.
M.
Brunet est un homme calme, posé, silencieux,
caché,
qui vit seul, qui a vécu seul, qui mourra seul, M. Brunet
n'agit pas, il rêve ;
il n'aime pas, il pense ; il ne s'amuse pas, il dort. Ne cherchez dans
ce coin
de maison ni amour, ni haine, ni joie, ni tristesse, ni ambition, ni
pleurs, ni
pitié, ni remords, ni crime, ni aucune espèce de
passion, ni rien de ce qui
ressemble à ce qui fait un homme.
Aussi,
pas une femme ne s'avisera d'appeler M. Brunet un
monstre.
Il
faut être si fort un homme, pour être un monstre !
Bien plus : il y a peu de femmes qui aient jamais songé
à appeler M. Brunet un
enfant.
Mais
pourquoi s'anime-t-il si fort quand lui vient cette
lettre tous les ans ?
Brave
homme ! ressort animé, il marche, il s'arrête, il
sort, il rentre, il dîne, il dort, régulier comme
une horloge de Leroy. Ces
automates qui frappent les heures, qui sortent de leur niche et qui y
rentrent
toutes les fois qu'il est midi, ne sont pas plus empressés
et plus ponctuels
que ne l'est M. Brunet, le dimanche excepté, entendons-nous.
Le
dimanche est un jour de barbe et de folie. C'est le
jour de l'habit marron et des ébats folâtres. Ce
jour-là on dort, on veille, on
se regarde au miroir, on fait le beau, on plisse sa chemise, on enfle
son
jabot, on se dandine dessus son fauteuil, on se mire dans son pot
d'étain, on
chante la dernière chanson de l'orgue qui passe, et on
rêve qu'on ira le soir
quelque part, quand on aura quitté la chemise
plissée et l'habit marron.
Vous
dites que c'est là un homme sec et sans poésie ?
vous êtes bien cruel ! Sans poésie ?
dites-vous. Quel homme est sans
poésie ? où n'est-elle pas, la poésie ?
Le
vulgaire va la trouver chez le riche, dans la soie et
le velours ; le vulgaire aime le bruit éclatant, les
couleurs tranchées, la vie
réjouie, épanouie, toute bouffie. Le vulgaire,
à défaut de luxe, cherche la
poésie dans l'indigence ; il la couvre de haillons, la
poésie ; le bâton à la
main et sur le dos la besace, il la fait coucher sur la paille ; il
l'habille
comme s'habille le Joueur
à la Porte-Saint-Martin.
Sophismes
que tout cela ! Le beau mérite de la poésie
dans les extrêmes! Soyez poète avec l'homme tout
seul, sans femme, sans
enfants, sans bonheur, sans malheur ; soyez poète avec le
médiocre, ni haut ni
bas, ni riche ni pauvre, passif et fier à la fois ; soyez
poète avec un lit qui
n'est ni l'édredon ni la paille, avec un pot qui n'est ni la
terre cuite ni la
porcelaine de Sèvres.
Soyez
poète en bonnet de coton, en camisole, en bas
chinés, au coin d'un petit feu, vis-à-vis d'un
café au lait qui chauffe :
triste, triste déjeuner !
Préjugé d'autrefois qui a fait plus de
rachitiques et de poitrinaires que toutes les pastilles contre les
catarrhes.
Alors,
si vraiment vous êtes poète avec les
détails du
pauvre diable, tenez-vous pour assuré que vous
êtes vraiment poète.
Que
de fois, moi qui vous parle, j'ai fait de la poésie
dans la chambre de mon voisin ! Je plongeais inaperçu dans
cet appartement si
étroit où sont contenues toutes les choses
nécessaires à la vie. Je voyais le
lit calme et défait à peine, indice innocent d'un
sommeil paisible.
Au-dessus
du lit attenait une bonne et calme figure des
temps anciens, poudrée à blanc et la bouche
artistement relevée. Rien ne
manquait à cet ensemble tout parisien : le
nécessaire avait son superflu ;
cette pauvreté avait son luxe ; tout était
prévu dans ce hasard, tout était
arrangé dans ce désordre. On a fait des
poèmes avec moins que cela.
Un
tableau, c'est comme un poème. Il faut être simple
et
vrai avant tout ; il faut se méfier de tous les
excès et de beaucoup de
contrastes. Il faut parler net et franchement aux yeux et à
l'esprit. Aussi
n'ai-je pas été bien surpris quand un matin j'ai
vu Pigal dessiner trait pour
trait mon vieux garçon ; et non seulement le vieux
garçon, mais encore son plat
à barbe, sa cafetière, son feu, son engin
à prendre les souris, son porte-monnaie
vide, hélas !
Tout
mon homme que je croyais à moi seul
!
Seulement
vous faites un contresens, Pigal, en donnant un
chien à Brunet ; vous gâtez mon vieux
garçon avec votre chien. Votre chien,
c'est de la poésie bâtarde, votre chien est faux.
Le vieux garçon n'a pas de
chien : sa portière ne les aime pas, à cause de
son chat d'abord, et ensuite,
comment croyez-vous qu'il se soit donné la peine d'aimer un
chien, lui qui n'a
pas voulu aimer une femme, élever des enfants ?
Que
voulez-vous que mange ce chien, dans cette cuisine si
froide et avec le café au lait ? Qui promènera ce
chien pendant que son maître
sera au Mont-de-Piété où l'on n'en
souffre pas ? Oh ! ce chien est une grave
faute. Encore si c'était un caniche !
Voilà
comment, en voulant faire de la poésie, on la perd.
Voilà comment il s'en est fallu de ce quadrupède
que j'eusse le portrait
complet de mon voisin le vieux
garçon.
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