AU LECTEUR
La réponse de M. Jules Janin au discours latin de la Sorbonne fut, l'an passé, une espèce d'événement.
La
Revue de l'instruction publique a reproduit, en l'adoptant, cette
éloquente plaidoirie d'un vrai critique plaidant pour sa maison. A
notre tour, nous sommes heureux de publier ces pages qui ne sauraient
périr. Nous y ajoutons en forme de préface une lettre inédite de
l'aimable écrivain répondant aux observations du jeune universitaire
qui a prononcé le discours latin.
A tout péché miséricorde ; à tout seigneur tout honneur.
V. D.
*
LETTRE INÉDITE
MONSIEUR,
J'ai
lu votre lettre ; elle m'a touché profondément sans m'étonner. Quelque
chose, en effet, me disait qu'un jeune homme, enivré des chefs-d'oeuvre
où sont proclamées toutes les libertés de l'esprit humain, ne pouvait
pas, de gaieté de coeur, s'attaquer, dans un auditoire officiel, en
présence de tant de jeunesse libérale, aux vaincus de la veille, aux
exilés rappelés, aux exilés volontaires, à tous les écrivains si
malheureux sous ces lois terribles. Non, monsieur ! Et maintenant, je
n'en saurais douter, vous êtes un honnête et libre esprit. Pourtant,
convenez-en, la nécessité de votre discours a voulu que vous ne fissiez
ne exception dans vos colères que pour les critiques de l'Université,
de l'Académie et du Sénat. Les autres sont restés sur le carreau.
Or,
ces autres, par la façon dont va le monde lettré, on les peut attaquer
impunément. Pendant que le dernier huissier du ministère, pour peu
qu'il ait la chaîne au cou, se voit protégé par le communiqué,
l'avertissement, la suspension, l'amende, la prison, et enfin la
suppression (hier encore le journal de ce rare et charmant esprit,
votre camarade, M. Prévost-Paradol), les déclassés, tels que nous,
restent exposés à tous les essais de la jeunesse bien pensante, et
servent de tête de More aux premiers efforts de leur Muse à l'abri.
Voilà mon thème ! et si j'avais voulu appuyer, j'aurais cité certain
morceau (de critique !) dans la Revue de l'Est du mois de janvier
1864, où la pauvre critique est déjà bien malmenée. Je ne l'ai pas fait
pour ne point me servir d'une délation.
Tels que nous sommes,
nous nous battons à armes courtoises. Tant pis pour nous si l'ennemi
possède un canon rayé ; nous n'avons qu'une épingle émoussée. « Au
fait, disait un certain Fannius, je ne sais que répondre au commandant
de dix légions. »
Voulez-vous, pour finir, que je vous dise
ici toute ma pensée ? Il me semble que ma fâcherie était inutile. Après
les sourires aimables que vous avaient accordés publiquement, en
hochant la tête, ce grand latiniste, M. Achille Fould, et ce libéral
obstiné, M. Drouyn-de-Lhuis, j'aurais dû, monsieur, vous trouver assez
puni.
J. J.
*
LA SORBONNE ET LES GAZETIERS
Holà
! petit garçon ! faites en sorte que nous soyons bien à l'aise en ce
bureau des merveilles. Nous voulons dépasser cette fois le solstice du
beau, le zénith du joli. Pour nous, l'élégance n'a rien de trop
raffiné, la perfection n'est pas assez parfaite. Il faut que les plus
fins connaisseurs s'extasient sur le vernis de nos paroles. Vous verrez
cette fois, messieurs les pantoufliers de Sorbonne, si nous sommes
vêtus à la dernière mode, en véritables Benoîtons de la langue latine ;
si notre petite oie est congruante à l'habit, si notre ruban n'est pas
du Perdigeon tout pur, si nos canons ne sont pas d'un grand quartier
plus longs que tous ceux qu'on a faits. Attachez un peu sur ces gants
la réflexion de votre odorat ! « Ils sentent terriblement bon,
j'imagine, et jamais vous n'avez respiré une odeur mieux conditionnée.
» Et la senteur de nos cheveux ! j'espère que cela est tout à fait de
qualité, « et que le sublime en est touché délicieusement. » Quant
à nos plumes, « elles sont effroyablement belles, le brin en coûte un
louis d'or. » Ainsi parleraient Cathos et Madelon, les deux précieuses
aspirantes aux honneurs du baccalauréat.
Je l'ai donc lu ce
fameux discours sous lequel devait succomber la critique française, et
j'avoue, au premier abord, que j'en suis resté atterré :
Traître, tu nous gardais ce coup pour le dernier !...
Heureusement
(et voilà ce qui nous a sauvés tous, critiques mes frères) que dans
cette catilinaire le joli l'emporte sur le beau, et qu'à force de
parure, ce rude jouteur a montré le défaut de sa cuirasse
élégante. Il écrit, comme un naïf, en si petit franco-latin, que le
premier venu va lui répondre. Et d'abord il intitule son mélange : De
Criticis ! Critiques de qui ? critiques de quoi ? Parlez-vous de
l'homme écrivant la critique, ou de la critique écrite ? Censura,
disait Juvénal. Un vrai latiniste eût appelé ces Critici des
grammairiens (grammatici certant), et, mieux encore, des rhéteurs.
— « C'est un nom que l'on me donne assez souvent, disait M. Villemain,
et qui ne me déplaît pas toujours. » Rhéteur est un mot noble et de
belle origine. Jules César et Cicéron furent élevés par des rhéteurs. Un seul caprice de la fortune peut faire un consul d'un rhéteur,
disait le poëte satirique ; ou tout au moins fallait-il ajouter, comme
fait Cicéron, le de Viris. Il disait les hommes politiques, pour
parler des grands orateurs. Même chez nous, quand nous disons tout
court un politique, nous disons presqu'une injure ; au contraire, un
homme politique est parfois une suprême louange. Hommes athéniens !
s'écriait Démosthène ; c'était sa façon de dire Messieurs ! Ils se
méfiaient, ces grands anciens, de la bassesse du style autant que d'une
mauvaise action. Une fois que le grammairien Cecilius dissertait sur la rhétorique, et prouvait peu de chose : — « Ami, reprit un auditeur,
prends garde à ne pas ouvrir une si grande bouche pour souffler dans
une si petite flûte. » Et quand, nonobstant cette juste remarque, eut
paru son Traité de la critique, ah ! s'écria-t-on, le livre de
Cecilius est trop petit pour son sujet.
Le Cecilius de la
Sorbonne a commencé par nous dire qu'il était un enfant, qu'il avait
grand'peur que la langue ne lui fourchât (ne lingua titubet), et que
dans ce grand sénat de la Sorbonne, il ressemblait au paysan du Danube,
non pas, j'imagine, par la majesté, mais tout simplement par la
rusticité de son discours :
Son menton nourrissait une barbe touffue...
Puis,
tout d'un coup, notre orateur porte-toge (togatus inter togatos), se
reprenant : « Non, non, dit-il, je n'ai pas la barbe et l'habit du
paysan du Danube ; je suis un porte-toge au milieu des robes
universitaires. Certes, il eût cité, s'il l'avait su, ce vers des Géorgiques, traduit par l'auteur du Lutrin :
D'une robe à longs plis balayer la Sorbonne... (1).
Non, certes, on ne reconnaî-trait pas le paysan du Danube à cette
invocation magnifique : Auditeurs très-ornés, ce qui veut dire en
même temps dames très-élégantes. Un sénat de rois ! Le paysan entrait
plus vite en matière que le docteur :
Romains, et vous, Sénat, assis pour m'écouter, Je supplie avant tout les dieux de m'assister.
Lui
aussi, notre homme en toge, il va prier les dieux... puis, le voilà
soudain qui s'arrête en se souvenant qu'il est chrétien : « Laissons là
les dieux, dit-il, mon Dieu, c'est assez (Deos imo Deum)., » Que
c'est pieux et précieux ce soudain singulier substitué au pluriel !
Telle, autrefois, Zaïre s'écriait :
Tu balançais son Dieu dans son coeur alarmé.
Voilà
par quel détour ingénieux il arrive au sujet de son discours. Il
manquait, nous dira-t-il, une critique de la critique. Je vais remplir
cette lacune et livrer les critiques aux dieux mânes. (Nous rentrons
ici dans le pluriel.) En même temps, à propos des critiques, et c'est
fâcheux, il se souvient du touchant épisode où le jeune Euryale attire
à soi l'attention de l'ennemi (in me convertite ferrum), et de ce ferrum il tire un effet inattendu :
Tournez donc contre moi votre plume de fer...
Bientôt
le voilà, comme un agrégé sans reproche et sans peur, qui remonte
aux origines de la critique. Elle a, de son propre aveu, une origine
illustre : « Aristote, un fleuve d'or ; Cicéron, le maître et l'exemple
le plus parfait de l'éloquence ; Horace et Quintilien, Boileau et
Fénelon, et plusieurs autres » Mais il n'ose pas mettre en si vilain
latin ces noms fameux : « C'étaient, dit-il, en même temps que de
grands critiques, de grands inventeurs. » Il ajoute, et toujours en ne
nommant personne : « que, s'il le voulait bien, il rencontrerait encore
de nos jours des Aristotes, des Horaces et des Quintiliens. » Mais,
grands dieux ! (ou grand Dieu !) c'est le petit nombre. Combien
de misérables petits critiques, après ceux-là, qui parlent sans rien
dire, ignorants des grâces du discours, passant de la terre au ciel, de
tout à rien ! Si l'on voulait bien chercher dans tous les puits, on
trouverait un critique : « Ils aiment la nuit et le vagabondage (nocte
errantes). » Nous en avons rencontré de cette sorte dans les fables de
La Fontaine :
Capitaine renard alloit de compagnie Avecson ami bouc des plus haut encornés.
Des
grands critiques grecs, latins et français, on n'oserait pas dire que
nos petits critiques soient non pas les fils, mais les bâtards. « Je
veux mourir (Dies me deficiat) si la race infime dont je parle dans
cette illustre réunion mérite un pareil honneur. » Et cependant ils
occupent toutes les positions littéraires. Qui n'est pas de leur écurie
est reçu à coups de pied. Ce sont des amis qui se grattent les uns les
autres, et, quand ils sont en guerre, autant de gladiateurs dont le
tapage est infernal. « On les comparerait volontiers (c'est une
comparaison que j'emprunte à Sénèque parlant des philosophes) à des
horloges dont pas une ne dit la même heure. Ah ! France
infortunée! sous mon consulat née, qu'as-tu donc fait de ta politesse
et de ton innocence ? » Et voilà comment, dans un style ennemi de
la lumière, notre éloquent criticus jette à nos yeux éblouis le sel
réjouissant de son esprit. Nous, cependant, nous restons aveuglés des
météores de ce grand discours. Jamais, dans le Traité de la Satire,
par Saint-Réal, dans le discours de Voltaire, qui n'est pas toujours
tendre au pauvre monde, et dans ce passage où Bayle a si bien parlé de l'incivilité des critiques, nous n'avons rien trouvé qui fût
comparable à la civilité de ce docteur Pomposus. Plus il s'est mis à
l'abri des critiques officiels, plus il s'en donne à coeur-joie à
dauber sur les petites gens qui ne sont que des écrivains — rien que
cela ? si peu que cela ! Rendons-lui cependant cette justice
: il désigne aussi peu ceux-ci que ceux-là ; il laisse à la sagacité de
ses auditeurs très-ornés le soin de distinguer les aigles des hiboux.
Les anciens faisaient mieux : quiconque était désigné par eux avait
deux noms, un sobriquet, pour le moins : Alexandre, fils de Philippe ;
Alcibiade, fils de Clinias ; Diogène le Cynique ; Denis le Tyran.
Nous sommes fâché des ambiguïtés du critique latin. Il faut qu'il se
soit rappelé cette exclamation du bon Scarron, revenant d'une
distribution des prix au collége Louis le Grand : « Madame, disait-il à
la femme illustre qui sera plus tard Mme de Maintenon, réjouissez-vous,
je ne suis plus le bonhomme Scarron, mais bien le riche et
tout-puissant Scaurus, dont la maison était le Versailles du temps
d'Auguste. » Et de rire. Il riait volontiers de l'emphase, et, disons
mieux, de la tautologie. Il n'était pas grand ami des faiseurs de
tragédies et de comédies latines, des Euripides et des Térences de
Louis-le-Grand. Ces déguisements latins ne lui plaisaient guère : «
Quand Ménage, Santeuil et Dupérier se seront bien appelés : Ménagius,
Pererius et Santolius, en seront-ils plus gras et plus connus ? »
disait-il. Il avait pour voisin un jeune rhétoricien qui, faisant
des vers latins, cherchait un adjectif à Jupiter dans un livre
intitulé le Choix des épithètes, par Jean Teissier, seigneur de
Ravisi, qui s'appelait Ravisius Textor (allez donc vous reconnaître en
ces noms propres). Or le jeune homme trouva dans le Choix des
épithètes (on dirait de nos jours le Cahier des bonnes expressions) Jupiter biscornu. « C'est bien fait, disait Scarron, et que ça
t'apprenne, ô mon fils ! à ne pas écrire en latin: tu serais forcé de
dire : sur la rive du fleuve, quand c'est le bord de la rivière
qu'il faut dire. Parlant du pont Neuf, tu dirais : le pont nouveau,
ce qui n'est pas la même chose ; on ne dit pas : mon blanc bonnet, on
dit : mon bonnet blanc, en dépit du proverbe. » Mais ceci ne
rentre pas dans le sujet de cette réplique. Il ne s'agit pas, cette
fois, du moindre ou du petit latin, il s'agit de justice et d'équité.
Si le jeune agrégé de Sorbonne, à peine dépouillé de cette robe en argumentabor (2), avait été interrogé par un homme habile à tirer son
secret : « Là, voyons, mon jeune docteur, je ne suis pas farouche et je
suis de vos amis. Vous parlez d'or ; mais dites-moi en langage vulgaire
le vrai
nom de ces Critici que vous traitez de la belle sorte ! Allons
courage, et pas de fausse honte, on vous gardera le secret... Vous vous
taisez ; je vais vous le dire : on les appelle, avec votre
permission : des jour-na-lis-tes ! Ah ! la bonne farce, et que c'est
bien fait ! Ils l'ont bien mérité, ces fils de Sicambre !
En
effet, voilà le vrai mot de ce pot-pourri, et les ornatissimi
auditores ne s'en sont pas doutés. Encore moins se sont-ils doutés de
cette nouvelle attaque à la littérature facile : « Hélas ! plus que
jamais le délire et le songe se sont emparés du théâtre et du roman.
C'en est fait de l'amour, de la colère et de la douleur, des grandes
passions de l'art dramatique. C'en est fait du beau langage où
respirait la suave odeur de l'antiquité cicéronienne. Plus de langue
française ; nous parlons un patois barbare. On dirait que nous sommes
tombés chez Circé la magicienne, qui, par ses herbes et ses
enchantements, change en pourceaux les compagnons d'Ulysse. » On le
voit, nous traduisons de notre mieux, et nous combattons à armes
courtoises.
Mais
quoi ! cette nouvelle déclamation des anciens
et des modernes, nous la savons par coeur. Quant à la dispute, soulevée
il y a trente ans, de la littérature facile, nous dirons au jeune
latin que la dispute appartient à un maître, à son maître, et que,
par respect autant que par modestie, il eût bien fait de s'abstenir.
S'il eût daigné relire avec soin cette dispute illustre, il eût compris
que tout d'abord elle avait été épuisée, et qu'avec toutes ses figures
de rhétorique, amplification, imitation, image, figure, interrogation,
hyperbate, qu'il ne faut pas confondre avec l'hyperbole, il perdrait
son latin (qui n'est pas grand'chose) à souffler sur ces cendres
éteintes. En vain il invoque Aristote et Théophraste, en s'écriant : Par Hercule !... On ne l'écoute guère quand on l'entend, on ne
l'écoute plus quand on l'a compris. Pareil malheur est arrivé à
Théopompe, et pourtant il faisait plus de bruit à lui seul qu'un
enterrement romain de première classe. « Engagez-moi, disait-il, vous
verrez si je sais glorifier les morts ; je fais plus de bruit que six
trompettes — Respectez, lui dit quelqu'un, ces grands instruments
inanimés ; ils suffisent à réveiller le courage ; ils servent à donner
le signal des grandes actions... » Et nous aussi nous vous dirons,
jeunes gens qui avez à peine le pied dans l'é trier
: Ayez du moins quelque souci de vos anciens. Ils ont combattu dans
plus de batailles que vous n'avez pu en lire à votre âge (3).
Redoutez les discours pleins de vide et de vent ; méfiez-vous des
quolibets sans portée. « Il ne me déplaît pas toujours, disait
Quintilien, d'assister aux gaietés de Démosthènes, mais ces gaietés ne
lui vont guère. » C'est bel et bon, jeunes gens très-ornés, de
s'incliner devant l'abbé d'Aubignac ; mais vous perdez votre temps à
nous expliquer Bartole, Macrobe et Lycophron. Au temps de Boileau,
l'un de ses confrères écrivait en français les jolis vers que voici :
De Boileau l'affreuse satire Déchire nos rois et nos dieux... .............................................. Un ingrat comme toi n'eut jamais de courage...
Et
puis, en vile prose, il disait à ce grand homme : « O fainéant impie !
une âme religieuse ne peut te voir qu'avec horreur. » Avez-vous donc
pensé, messieurs de la toge neuve, avant de porter ces terribles
accusations, quelle était la Sorbonne autrefois, ce qu'elle est encore
aujourd'hui ? Quelle est l'autorité, même dans une langue morte et que
vous achevez tous les jours, de cet écho formidable ? Et lorsque vous
franchissiez à pas comptés, semblables au grand pontife portant les
images des dieux, les degrés de cette chaire éloquente autour de
laquelle tant de gens considérables par leur position sociale, et
quelques-uns par leur mérite, attendaient votre bon plaisir, vous
disiez-vous que du haut de cette chaire avaient parlé, au milieu de
l'enthousiasme universel de la jeunesse admirable qui contenait la
révolution de 1830 et ses splendeurs, les trois maîtres de la critique
moderne, en poésie, en histoire, en philosophie, et que le lieu était
mal choisi sans doute pour annoncer votre humble factum : De Criticis
? Le respect, jeunes gens, le respect ! Ajoutons : la reconnaissance !
Oh ! quelle douleur ! Nous comprenons à la rigueur que vous immoliez
les critiques à votre beau génie ; oui, mais que vous ont fait
les poëtes ? Voilà cependant tout ce que vous en dites : « Ces
poëtes dont les vers et les poëmes ont rempli nos premières années
d'une grâce et d'une douceur incomparables, les voilà qui se taisent,
écrasés par l'outrage du temps ou fauchés par la mort, sans pitié... »
Rien de plus. Vous dédaignez même la plus simple précaution pour dire à
l'auteur des Méditations poétiques : « Vous êtes vieux ! » Cela ne se
dit point au génie resté debout et qui travaille encore. A lui seul il
appartiendrait de s'écrier comme Mithridate expirant :
Mes ans se sont accrus, mes honneurs sont détruits...
Mais
nous autres, les petits et les faibles, doués d'une grande admiration,
quand nous parlons de l'âge accru de ces grands hommes, nous y mettons
autant de précaution qu'Horace, ou Voltaire, ou Despréaux :
Malgré soixante hivers escortés de seize ans...
Cependant
le poëte des Méditations n'est pas le seul qui ait enchanté votre
aimable jeunesse ; oubliez-vous donc ces poètes regrettés, à jamais
regrettables : Alfred de Vigny, également habile à la prose,
au poëme ; Alfred de Musset, mélange heureux de don Juan et de Byron ?
Si j'avais été que de vous, dans cette gloire, assis entre la statue de
Pascal et le marbre de Bossuet, je me serais souvenu même de Brizeux,
le poëte inspiré de la Bretagne. Il mourut comme il avait vécu, en
chantant sa forte et fière patrie. Ou, tout au moins, pourquoi ne pas
réveiller dans ces murailles dont l'écho a gardé le nom jeune et
glorieux de Casimir Delavigne, un souvenir de l'auteur des Messéniènnes, consolatrices des malheurs de 1815 ? O jeune homme,
habile et prolixe à la louange des puissants et des forts, n'êtes-vous
pas malheureux de tant de concision, s'il ne s'agit que des poëtes qui
vous ont tant charmé ? Quoi ! pas un mot sous ces voûtes sonores pour
le nouvel Horace appelé Béranger ! Il chantait si bien Lisette et
l'empereur ! Celui-ci, même en Sorbonne, eût fait passer celle-là ; le
laurier eût dissimulé la tubéreuse, et vous eussiez conquis sans trop
de peine l'applaudissement des anciens, l'applaudissement des
très-jeunes. Pourriez-vous me dire à qui donc appartiennent ces beaux
vers tout remplis de piété filiale :
Vous que j'ai vus périr, vous, immortels courages, Héros, dont en pleurant j'aperçois les images...
Ces
deux vers sont sortis de l'âme ardente et reconnaissante de Voltaire.
Aussi bien que vous il maniait l'ironie, et mieux que vous il savait
pleurer les grandes vertus.
Mais (voilà pour moi le vrai
trouble et l'énigme inexplicable), en supposant que vous ayez oublié ou
négligé ces grands esprits dont le nom ne saurait s'écrire en latin, il
en est un qui se présentait à votre éloquente période et dont le nom
n'aurait pas déparé vos sons paraphones. Le nom de Hugo appartient à
la double langue. Il vient de montrer encore, à six reprises, que les
années n'ont pas su l'atteindre. Il est resté debout dans son génie et
sur sa roche. A votre âge, on n'a pas le droit d'oublier une pareille
gloire. Virgile, à vingt ans, célébrait le plus illustre des bergers
des champs de Mantoue, hélas ! trop voisine de Crémone.
Daphnis foule à ses pieds la nue et les étoiles...
De
ce courage sans danger et de cette reconnaissance que votre jeune
auditoire eût payés de ses acclamations de quinze ans, Despréaux vous a
laissé un exemple immortel :
En vain contre le Cid un ministre se ligue, Tout Paris pour Chimène a les yeux de Rodrigue...
Et celui-là, ce maître absolu, qui n'était pas homme à donner raison aux peuples contre leurs princes, Frédéric le Grand :
En vain de notre sort un souverain décide. Son exil dans le Pont n'avilit point Ovide..
Il n'est pas bon, ce distique... il fait le plus grand honneur au roi qui l'écrivit.
Voilà
ce que nous tenions à dire à ce jeune homme. Il n'a pas encore assez de
mérite et de talent pour que, de si bonne heure, on lui réponde,
écrivant et parlant une langue morte ; mais il s'adressait à des
auditeurs qui souriaient et applaudissaient, nous dit-on, et nous
voulons répondre à ces sourires. Ils oubliaient, les uns et les autres,
ces victorieux applaudissant aux injures des vaincus, que l'un des
nôtres, M. Saint-Marc Girardin, a fait du journal français une louange
immortelle en disant : M. de Chateaubriand était un grand
journaliste. En vain les nouveaux venus voudraient prévaloir contre
cet arrêt sans appel. Consolons-nous. Plus nous avançons vers le
silence, et plus nous entendrons sans pâlir les voix qui racontent le
peu que nous avons été.
Ecoutez-les, et si chacune de ces
voix, qui représente une année, une passion de votre vie, arrive à
vous, racontant des opinions auxquelles vous êtes resté fidèle et des
admirations qui n'ont fait que grandir ; si vous rencontrez dans ce
passé qui sert de jouet aux imberbes quelque souvenir de luttes
généreuses, de résistances loyales, de combats qui n'étaient pas sans
courage ; si vous pouvez dire à coup sûr : voilà une renommée que j'ai
faite, un esprit que j'ai découvert le premier ; si, en fin de compte,
vous avez pour amis les vaillants, les fidèles, les courageux, les
grands esprits, et si les autres seuls vous accusent ; si, parmi les
choses que vous avez maltraitées, il ne s'est pas rencontré un
chef-d'oeuvre, et si, parmi les oeuvres que vous avez le plus louées,
il ne s'est pas découvert une honte, et si votre instinct vous a
guidé dans les passages difficiles de façon à vous faire éviter les
trappes, les écueils et les abîmes dont le sentier des belles-lettres
pratiques est semé de toutes parts, rassurez-vous, mon frère, mourez en
paix, vous ne mourrez pas tout entier. Enfants de la littérature
facile, on le veut bien, mais voici tantôt quarante ans que vous restez
exposés aux premiers coups des chevaliers errants dans le domaine de
l'imagination. Hélas ! combien, restés sur la place, ont été ramenés
par le barbier Samson Carasco dans la maison dont ils n'auraient
pas dû sortir ! Dans les louanges qu'il faisait du siècle de Louis XIV,
M. le duc de Saint-Simon ajoute que rien ne manquait à ce beau siècle,
« pas même cette espèce d'hommes qui ne sont bons que pour le
plaisir. » Il voulait parler des poëtes, des artistes et des critiques
de profession, si facilement odieux à ces fronts ridés de bonne heure
sur lesquels il est écrit : Hommes sérieux. L'homme sérieux est
l'ennemi-né du bel esprit. Il ne veut pas de ces importuns qui
n'admirent guère. A quoi bon, en effet, ces faiseurs de critique ? Ils
impatientent le lecteur ; leur goût consiste absolument à n'avoir pas
le goût de tout le monde ; ils imposent leur volonté à la foule
obéissante ; ils brisent ce que le public adore, ils relèvent ce qu'il
a brisé. Quand ils devraient donner la force et le courage aux
impuissants de nos écoles, ils s'appliquent au contraire à leur montrer
l'obstacle, à leur faire sonder l'abîme, à leur prouver qu'ils tentent
l'impossible.
« O l'étrange chose, disait l'ancien Balzac,
qu'un grammairien, qui n'a étudié que les syllabes, prononce hardiment
sur les oeuvres de tant de grands hommes ! Voilà, à mon sens, ce qu'on
ne devrait pas souffrir. » Lui-même, Voltaire, qui était
le bon sens et le génie en personne, il eût voulu que le roi
envoyât Fréron... aux galères ! Eh Dieu ! que de violences, que de
larmes, de colères, d'injures, et quel débordement incroyable de mille
fureurs insensées contre les écrivains mal-avisés qui se figurent qu'il
leur est permis de dire : Ceci est bon, ceci est douteux !
Enfin,
quand il a bien déclamé, notre hypercritique en latin montrant le monde
à ses disciples : « Allez, leur dit-il, le monde est ouvert (4). Suivez
les grands exemples que vous avez sous les yeux ; soyez des
créateurs, des inventeurs. L'univers se fait vieux ; si vous voulez le
prendre, il est à vous. *
ACADÉMIE DES BIBLIOPHILES Société libre
Pour la publication à petit nombre de livres rares ou curieux.
*
ACADÉMIE DES BIBLIOPHILES
MEMBRES DU CONSEIL Année 1867-1868
MM. Paul CHÉRON, de la Bibliothèque impériale ; Hippolyte COCHERIS, de la Bibliothèque Mazarine ; Jules COUSIN, de la Bibliothèque de l'Arsenal ; Pierre JANNET, fondateur de la Bibliothèque elzévirienne ; Louis LACOUR, de la Bibliothèque Sainte-Geneviève ; Lorédan LARCHEY, de la Bibliothèque Mazarine ; Anatole DE MONTAIGLON, secrétaire de l'Ecole des Chartes, ancien bibliothécaire à l'Arsenal ; Charles READ, chef de la section des Archives, de la Bibliothèque et des travaux historiques, à la préfecture de la Seine ; Le baron Oscar DE WATTEVILLE, chef du bureau du dépôt des livres au ministère de l'instruction publique.
_____________________ Les
séances du Conseil se tiennent le second mardi de chaque mois, à quatre
heures et demie, au palais de l'Institut, dans le cabinet de M. H.
Cocheris, bibliothécaire-trésorier de la Bibliothèque Mazarine.
MM. les membres actifs et libres sont admis aux séances et ont voix consultative.
* COLLECTION DE LA COMPAGNIE
I. DE LA BIBLIOMANIE, par Bollioud-Mermet, de l'Académie de Lyon. In-16, pot double..... 5 » 2. LETTRES A CÉSAR, par Salluste, traduction nouvelle par M. Victor Develay. In-32, carré..... 2 » 3. LA SEIZIESME JOYE DE MARIAGE, publiée pour la première fois. In-16, pot double..... 2 » 4.
LE TESTAMENT POLITIQUE DU DUC CHARLES DE LORRAINE, publié avec une
étude bibliographique par M. Anatole de Montaiglon. In-18 jésus .....
3 50 5. LES BAISERS DE JEAN SECOND, traduction nouvelle par M. Victor Develay. In-32 carré..... 2 » 6.
LA SEMONCE DES COQUUS DE PARIS EN MAY 1535, publiée d'après un
manuscrit de la Bibliothèque de Soissons, par M. Anatole de Montaiglon.
In-18 jésus..... 2 » 7. LES NOMS DES CURIEUX DE PARIS, avec
leur adresse et la qualité de leur curiosité. 1673. Publication de M.
Louis Lacour. In-18 raisin..... 1 50 8. LES DEUX TESTAMENTS DE
VILLON. suivis du Bancquet du Boys; nouveaux textes publiés par P. L.
Jacob, bibliophile. In-12 couronne.....7 » 9. LES CHAPEAUX DE CASTOR. Un paragraphe de leur histoire. 1634. Publication de M. Louis Lacour. In-18 raisin..... 1 » 10. LE CONGRÈS DES FEMMES, par Érasme, traduction nouvelle par M. V. Develay. In-32 carré..... 1 » 11. LA FILLE ENNEMIE DU MARIAGE ET REPENTANTE, par Érasme, traduction nouvelle, par M. Victor Develay. In-32 carré..... 2 » 12. TRAITÉ DE SAINT BERNARD. — DE L'AMOUR DE DIEU. Publication de P. Jannet. In-16 pot double..... 5 » 13. OEUVRES DE RÉGNIER. Édition de Louis Lacour. Imprimée par D. Jouaust. In-8° carré..... 20 » 14. LE MARIAGE, par Érasme, traduction nouvelle par M. Victor Develay. In-32 carré..... 2 » 15. LE COMTE DE CLERMONT, sa cour et ses maîtresses, par M. Jules Cousin. 2 vol. in-18 jésus..... 10 » 16. LA SORBONNE ET LES GAZETIERS, par Jules Janin. In-32 carré..... 2 »
LES
PRÉCIEUSES RIDICULES, comédie de J. B. P. Molière. Reproduction
textuelle de la première édition. Notes par Louis Lacour. In-18 raisin (sous presse)..... 5 » L'APOCOLOQUINTOSE,
facétie sur la mort de l'empereur Claude, par Sénèque, traduction
nouvelle par M. Victor Develay. In-32 carré (sous presse)..... 2 » LE JEUNE HOMME ET LA FILLE DE JOIE, par Erasme, traduction nouvelle par M. Victor Develay. In-32 carré (sous presse)..... 1 » LES SATIRES DE PERSE, traduction nouvelle par M. Victor Develay. In-32 carré (sous presse)..... 3 » LIVRET ANNUEL DE L'ACADÉMIE DES BIBLIOPHILES, M DCCC LXVI. In-8°carré (sous presse).
____________ Les
statuts de l'Académie des Bibliophiles se distribuent gratuitement à la
librairie de la Compagnie, rue de la Bourse, 10, à Paris. NOTES : (1) Et gradiens imâ verrit vestigia caudâ. (2) Et qui sur cette jupe à maint rieur encor Derrière elle faisait lire : Argumentabor... (3) Plura bella gessit quant coeteri legerunt. Cicéron parlant de Pompée. (4) Et vastas aperit syrtes...
(texte
non relu après saisie, 05.IV.09)
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