Jules Janin
(1804-1874)

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Kreyssler
(1832)


J'étais encore à la taverne du Grand-Frédéric ; j'y avais passé la nuit même. Oh ! quelle nuit. Quel bril­lant concert au milieu d'un épais nuage de fumée ! Les brocs se pressent contre les brocs, les verres se choquent, la bière écume jusqu'aux bords, comme un flageolet champêtre qui se marie avec la corne­muse ; le bouchon saute pour mieux marquer la mesure ; le tonneau se dessine comme la grosse caisse dans un coin de l'orchestre. Bien joué, musi­ciens ! Bravo, musique ! Nous avons ainsi exécuté toute une symphonie de buveurs sur tous les tons et dans toutes les mesures. Mon Dieu ! quand le gaz du vin de Champagne se développe lentement, glis­sant à peine comme une âme qui s'échappe à tra­vers la fente de se pierre tumulaire, je me sens tout attendri. Mon génie prend quelque chose de vapo­reux, comme si j'étais un barde du Nord, et je reste tout mélancolique, les coudes sur la table, sem­blable à quelque fils d'Odin, prêtant l'oreille aux sons de la harpe éolienne, dans une mélancolique nuit d'hiver.

Oh! mon génie ! Je vous le dis, mon génie est triste : il voit partout des choses lugubres, même au cabaret ; le cliquetis des spectres, la soutane des moines, le crêpe du veuvage, le linceul de la fiancée, qu'est-ce que cela à côté de ce que je vois chaque jour ? Vous croyez que je suis gai, moi, parce que je vais chaque jour à la taverne du Grand-Frédéric ? Vous vous trompez, je.vais à la taverne, parce que je suis triste. Voyez plutôt ce qui nous entoure là ; les bouteilles vides, les bouchons qui jonchent la terre, les tables en noyer ciselées et luisantes comme un mi­roir magique ; voyez la broche silencieuse, le coucou muet, le banc renversé, le rouet qui a cessé de bruire comme un matou au mois de mai ; voyez le grand lit de damas où notre vieille hôtesse ramasse en pelo­ton ses vieilles peaux collées sur ses petits os, assem­blage de rides respectables couvertes de cheveux blancs ; tout cela, n'est-ce pas autant de spectres, autant de corps sans âmes ? Savez-vous un sépulcre plus lugubre ? Ne préféreriez-vous pas des osse­ments humains étendus dans un champ funéraire à ces bouteilles sans âme, à ces bouchons sans voix, à ce rouet sans mouvement, à ce grand lit presque vide, plus que vide ? Hélas! ce fut un lit de roses, comme toi, ma bouteille, tu fus une bouteille pleine, comme moi j'ai été peintre et musicien autrefois, quand j'étais plein de couleurs et de sons, et qu'ils m'échappaient de toutes parts, de la tête, du cœur, de l'âme. L'enchantement était autour de moi, par­tout, matin et soir. Vous n'avez jamais entendu de rouet plus ronflant que moi, jetant de côté et d'autre plus de bave et produisant plus de chaînes en bon fil. Je dis un rouet agité par un jeune pied amoureux et leste, un petit pied à jupon court, et nu jusqu'à la jarretière. Où donc est-il, le pied de femme qui pesait sur moi ? Théodore, hélas ! Théodore, tu ressembles au rouet de la vieille que tu vois là. Je me mis à pleurer.

Hélas ! hélas ! voilà le matin et je ne suis pas ivre encore ! Théodore a perdu sa nuit. La folle partie a dégagé sa tête des douces vapeurs du vin. A chaque verre, j'ai senti sur mon front comme une main froide qui m'entourait du lierre, ennemi de l'ivresse. Me voilà donc, après toute une nuit, sobre comme une ménagère hollandaise. Allons, enfants, recommençons un nouvel effort, recommençons s'il le faut : quittez vos larges et sombres manteaux, suspendez vos chapeaux aux clous rouillés de la mu­raille, essayez si le punch viendra à bout de votre sang-froid. Allumons le punch à la flamme de nos pipes, évoquons la salamandre joyeuse sur les bords de ce vase d'étain, appelons les esprits du feu à notre secours, chassons les images mélancoliques. Le feu est l'ennemi des ténèbres, le feu réjouit le chaos, le feu rend à la nature ses couleurs perdues, ses for­mes évanouies. Voilà qui va bien : voyez, le punch s'enflamme, mille joyeux esprits vont remplir nos coupes. Voyez, au milieu de cet océan enflammé, cette déesse au sourire bachique qui nous offre à boire ; la liqueur dégoutte de ses cheveux et ruisselle sur son beau sein. Je vais placer mon verre sous sa mamelle gauche, la plus féconde des deux. Mon verre sera bientôt plein.

Moi, je profite des moindres accidents du bruit et de la couleur. Je vois tout un orchestre avec ses gradations harmoniques dans une batterie de cui­sine ; une jatte de punch est pour moi une chambre obscure, un prisme agité, un joyeux résumé de l'arc-en-ciel après une nuit de printemps. Quand le punch brûle, je ferme les yeux, je ne réserve à l'oeil droit qu'une fente légère, je cligne lentement cet œil du côté de la muraille, et je commence à regarder l'agréable silhouette de mes compagnons qui boivent. Ce sont vraiment de plaisantes figures, de petites têtes, de gros nez, des lèvres tremblantes, dignes lè­vres de dégustateurs ; c'est plaisir de voir ces braves gens, si posés et si calmes, flotter contre la muraille comme des damnés en purgatoire, effrayante mobi­lité opposée à cette immobilité. Dansez sur, les mu­railles, joyeux compagnons, ainsi le veut maître Punch, Punch, l'esprit aérien, le dieu folâtre de ma mythologie de cabaret. Shakespeare, le divin Sha­kespeare a, je crois, un Dieu comme le mien, maî­tre Punch, ou maître Puck, dans le Songe d'une nuit d'été, ou d'autre part ; le vieux Witt me vole si souvent mes dieux ! Il m'a volé Falstaff en vérité.

Rends-moi, mon vieux Will ! rends-moi ton Fals­taff, laisse-moi faire l'éducation de Falstaff, laisse-moi apprendre à ce gaillard-là à manier les boyaux d'un violon, ou à souffler dans une flûte, le joufflu qu'il est. Il ne t'en coûtera pour la pension de ton favori John Falstaff que cinq gallons de vin blanc et rouge par semaine, et un demi-gallon de rhum. A ce prix-là, j'en ferai un artiste accompli si tu veux. Quel dommage de le laisser si brutal, ce bon cavalier Falstaff ! Quel malheur de l'abandon­ner sans secours à sa nature vineuse, le bon gros homme ! Quel bon rêveur fantastique cela eût fait, s'il eût été artiste tant soit peu ! O grand Will, non seulement tu m'as volé, mais encore tu m'as gâté Falstaff !

Vous comprenez bien, mortels, qu'ainsi rêvant, gambadant, folâtrant, ayant toujours un monde sous ma main, et dans cette main un microcospe pour voir le monde, je puis fort bien passer mes nuits au cabaret sans être un ivrogne. Le cabaret et la nuit me plaisent également. Le cabaret est mon chez moi ; c'est le royaume dont je suis le roi, c'est la tribune dont je suis l'orateur, c'est l'autel dont je suis le dieu. Quel est le poète, dites-moi, qui ose­rait préférer le jour à la nuit ? Qu'est-ce que le so­leil de midi, si anguleux à côté de ce crépuscule si favorable, qui adoucit tous les contours qui jette le parfum et le silence à pleines mains, qui arrête la fermentation des vendanges, qui fait chanter le rossignol pendant l'été et le grillon pendant l'hiver ? J'aime donc le cabaret et la nuit.

Je me disais tout ceci dans un de ces combats de conscience que je me livre souvent tout bas, quand je vins à me souvenir des bons conseils de la princesse Amélie. « Vous buvez trop, Théodore ! Vous ne dormez pas assez, Théodore ! Vous m'affligez, Théodore ! Promettez-moi de rester chez vous ce soir! » Et puis, me disais-je, il est bien sûr que la princesse ne le saura pas.

J'en étais à mon dernier regard sur les silhouet­tes de la muraille; au milieu de tant de grotesques figures, j'en découvris une d'un accueillant aspect : c'était une tête penchée, un air pensif, des cheveux en désordre, une figure que je fus tout de suite porté à aimer beaucoup. Je fus ravi quand je vins à dé­couvrir que cette figure, c'était la mienne; que cette aimable personne, c'était moi !

Je l'aurais admirée bien plus longtemps, quand la dernière flamme du punch vint à s'éteindre. Tout s'effaça et, à la place de ce tableau animé, je ne vis plus que la muraille bleuâtre et pâle comme la figure d'un calomniateur qu'un honnête homme appelle en duel.

Alors le jour paraissait tout bleu ; divinité en bonnet de nuit, et qui n'a pas encore secoué sa che­velure d'or. Je me sentis un accès de sobriété, et je sortis du cabaret. Il fallait que la lumière fût fausse, car je sentis que tout tournait autour de moi. Cha­que maison passait à son tour : le palais, la chau­mière et le palais du roi, avec ses treillages en fer doré, ses statues pompeuses et ses cygnes majes­tueux flottant sur les bassins qui ne se taisent pas ; le jardin du pauvre suspendu à son cinquième étage, le poisson rouge placide dans un bocal en verre, entre un pot de renoncules et un pot de sim­ples violettes ; tout passait ainsi devant moi. Devant moi passa l'hôpital qui me leva son chapeau en me disant un affectueux bonjour ; passa la prison, inso­lente parvenue que la liberté a peuplée, plus que ne le fit l'esclavage ; passa la fière cathédrale tenant de ses mains débiles son dôme ébranlé ; passa la maison de la courtisane, à la porte entrouverte, silencieuse comme un tombeau : je laissai passer toute la ville ainsi, trop heureux !

A la fin le soleil partit ; et du côté de l'orient, enve­loppée dans son premier rayon, comme une appari­tion dans un tableau de Michel-Ange, je vis passer la princesse Hélène ; Hélène à peine éclose et brillante de la première rosée du matin. Je rougis en l'apercevant ; je venais de découvrir que j'étais encore à la porte de mon cabaret, justement sous l'enseigne du grand Frédéric, apparemment que ma maison n'était pas encore passée devant moi.

Elle m'aperçut immobile, et nie fit un petit signe. Il n'y a que moi qui puisse dire que c'est un signe.

- Bonjour, dit-elle, mon fidèle Théodore, oh ! sage Théodore, sobre Théodore, levé avec le jour, et qui viens saluer le soleil. Je vous sais gré, Théo­dore, d'avoir si bien tenu la parole que vous m'a­vez donnée, vous êtes un philosophe accompli ; en revanche, je vous permets de m'accompagner.

J'accompagnai la princesse si belle ; si jeune, si simple, si grande dame, qui m'appelait son Théo­dore. Je ne suis pas bien sûr que ce soit là une femme. Si c'est un corps, je n'ai jamais pu le tou­cher, pas seulement sa robe de mes lèvres, pas seu­lement la trace de ses pas ; elle n'a pas de traces ; sa bouche n'a pas d'haleine, si ce n'est un parfum invisible comme celui d'une fleur ; je ne saurais dire la couleur de ses cheveux ; il n'y a point de bleu­ dans le ciel comme celui de son regard ; ses vête­ments ont une forme indicible, ils se groupent autour d'elle, ils l'embrassent, ils flottent, ils retom­bent, ils se livrent, pour lui plaire, à mille coquette­ries incroyables ; ils sont animés, elle ne l'est pas ; c'est sa robe qui remue, c'est son voile qui sourit, c'est son gant qui se dessine, c'est son fichu qui bat, c'est sa chaussure qui marche. Mon Dieu ! que j'ai été timide avec cet ange ! Mais on dit que les anges brûlent ; ainsi je le suivais toujours.

Elle arriva, devinez où ? Chez mon ancien caina­rade, le musicien Kreyssler ! Nous avons étudié l'harmonie en même temps, Kreyssler et moi ; c'est encore un jeune homme, et pourtant je ne suis né qu'après lui, moi si vieux déjà. On a élevé bien des disputes pour savoir si Kreyssler a plus de génie. que moi ; moi, j'ai l'inspiration plus prompte et plus vive que Kreyssler ; moi, j'ai plus de folie et d'éclat, j'ai plus d'enivrement et de hasard, je suis plus du peu­ple, mais Kreyssler, c'est le chantre du monde idéal ; c'est le musicien de la jeunesse et des femmes ; il est au troisième ciel, à côté de saint Paul ; il jette son âme aussi haut qu'elle peut aller, sans s'inquiéter de son âme ; puis il l'accompagne de sons lointains et prolongés ; sa musique est une extase ; pour lui, le monde extérieur n'est rien, il n'est pas de ce monde ; moi, j'en suis.

Kreyssler est beau, plus beau que moi ; son visage est inspiré, il est poète, son chant est lent et métho­dique ; moi je ne suis qu'un bouffon à côté de Kreyss­ler; j'imagine cependant que Kreyssler est heureux : c'est un rêveur à sa manière.

La princesse l'écouta longtemps avec transport et les larmes aux yeux. Il chantait si bien ! Elle était placée devant lui, dans le plus grand jour de l'appartement ; lui, tout entier à sa vie du moment, n'a­perçut pas notre Hélène, Hélène, sa déesse, sa muse, celle pour qui il chantait alors, celle qu'il voyait dans le nuage azuré à travers la mélodie, celle qui était près de lui et qu'il ne vit pas près de lui !

Hélène resta une heure à le contempler, à l'admi­rer, à l'entendre. A la fin, elle se retira pénétrée, res­pectueuse, comme si elle fût sortie du sanctuaire : c'est la première fois que j'ai senti le ver de la ja­lousie. Il s'agissait de plus haut prix que de l'amour d'Hélène, il s'agissait de son estime.

La sérieuse Hélène, sortie d'auprès de Kreyssler, reprit avec moi le ton jovial, elle m'estime si peu ! « Voilà pourtant, pauvre homme, me dit-elle, comme tu aurais été, si tu avais voulu ! »

Oui, un rêveur sublime, un poète élégant, un chantre, inspiré par le ciel, par les fleurs, par l'a­mour ; tu n'as pas voulu, Théodore. Théodore, tu t'es vautré dans la fange, tu as appelé le chaos à ton se­cours, tu as barbouillé ta face de lie, tu as corrompu ta raison, tu n'as plus été qu'un poète de hasard, tu as été un mauvais bouffon de carrefour.

Pauvre homme !

Rampe, Théodore !

Alors je répondis, et en répondant je pleurais :

- Ah ! madame, que vous me faites de mal. N'accusons pas le créateur, madame, qui a donné enfin à l'art ce qu'il n'avait pas refusé à Alexandre, son Diogène. Je suis le Diogène-artiste, comme l'autre était le Diogène-citoyen. Lui et moi nous avions du trop-plein dans la tête et dans le coeur. Ce trop-plein, il a fallu le jeter, lui dans la débauche et moi dans les excès du vin. Ce trop de génie, il a fallu l'épuiser en improvisant, sans cela nous étions morts. Ne me parlez pas de génies corrects, ma­dame, ni des cruautés correctes, jamais je ne serre­rai cette taille élégante, entre quatre baleines, jamais je ne subirai, moi, l'outrage d'un corset ; je suis votre Théodore comme je suis, mais vous venez de m'af­fliger profondément.

Comme la foule était déjà dans la rue, notre jeune princesse rentra dans son palais, ou plutôt elle s'évanouit dans le ciel. Elle est au ciel à présent, dominant notre observatoire. Pour moi, je restai seul en proie à mon chagrin ; et, chose étrange ! quand la nuit fut venue, je me retrouvai à mon cabaret favori, à côté du poêle, dans le grand fauteuil de mon hôtesse, comme si ce n'était qu'un rêve tout cela !

(Contes fantastiques, 1832.)
(texte non relu après saisie, 12.IV.08)




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