Jules Janin
(1804-1874)

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Autrefois marchande de modes
(1834)

ELLE naquit dans un village, huitième enfant pauvre, de parents bons, chrétiens de campagne, qui jugèrent prudent et sage, pour l'éloigner de toute corruption, de l'envoyer à Paris apprendre le métier de femme de chambre ou de bonne d'enfant. Pauvres parents ! ils avaient les meilleures intentions du monde ! Si elle fût née à Paris, ils l'auraient envoyée chez les sœurs. Embarquée pour Paris entre deux nourrices dans le fond d'une rotonde, elle partit sous la protection spéciale du conducteur de la diligence, qui devait la remettre en mains propres à une cousine née au village aussi, comme elle envoyée à Paris pour prendre un métier ; qui y était arrivée avec la candeur, l'innocence d'une villageoise de quinze ans, mais que quinze autres années, passées dans cette ville si morale partout, même au théâtre, avaient complètement dépouillée de cette rusticité de famille ; elle était marchande de modes. Sa pauvre cousine, encore toute villageoise, descendit de voiture au bureau des Messageries. Le conducteur la fit soigneusement asseoir dans la salle d'attente, pendant qu'avec sa complaisance accoutumée il s'empressait de faire à chaque voyageur la restitution de ses paquets, accompagnée d'un profond salut, qui veut dire : « N'oubliez pas le pourboire. »

Je vous laisse à penser si le coeur de la pauvre fille se serra lorsqu'elle fut témoin de ces émotions de rigueur, qui accompagnent toujours une descente de voiture publique. Ses longs cils cachaient à peine les larmes qui coulaient dans ses grands yeux noirs fixés sur la diligence, d'où s'élançait de temps en temps dans les bras d'un parent ou d'un ami, venu à sa rencontre, un voyageur qui pendant toute la dernière poste avait cherché quelle forme il donnerait à son émotion. Il se serra, le coeur de la pauvre enfant ! Elle croyait tout ce qu'elle voyait ; elle seule était émue, bien émue, et personne qui sourît à son émotion.

Quand le conducteur eut rendu tous ses paquets, reçu tous ses pourboires, il pensa à l'engagement qu'il avait pris, alla galamment offrir son bras, gros, arrondi, carrément à la villageoise, et partit pour le logis de la bienveillante cousine. Je ne vous parlerai pas des questions de la jeune fille, qui commençait déjà à oublier un peu la diligence, ni des réponses de son cavalier ; je ne parlerai pas des ébahissements inévitables en pareil cas. On arrive chez la cousine, qui reçoit la jeune fille avec deux baisers bien secs, et le conducteur avec une dédaigneuse révérence.

Son œil perspicace aperçut sur-le-champ qu'elle pourrait faire quelque chose de la nouvelle arrivée. Elle vit de suite que cette taille était bien digne d'être pressée par un corset ; que ce pied n'était large que parce qu'il avait été abandonné à lui-même dans d'énormes souliers sans cordons ; que ces mains n'étaient rouges que parce qu'elles n'avaient pas été lavées à la pâte d'amandes et à l'eau de Portugal. « Rassure-toi, pauvre fille, tu es arrivée à temps, il n'y a encore rien de perdu ; on peut encore commencer à faire ton éducation. Oublie ton village et tes parents, bons paysans, bons chrétiens de campagne ; tu n'es pas plus faite pour être bonne d'enfants ou femme de chambre que pour être paysanne, tu seras marchande de modes. Aujourd'hui tu n'es pas présentable ; mais demain, quand tu auras des souliers bien étroits, une robe bien pincée, quand tu seras Parisienne, modiste, bien fardée, digne en un mot du peuple de Paris, on te produira en public ; demain tu iras au Théâtre-Français, tu verras jouer l'Ami des lois, par M. Laya. » Vous jugez si Paris doit paraître agréable à la villageoise, moins villageoise maintenant que jamais. Elle se laisse ôter ce gros hoqueteau de drap blanc et rouge, elle attend sa couturière, son cordonnier, son coiffeur ; en attendant, elle apprend à se faire un chapeau. En l'envoyant à Paris, ses parents pouvaient-ils espérer une meilleure éducation à la du Barry ? Oui, notre héroïne commence comme Mme du Barry. A peine est-elle modiste, ce n'est déjà plus la fille de Vaucouleurs, la compatriote de Jeanne d'Arc : c'est déjà Mme du Barry. Elle ne joue plus au corbillon avec ses camarades de comptoir. Elle dit à Louis XV : « La France, ton café f.... le camp. »

Mme du Barry mourut vous devez savoir comment, vous qui avez vu Jeanne Vaubernier, drame en cinq actes, avant que le retranchement des deux derniers lui ait donné le droit de s'appeler Jeanne Vaubernier, comédie en trois actes. Quant à notre héroïne, nous ne savons pas quand elle mourra. Il y a quinze ans, il ne lui manquait rien ; si Louis XV eût vécu il y a quinze ans, peut-être aurait-elle été reine de France... Maintenant.... la voilà, elle autrefois marchande de modes, maintenant marchande d'amadou et d'allumettes ; elle qui a jeté avec tant de dédain ses habits de village, ses souliers sans cordons, n'a plus rien maintenant ; elle qui allait aux Français voir l'Ami des lois n'a plus d'autre spectacle que celui de la rue. En 1815, elle avait encore de l'influence ; déjà cependant elle n'était plus marchande de modes : elle était passée de sa boutique dans les bras d'un banquier ou d'un avoué. Depuis, si vous voulez savoir ce qu'elle a fait, allez voir Dix ans de la vie d'une femme à la Porte-Saint-Martin.

Maintenant, je vous l'ai dit, elle vend des allumettes et de l'amadou ; elle n'a plus devant elle qu'une perspective : celle de mourir de faim dans la rue ou du choléra-morbus à l'Hôtel-Dieu.



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