Jules
Janin
(1804-1874)
J’AI été témoin, chez notre
ami et féal, le phrénologiste Dumoutier, d'une
scène touchante et bien faite pour donner à
réfléchir. Vous connaissez peut-être
Dumoutier ; c'est une espèce de philosophe pratique qui
touche la nature du doigt, qui palpe l'âme humaine comme un
autre toucherait un corps. Il a chez lui la plus abominable collection
de crânes affreux, qu'il a été chercher
dans tous les bagnes, et ramassés au-dessous de toutes les
guillotines. Ce Dumoutier est une espèce d'assassin moral
qui s'amuse à couper toutes les tètes qui lui
paraissent extraordinaires. Dumoutier s'en va par le monde, et il
regarde l'espèce humaine au front. On ne peut
éviter ce regard. Qui que vous soyez, sage ou fou, bon ou
mauvais, scélérat ou vertueux, il faut passer
sous le regard de Dumoutier. Il vous juge tel que vous êtes,
mais sans colère, sans passion, sans haine. Dans ce
siècle matériel, Dumoutier a remplacé
les oraisons funèbres du prêtre
chrétien. Autrefois un grand homme mort avait droit aux
éloges de l'éloquence chrétienne.
Aujourd'hui il a droit à avoir la tête
coupée par Dumoutier. A peine un grand homme est-il mort que
vous voyez passer à son chevet une certaine ombre.
D'où elle vient ? on ne sait pas ! Elle entre
malgré nous. Les portes sont fermées, elle entre.
Le drap funéraire jeté sur la figure du mort,
elle le soulève. Puis, l'homme s'en va comme il est venu.
Qu'est-il venu faire ? moins que rien. Il est venu faire l'oraison
funèbre du grand homme qui est mort, il a emporté
son crâne ; il a donné à ce
crâne une place dans sa collection. La collection de
Dumoutier est une espèce de Panthéon en petit, le
seul Panthéon que nous puissions avoir de nos jours. Dans le
cabinet de Dumoutier vous retrouverez toutes les gloires
évanouies. Elles ne sont plus que là, mais elles
y sont en chair et en os, on les touche, on les calcule, on leur
applique tous les formules de l'algèbre : celui-ci est
à celui-là comme A est à B ; celui-ci
a plus de mémoire, celui-là plus d'imagination ;
ces autres manquent de courage, et ainsi pour toutes les
facultés de l'âme humaine. Voilà
à quoi nous a menés le système de
Gall, à faire représenter l'homme qui n'est plus
par son crâne. De ce jour les hommes n'ont plus besoin de
tombeaux, plus besoin d'épitaphes, plus besoin d'aucune de
ces formules mensongères ou calomniatrices qui composent
l'oraison funèbre et l'histoire ! Un homme meurt, il laisse
son nom à la postérité et son
crâne aux mains de Dumoutier ; le reste ne le regarde plus.
Autrefois, quand un homme mourait, la ville inquiète se
demandait : « Monsieur de Meaux, monsieur de Paris, monsieur
de Nîmes a-t-il fait son oraison funèbre ?
» Quand on disait oui, le mort était
réputé heureux et célèbre
entre les morts ! |