ELLE
naquit dans un village, huitième enfant pauvre, de parents
bons, chrétiens de campagne, qui jugèrent prudent
et sage, pour l'éloigner de toute corruption, de l'envoyer
à Paris apprendre le métier de femme de chambre
ou de bonne d'enfant. Pauvres parents ! ils avaient les meilleures
intentions du monde ! Si elle fût née à
Paris, ils l'auraient envoyée chez les sœurs.
Embarquée pour Paris entre deux nourrices dans le fond d'une
rotonde, elle partit sous la protection spéciale du
conducteur de la diligence, qui devait la remettre en mains propres
à une cousine née au village aussi, comme elle
envoyée à Paris pour prendre un métier
; qui y était arrivée avec la candeur,
l'innocence d'une villageoise de quinze ans, mais que quinze autres
années, passées dans cette ville si morale
partout, même au théâtre, avaient
complètement dépouillée de cette
rusticité de famille ; elle était marchande de
modes. Sa pauvre cousine, encore toute villageoise, descendit de
voiture au bureau des Messageries. Le conducteur la fit soigneusement
asseoir dans la salle d'attente, pendant qu'avec sa complaisance
accoutumée il s'empressait de faire à chaque
voyageur la restitution de ses paquets, accompagnée d'un
profond salut, qui veut dire : « N'oubliez pas le pourboire.
»
Je vous laisse à penser si le coeur de la pauvre fille se
serra lorsqu'elle fut témoin de ces émotions de
rigueur, qui accompagnent toujours une descente de voiture publique.
Ses longs cils cachaient à peine les larmes qui coulaient
dans ses grands yeux noirs fixés sur la diligence,
d'où s'élançait de temps en temps dans
les bras d'un parent ou d'un ami, venu à sa rencontre, un
voyageur qui pendant toute la dernière poste avait
cherché quelle forme il donnerait à son
émotion. Il se serra, le coeur de la pauvre enfant ! Elle
croyait tout ce qu'elle voyait ; elle seule était
émue, bien émue, et personne qui sourît
à son émotion.
Quand le conducteur eut rendu tous ses paquets, reçu tous
ses pourboires, il pensa à l'engagement qu'il avait pris,
alla galamment offrir son bras, gros, arrondi, carrément
à la villageoise, et partit pour le logis de la
bienveillante cousine. Je ne vous parlerai pas des questions de la
jeune fille, qui commençait déjà
à oublier un peu la diligence, ni des réponses de
son cavalier ; je ne parlerai pas des ébahissements
inévitables en pareil cas. On arrive chez la cousine, qui
reçoit la jeune fille avec deux baisers bien secs, et le
conducteur avec une dédaigneuse
révérence.
Son œil perspicace aperçut sur-le-champ qu'elle
pourrait faire quelque chose de la nouvelle arrivée. Elle
vit de suite que cette taille était bien digne
d'être pressée par un corset ; que ce pied
n'était large que parce qu'il avait
été abandonné à
lui-même dans d'énormes souliers sans cordons ;
que ces mains n'étaient rouges que parce qu'elles n'avaient
pas été lavées à la
pâte d'amandes et à l'eau de Portugal. «
Rassure-toi, pauvre fille, tu es arrivée à temps,
il n'y a encore rien de perdu ; on peut encore commencer à
faire ton éducation. Oublie ton village et tes parents, bons
paysans, bons chrétiens de campagne ; tu n'es pas plus faite
pour être bonne d'enfants ou femme de chambre que pour
être paysanne, tu seras marchande de modes. Aujourd'hui tu
n'es pas présentable ; mais demain, quand tu auras des
souliers bien étroits, une robe bien pincée,
quand tu seras Parisienne, modiste, bien fardée, digne en un
mot du peuple de Paris, on te produira en public ; demain tu iras au
Théâtre-Français, tu verras jouer l'Ami des lois, par
M. Laya. » Vous jugez si Paris doit paraître
agréable à la villageoise, moins villageoise
maintenant que jamais. Elle se laisse ôter ce gros hoqueteau
de drap blanc et rouge, elle attend sa couturière, son
cordonnier, son coiffeur ; en attendant, elle apprend à se
faire un chapeau. En l'envoyant à Paris, ses parents
pouvaient-ils espérer une meilleure éducation
à la du Barry ? Oui, notre héroïne
commence comme Mme du Barry. A peine est-elle modiste, ce n'est
déjà plus la fille de Vaucouleurs, la compatriote
de Jeanne d'Arc : c'est déjà Mme du Barry. Elle
ne joue plus au corbillon avec ses camarades de comptoir. Elle dit
à Louis XV : « La France, ton café
f.... le camp. »
Mme du Barry mourut vous devez savoir comment, vous qui avez
vu Jeanne
Vaubernier, drame en cinq actes, avant que le
retranchement des deux derniers lui ait donné le droit de
s'appeler Jeanne
Vaubernier, comédie en trois actes. Quant
à notre héroïne, nous ne savons pas
quand elle mourra. Il y a quinze ans, il ne lui manquait rien ; si
Louis XV eût vécu il y a quinze ans,
peut-être aurait-elle été reine de
France... Maintenant.... la voilà, elle autrefois marchande
de modes, maintenant marchande d'amadou et d'allumettes ; elle qui a
jeté avec tant de dédain ses habits de village,
ses souliers sans cordons, n'a plus rien maintenant ; elle qui allait
aux Français voir l'Ami
des lois n'a plus d'autre spectacle que celui de la rue.
En 1815, elle avait encore de l'influence ; déjà
cependant elle n'était plus marchande de modes : elle
était passée de sa boutique dans les bras d'un
banquier ou d'un avoué. Depuis, si vous voulez savoir ce
qu'elle a fait, allez voir Dix
ans de la vie d'une femme à la
Porte-Saint-Martin.
Maintenant, je vous l'ai dit, elle vend des allumettes et de l'amadou ;
elle n'a plus devant elle qu'une perspective : celle de mourir de faim
dans la rue ou du choléra-morbus à
l'Hôtel-Dieu.
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