J'étais encore à la taverne du Grand-Frédéric ;
j'y avais passé la nuit même. Oh ! quelle nuit. Quel brillant concert
au milieu d'un épais nuage de fumée ! Les brocs se pressent contre les
brocs, les verres se choquent, la bière écume jusqu'aux bords, comme un
flageolet champêtre qui se marie avec la cornemuse ; le bouchon saute
pour mieux marquer la mesure ; le tonneau se dessine comme la grosse
caisse dans un coin de l'orchestre. Bien joué, musiciens ! Bravo,
musique ! Nous avons ainsi exécuté toute une symphonie de buveurs sur
tous les tons et dans toutes les mesures. Mon Dieu ! quand le gaz du
vin de Champagne se développe lentement, glissant à peine comme une
âme qui s'échappe à travers la fente de se pierre tumulaire, je me
sens tout attendri. Mon génie prend quelque chose de vaporeux, comme
si j'étais un barde du Nord, et je reste tout mélancolique, les coudes
sur la table, semblable à quelque fils d'Odin, prêtant l'oreille aux
sons de la harpe éolienne, dans une mélancolique nuit d'hiver.
Oh! mon génie ! Je vous le dis, mon génie est triste : il voit partout
des choses lugubres, même au cabaret ; le cliquetis des spectres, la
soutane des moines, le crêpe du veuvage, le linceul de la fiancée,
qu'est-ce que cela à côté de ce que je vois chaque jour ? Vous croyez
que je suis gai, moi, parce que je vais chaque jour à la taverne
du Grand-Frédéric
? Vous vous trompez, je.vais à la taverne, parce que je suis triste.
Voyez plutôt ce qui nous entoure là ; les bouteilles vides, les
bouchons qui jonchent la terre, les tables en noyer ciselées et
luisantes comme un miroir magique ; voyez la broche silencieuse, le
coucou muet, le banc renversé, le rouet qui a cessé de bruire comme un
matou au mois de mai ; voyez le grand lit de damas où notre vieille
hôtesse ramasse en peloton ses vieilles peaux collées sur ses petits
os, assemblage de rides respectables couvertes de cheveux blancs ;
tout cela, n'est-ce pas autant de spectres, autant de corps sans âmes ?
Savez-vous un sépulcre plus lugubre ? Ne préféreriez-vous pas des
ossements humains étendus dans un champ funéraire à ces bouteilles
sans âme, à ces bouchons sans voix, à ce rouet sans mouvement, à ce
grand lit presque vide, plus que vide ? Hélas! ce fut un lit de roses,
comme toi, ma bouteille, tu fus une bouteille pleine, comme moi j'ai
été peintre et musicien autrefois, quand j'étais plein de couleurs et
de sons, et qu'ils m'échappaient de toutes parts, de la tête, du cœur,
de l'âme. L'enchantement était autour de moi, partout, matin et soir.
Vous n'avez jamais entendu de rouet plus ronflant que moi, jetant de
côté et d'autre plus de bave et produisant plus de chaînes en bon fil.
Je dis un rouet agité par un jeune pied amoureux et leste, un petit
pied à jupon court, et nu jusqu'à la jarretière. Où donc est-il, le
pied de femme qui pesait sur moi ? Théodore, hélas ! Théodore,
tu ressembles au rouet de la vieille que tu vois là. Je me mis à
pleurer.
Hélas ! hélas ! voilà le matin et je ne suis pas ivre encore ! Théodore
a perdu sa nuit. La folle partie a dégagé sa tête des douces vapeurs du
vin. A chaque verre, j'ai senti sur mon front comme une main froide qui
m'entourait du lierre, ennemi de l'ivresse. Me voilà donc, après toute
une nuit, sobre comme une ménagère hollandaise. Allons, enfants,
recommençons un nouvel effort, recommençons s'il le faut : quittez vos
larges et sombres manteaux, suspendez vos chapeaux aux clous rouillés
de la muraille, essayez si le punch viendra à bout de votre
sang-froid. Allumons le punch à la flamme de nos pipes, évoquons la
salamandre joyeuse sur les bords de ce vase d'étain, appelons les
esprits du feu à notre secours, chassons les images mélancoliques. Le
feu est l'ennemi des ténèbres, le feu réjouit le chaos, le feu rend à
la nature ses couleurs perdues, ses formes évanouies. Voilà qui va
bien : voyez, le punch s'enflamme, mille joyeux esprits vont remplir
nos coupes. Voyez, au milieu de cet océan enflammé, cette déesse au
sourire bachique qui nous offre à boire ; la liqueur dégoutte de ses
cheveux et ruisselle sur son beau sein. Je vais placer mon verre sous
sa mamelle gauche, la plus féconde des deux. Mon verre sera bientôt
plein.
Moi, je profite des moindres accidents du bruit et de la couleur. Je
vois tout un orchestre avec ses gradations harmoniques dans une
batterie de cuisine ; une jatte de punch est pour moi une chambre
obscure, un prisme agité, un joyeux résumé de l'arc-en-ciel après une
nuit de printemps. Quand le punch brûle, je ferme les yeux, je ne
réserve à l'oeil droit qu'une fente légère, je cligne lentement cet œil
du côté de la muraille, et je commence à regarder l'agréable silhouette
de mes compagnons qui boivent. Ce sont vraiment de plaisantes figures,
de petites têtes, de gros nez, des lèvres tremblantes, dignes lèvres
de dégustateurs ; c'est plaisir de voir ces braves gens, si posés et si
calmes, flotter contre la muraille comme des damnés en purgatoire,
effrayante mobilité opposée à cette immobilité. Dansez sur, les
murailles, joyeux compagnons, ainsi le veut maître Punch, Punch,
l'esprit aérien, le dieu folâtre de ma mythologie de cabaret.
Shakespeare, le divin Shakespeare a, je crois, un Dieu comme le mien,
maître Punch, ou maître Puck, dans le Songe d'une nuit d'été,
ou d'autre part ; le vieux Witt me vole si souvent mes dieux ! Il m'a
volé Falstaff en vérité.
Rends-moi, mon vieux Will ! rends-moi ton Falstaff, laisse-moi faire
l'éducation de Falstaff, laisse-moi apprendre à ce gaillard-là à manier
les boyaux d'un violon, ou à souffler dans une flûte, le joufflu qu'il
est. Il ne t'en coûtera pour la pension de ton favori John Falstaff que
cinq gallons de vin blanc et rouge par semaine, et un demi-gallon de
rhum. A ce prix-là, j'en ferai un artiste accompli si tu veux. Quel
dommage de le laisser si brutal, ce bon cavalier Falstaff ! Quel
malheur de l'abandonner sans secours à sa nature vineuse, le bon gros
homme ! Quel bon rêveur fantastique cela eût fait, s'il eût été artiste
tant soit peu ! O grand Will, non seulement tu m'as volé, mais encore
tu m'as gâté Falstaff !
Vous comprenez bien, mortels, qu'ainsi rêvant, gambadant, folâtrant,
ayant toujours un monde sous ma main, et dans cette main un microcospe
pour voir le monde, je puis fort bien passer mes nuits au cabaret sans
être un ivrogne. Le cabaret et la nuit me plaisent également. Le
cabaret est mon chez moi ; c'est le royaume dont je suis le roi, c'est
la tribune dont je suis l'orateur, c'est l'autel dont je suis le dieu.
Quel est le poète, dites-moi, qui oserait préférer le jour à la nuit ?
Qu'est-ce que le soleil de midi, si anguleux à côté de ce crépuscule
si favorable, qui adoucit tous les contours qui jette le parfum et le
silence à pleines mains, qui arrête la fermentation des vendanges, qui
fait chanter le rossignol pendant l'été et le grillon pendant l'hiver ?
J'aime donc le cabaret et la nuit.
Je me disais tout ceci dans un de ces combats de conscience que je me
livre souvent tout bas, quand je vins à me souvenir des bons conseils
de la princesse Amélie. « Vous buvez trop, Théodore ! Vous ne dormez
pas assez, Théodore ! Vous m'affligez, Théodore ! Promettez-moi de
rester chez vous ce soir! » Et puis, me disais-je, il est bien sûr que
la princesse ne le saura pas.
J'en étais à mon dernier regard sur les silhouettes de la muraille; au
milieu de tant de grotesques figures, j'en découvris une d'un
accueillant aspect : c'était une tête penchée, un air pensif, des
cheveux en désordre, une figure que je fus tout de suite porté à aimer
beaucoup. Je fus ravi quand je vins à découvrir que cette figure,
c'était la mienne; que cette aimable personne, c'était moi !
Je l'aurais admirée bien plus longtemps, quand la dernière flamme du
punch vint à s'éteindre. Tout s'effaça et, à la place de ce tableau
animé, je ne vis plus que la muraille bleuâtre et pâle comme la figure
d'un calomniateur qu'un honnête homme appelle en duel.
Alors le jour paraissait tout bleu ; divinité en bonnet de nuit, et qui
n'a pas encore secoué sa chevelure d'or. Je me sentis un accès de
sobriété, et je sortis du cabaret. Il fallait que la lumière fût
fausse, car je sentis que tout tournait autour de moi. Chaque maison
passait à son tour : le palais, la chaumière et le palais du roi, avec
ses treillages en fer doré, ses statues pompeuses et ses cygnes
majestueux flottant sur les bassins qui ne se taisent pas ; le jardin
du pauvre suspendu à son cinquième étage, le poisson rouge placide dans
un bocal en verre, entre un pot de renoncules et un pot de simples
violettes ; tout passait ainsi devant moi. Devant moi passa l'hôpital
qui me leva son chapeau en me disant un affectueux bonjour ; passa la
prison, insolente parvenue que la liberté a peuplée, plus que ne le
fit l'esclavage ; passa la fière cathédrale tenant de ses mains débiles
son dôme ébranlé ; passa la maison de la courtisane, à la porte
entrouverte, silencieuse comme un tombeau : je laissai passer toute la
ville ainsi, trop heureux !
A la fin le soleil partit ; et du côté de l'orient, enveloppée dans
son premier rayon, comme une apparition dans un tableau de
Michel-Ange, je vis passer la princesse Hélène ; Hélène à peine éclose
et brillante de la première rosée du matin. Je rougis en l'apercevant ;
je venais de découvrir que j'étais encore à la porte de mon cabaret,
justement sous l'enseigne du grand Frédéric, apparemment que ma maison
n'était pas encore passée devant moi.
Elle m'aperçut immobile, et nie fit un petit signe. Il n'y a que moi
qui puisse dire que c'est un signe.
- Bonjour, dit-elle, mon fidèle Théodore, oh ! sage Théodore, sobre
Théodore, levé avec le jour, et qui viens saluer le soleil. Je vous
sais gré, Théodore, d'avoir si bien tenu la parole que vous m'avez
donnée, vous êtes un philosophe accompli ; en revanche, je vous permets
de m'accompagner.
J'accompagnai la princesse si belle ; si jeune, si simple, si grande
dame, qui m'appelait son Théodore. Je ne suis pas bien sûr que ce soit
là une femme. Si c'est un corps, je n'ai jamais pu le toucher, pas
seulement sa robe de mes lèvres, pas seulement la trace de ses pas ;
elle n'a pas de traces ; sa bouche n'a pas d'haleine, si ce n'est un
parfum invisible comme celui d'une fleur ; je ne saurais dire la
couleur de ses cheveux ; il n'y a point de bleu dans le ciel comme
celui de son regard ; ses vêtements ont une forme indicible, ils se
groupent autour d'elle, ils l'embrassent, ils flottent, ils retombent,
ils se livrent, pour lui plaire, à mille coquetteries incroyables ;
ils sont animés, elle ne l'est pas ; c'est sa robe qui remue, c'est son
voile qui sourit, c'est son gant qui se dessine, c'est son fichu qui
bat, c'est sa chaussure qui marche. Mon Dieu ! que j'ai été timide avec
cet ange ! Mais on dit que les anges brûlent ; ainsi je le suivais
toujours.
Elle arriva, devinez où ? Chez mon ancien cainarade, le musicien
Kreyssler ! Nous avons étudié l'harmonie en même temps, Kreyssler et
moi ; c'est encore un jeune homme, et pourtant je ne suis né qu'après
lui, moi si vieux déjà. On a élevé bien des disputes pour savoir si
Kreyssler a plus de génie. que moi ; moi, j'ai l'inspiration plus
prompte et plus vive que Kreyssler ; moi, j'ai plus de folie et
d'éclat, j'ai plus d'enivrement et de hasard, je suis plus du peuple,
mais Kreyssler, c'est le chantre du monde idéal ; c'est le musicien de
la jeunesse et des femmes ; il est au troisième ciel, à côté de saint
Paul ; il jette son âme aussi haut qu'elle peut aller, sans s'inquiéter
de son âme ; puis il l'accompagne de sons lointains et prolongés ; sa
musique est une extase ; pour lui, le monde extérieur n'est rien, il
n'est pas de ce monde ; moi, j'en suis.
Kreyssler est beau, plus beau que moi ; son visage est inspiré, il est
poète, son chant est lent et méthodique ; moi je ne suis qu'un bouffon
à côté de Kreyssler; j'imagine cependant que Kreyssler est heureux :
c'est un rêveur à sa manière.
La princesse l'écouta longtemps avec transport et les larmes aux yeux.
Il chantait si bien ! Elle était placée devant lui, dans le plus grand
jour de l'appartement ; lui, tout entier à sa vie du moment, n'aperçut
pas notre Hélène, Hélène, sa déesse, sa muse, celle pour qui il
chantait alors, celle qu'il voyait dans le nuage azuré à travers la
mélodie, celle qui était près de lui et qu'il ne vit pas près de lui !
Hélène resta une heure à le contempler, à l'admirer, à l'entendre. A
la fin, elle se retira pénétrée, respectueuse, comme si elle fût
sortie du sanctuaire : c'est la première fois que j'ai senti le ver de
la jalousie. Il s'agissait de plus haut prix que de l'amour d'Hélène,
il s'agissait de son estime.
La sérieuse Hélène, sortie d'auprès de Kreyssler, reprit avec moi le
ton jovial, elle m'estime si peu ! « Voilà pourtant, pauvre homme, me
dit-elle, comme tu aurais été, si tu avais voulu ! »
Oui, un rêveur sublime, un poète élégant, un chantre, inspiré par le
ciel, par les fleurs, par l'amour ; tu n'as pas voulu, Théodore.
Théodore, tu t'es vautré dans la fange, tu as appelé le chaos à ton
secours, tu as barbouillé ta face de lie, tu as corrompu ta raison, tu
n'as plus été qu'un poète de hasard, tu as été un mauvais bouffon de
carrefour.
Pauvre homme !
Rampe, Théodore !
Alors je répondis, et en répondant je pleurais :
- Ah ! madame, que vous me faites de mal. N'accusons pas le créateur,
madame, qui a donné enfin à l'art ce qu'il n'avait pas refusé à
Alexandre, son Diogène. Je suis le Diogène-artiste, comme l'autre était
le Diogène-citoyen. Lui et moi nous avions du trop-plein dans la tête
et dans le coeur. Ce trop-plein, il a fallu le jeter, lui dans la
débauche et moi dans les excès du vin. Ce trop de génie, il a fallu
l'épuiser en improvisant, sans cela nous étions morts. Ne me parlez pas
de génies corrects, madame, ni des cruautés correctes, jamais je ne
serrerai cette taille élégante, entre quatre baleines, jamais je ne
subirai, moi, l'outrage d'un corset ; je suis votre Théodore comme je
suis, mais vous venez de m'affliger profondément.
Comme la foule était déjà dans la rue, notre jeune princesse rentra
dans son palais, ou plutôt elle s'évanouit dans le ciel. Elle est au
ciel à présent, dominant notre observatoire. Pour moi, je restai seul
en proie à mon chagrin ; et, chose étrange ! quand la nuit fut venue,
je me retrouvai à mon cabaret favori, à côté du poêle, dans le grand
fauteuil de mon hôtesse, comme si ce n'était qu'un rêve tout cela !
(Contes fantastiques,
1832.)
(texte
non relu après saisie, 12.IV.08)
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