Louis Jaugey
(ca1837-19..)

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La belle Léontine
(1868)

Je me promenais mardi dernier vers neuf heures du soir, pensant à mille choses, marchant à pas comptés, regardant les pavés. Une femme venait devant moi. « Bonsoir, mon chou » dit-elle en frottant sa robe contre mon pantalon. Je ne pouvais pas croire que ce charmant bonsoir fût pour un autre, nous étions seuls dans un petit bout de rue.

Je regardai cette femme, elle était jolie de figure et paraissait bien faite de corps, mais je ne la connaissais pas (je ne connais pas de femme qui ait le droit de me dire bonsoir mon chou). C'était une raccro­cheuse. Elle en fut pour son bonsoir, je ne m'arrêtai pas.

Pourtant, quand je fus à une petite dis­tance je me retournai, involontairement mû par le changement que l'aspect de cette fille avait opéré dans mes pensées.

Elle aussi s'était retournée et m'attirait par un sourire et un mouvement de tête des plus provocateurs. Je fus insensible. D'ailleurs j'étais sans argent.

Je continuai ma promenade, cherchant à reprendre le fil interrompu de mes idées, je n'y pus parvenir; je m'embrouillai davan­tage à chaque pas. Tout à l'heure j'avais mille pensées dans la tête, maintenant c'est mille et une, et c'est cette dernière qui bouscule toutes les autres, qui les renverse et les roule dehors de mon cerveau, pour s'en emparer et l'occuper tout entier, quoique d'une manière vaporeuse, indéfinie.

Machinalement, j'entrai chez un mar­chand allumer un cigare, et tout en fumant je retournai chez moi en suivant le même chemin. Je rencontrai la raccrocheuse qui comme moi avait retourné sur ses pas, elle me sourit de nouveau et me dit :

- Venez chez moi, Monsieur, je vous ferai passer une bonne petite soirée.

- Où demeures-tu ? lui dis-je.

- Viens, ici près, il y une maison où nous trouverons une chambre.

- Une maison de passe ! Je ne suis ja­mais entré dans un lieu pareil. Où de­meures-tu ?

Elle me tourna le dos.

C'est une fille crânement bâtie tout de même ! répétai-je mentalement pendant que je revenais chez moi. J'y trouvai une lettre qui détourna enfin le cours de mes ré­flexions. J'expédiai la réponse, puis l'envie me prit d'aller au concert ; je mis un louis dans ma poche et me voilà parti.

Je ne pensais plus à la raccrocheuse, mais au détour d'une rue assez éloignée du lieu de notre première rencontre je me trouvai nez à nez avec elle.

- C'est encore toi, lui dis-je.

- Viens-tu ? je serai bien gentille.

- Chez toi, oui, mais pas ailleurs.

- C'est trop loin, viens où je t'ai dit, c'est à deux pas.

Et sans doute afin de me décider elle s'approcha tout près, tout près de moi et me souffla dans l'oreille : « Je me mettrai toute nue. »

Saperlote ! je n'avais pas pensé à cela. Une idée subite me traversa l'esprit. J'avais besoin d'un modèle de femme, cette fille était peut-être mon affaire. Je lui demandai où était la maison dans laquelle elle vou­lait me conduire.

- Viens seulement, tu seras content. Et vite la voilà à ma droite prête à em­boîter le pas. Je lui dis de marcher devant. Je n'avais pas du tout le désir qu'on me vit avec elle.

J'arrivai devant une maison dont la porte était entre-bâillée, mais très-peu, parce qu'en entrant une sonnette devait tinter pour avertir que des amoureux ou des paillards venaient se cacher là. Moi j'y entrai comme un voleur, en regardant au­tour de moi si personne ne me voyait, et en abaissant mon chapeau sur mes yeux pour empêcher que les êtres de ce taudis passent voir ma figure. J'aurais voulu pou­voir la cacher même à ma raccrocheuse.

L'intérieur de cette maison était sombre, une faible veilleuse dans,l'escalier semblait vous dire : Ici on est discret.

Nous ne fûmes pas plus tôt entrés que quelque chose d'humain, bossu, petit, ban­cal, louche, qui portait le costume féminin, vint à nous et s'adressant à mon introductrice, lui dit qu'il n'y avait pas de place libre et que nous devions attendre. Elle nous fit entrer dans une chambre aussi peu éclairée que l'escalier, où elle nous dit de nous asseoir.

Il y avait là un homme vieux et laid, assis dans un fauteuil. Un lit était à demi caché par un paravant, les meubles réunis indiquaient que cette pièce était la seule employée par les habitants, qui avaient sans doute utilisé tous les coins pour le service de leur sale commerce.

Un commencement de conversation que ce vieux enfanta avec la fille qui m'avait amené m'apprit que les gens les plus vils trouvaient encore moyen d'être fiers dans leur profession.

- Nous avons toujours beaucoup de monde chez nous, disait-il, en s'étendant complaisamment dans son fauteuil, on re­vient de préférence là où on a été bien, et chez nous...

Je ne me souviens plus de ce qu'il mar­motta. La sonnette annonçait des nouveaux venus, on descendait dans l'escalier. La bossue nous dit :

- C'est à vous.

Comprenez-vous ? chacun son tour.

Nous montâmes trois étages, précédés par une vieille rechignée qui semblait faire son service comme on fait une corvée. Elle nous fit entrer dans une chambre, posa une chandelle sur la table et nous dit rude­ment :

- Fermez votre porte.

On entendait des bruits de voix dans les chambres voisines, et..... quels bruits !

- Ce n'est pas beau, ici, dis-je d'un air mécontent, après avoir parcouru du regard les murs et les meubles de cette chambre. Deux chaises, une petite table sur laquelle il y avait une cuvette et un pot ébréchés, quelques vilaines lithographies (que les propriétaires avaient sans doute trouvées excitantes) et un lit. Je me demandai com­ment ceux qui, échauffés de désirs, en­traient là-dedans pour les satisfaire, n'é­taient pas refroidis de suite, rassasiés et dégoûtés par la tristesse et le dénûment du lieu.

Je regardai la créature qui m'y avait attiré et lui demandai si toutes les maisons de tolérance ressemblaient à celle-là.

-Je dois le supposer, ajoutai-je, d'après ce que ce vieux hibou te disait tout à l'heure. Il paraissait fier de son établissement ; tu lui présenteras mes félicitations.

- Mon cher, l'essentiel ici c'est un bon lit ; celui-là est très-doux, viens plutôt voir. Elle avait sauté dessus et ses jupes s'étant relevées, je voyais la plus grande partie de ses jambes qui, comme je l'avais supposé, étaient très-belles.

- Déshabille-toi, lui dis-je.

- Je te l'ai promis, je le ferai si tu veux ; mais nous n'avons pas fait d'accord.

- C'est vrai, cela te convient-il ? Je lui montrai cinq francs.

- Oui, mon chou, viens m'embrasser.

Elle me tendit les bras.

Je lui mis la pièce dans 1a main et je lui répétai de se déshabiller, mais ne m'approchai pas d'elle.

Alors seulement elle s'aperçut de ma froideur. Elle me regarda étonnée, tout en mettant son argent dans sa poche, puis descendit du lit, vint près de moi et voulut badiner.

- Comme tu es sérieux, dit-elle.

- C'est mon habitude. Allons, désha­bille-toi !

J'étais impatient de la voir et de sortir. Je me mis à déboutonner son pardessus. Elle se décida à m'aider, il ne lui resta bientôt plus que sa chemise.

Arrivée là, elle ne se pressait pas de l'ôter. Je poussai une exclamation d'impatience. Soit tactique, soit pudeur (ce qui était peu supposable), elle ne bougeait pas, et voyant que je me levais de la chaise sur laquelle j'étais assis, elle fit un mouvement en se reculant, comme pour mieux se couvrir.

Je me mis à rire et la saisissant d'un bras, de l'autre je lui enlevai son dernier vêtement que je laissai tomber à terre.

C'était ce qu'elle voulait, car au contact de mes mains sur son corps, elle frissonna, se serra contre moi et cacha sa tête sur mon épaule.

Pristi ! je sentis moi-même un petit fré­missement.... Je lui dis bien vite de s'éloi­gner, que je voulais la voir à mon aise.

Sa chevelure, qui n'avait rien de faux, était dénouée et tombait en épaisses tor­sades autour d'elle. Depuis longtemps je n'avais vu une femme aussi belle.

Comment me trouves-tu ? fit-elle en me regardant avec un petit sourire mali­cieux.

- Superbe ! et c'est malheureux que tant de beauté soit souillée par le premier venu. Qui ou quoi a donc pu te conduire à faire un tel métier ?

- Ne me fais pas penser à cela. Il y a des jours où le dégoût s'empare de moi, il y a des jours où je voudrais me tuer pour échapper à cet entraînement auquel je ne puis résister.

J'étais assis sur la meilleure des deux chaises, je la contemplais.

Elle vint s'asseoir sur mes genoux et me passant un bras autour du cou, elle me dit :

- Tu ne me fais pas l'effet d'un coureur de femmes toi, car de tous ceux que j'ai vus, aucun n'avait tes manières.

- Il est vrai que ce n'est pas la soif du plaisir qui m'a fait venir ici. Tu peux te rhabiller.

- Non, pas encore ; tout à l'heure je ne pensais qu'à gagner le plus vite possible l'argent que tu m'as donné, maintenant je désire autre chose.

- Ma chère enfant, rhabille-toi et par­tons.

Elle allait me répondre. On frappa à la porte.

- Laissez-nous tranquilles, s'écria-t-­elle sans se déranger.

C'était la vieille servante qui avait frappé. Elle grogna à travers la porte : « Il y a du monde qui attend. » C'était nous dire : dépêchez-vous. Mais comme en tout et partout l'argent lève les difficultés, ma raccrocheuse prit son porte-monnaie en riant, entr'ouvrit la porte et dit à la vieille :

- Payez-vous deux fois et laissez-nous tranquilles. Puis elle lui ferma la porte sur le nez et revint près de moi en disant :

Ces gens-là sont plus méprisables que nous, va, car devine ce que cette ignoble chambre leur rapporte tous les jours... Deux francs par heure ! Tu as entendu dire et tu peux le croire, que jamais la maison n'est inoccupée.

Elle croyait reprendre sa place sur mes genoux, mais je m'étais levé. Pensant que je voulais partir, elle se mit devant la porte et me regarda sans parler.

Quelque chose se passait en elle, son beau sein palpitait, ses joues déjà si fraîches se coloraient encore et, singulier contraste, ses yeux et sa bouche exprimaient à la foi le désir, la timidité, le regret.

- Reprends ton argent, dit-elle tout à coup, les caresses vendues n'ont pas de charme pour toi, je le vois bien.

Tu me trouves belle, mais tu ne veux pas me toucher. Toucher une raccrocheuse ! fi donc... O crois-moi, je ne l'ai jamais re­gretté comme aujourd'hui. J'éprouve quel­que chose que je ne m'explique pas.

Et avant que je fusse revenu de l'éton­nement dans lequel j'étais, elle m'avait pris à bras le  corps, m'embrassant de toutes ses forces et me suppliant de reprendre la pièce que je lui avais donné.

Je ne savais plus où j'en étais, ni quoi dire ; elle me tenait toujours serré et me regardait avec ses beaux yeux pleins de câlinerie.

Je n'avais pas pu prévoir que cela m'ar­riverait, j'étais fort embarrassé.

Elle avait parfaitement deviné ma répu­gnance extrême pour les filles des rues. Mais elle était considérablement diminuée à son égard. Malgré moi, j'étais dans un commencement d'ivresse contre laquelle je me sentais faible ; il m'en coûtait de re­pousser les caresses de cette belle fille.

Je l'enlevai dans mes bras ; je la sentis encore tressaillir en la tenant contre moi, ses yeux brillaient comme des escar­boucles.

Je la posai sur le lit. Ne sachant à quoi me décider je me mis à jouer avec une de ses mains et lui demandai son nom.

- Je me nomme Léontine. Et toi ?

- Maurice.

- J'aime ce nom-là.

- Ma chère Léontine, laisse-moi te dire que tu es une singulière fille et répéter que je ne comprends pas que tu fasses un mé­tier si peu... convenable.

Il serait moins sale de prendre un amant ; belle comme cela, tu n'aurais qu'à choisir.

- Si j'étais la maîtresse d'un homme, j'aurais tous les jours envie de le tromper.

- Pourquoi ?

- Parce que l'amour est parti de là avant d'y être entré.

Et elle me montra la place de son coeur.

- Je ne comprends pas, dis-je.

- Tu vas comprendre, assieds-toi près de moi.

Je me mis à côté d'elle sur le lit.

- Une jeune fille commence par avoir un amant ; si c'est un bon coeur, il l'épouse, si c'est un gredin, il la plante là. Les consé­quences dépendent de la nature et de l'éducation de l'abandonnée, aussi des circon­stances.

Moi, j'ai été très-mal élevée, par des parents ne songeant qu'au gain que le com­merce procure, qui ont laissé aux ser­vantes le soin de me former l'esprit et le coeur, en attendant que la pension me perfectionnât et fît de moi une bonne cais­sière.

Petite, j'étais pour eux un joujou quand ils avaient le temps de rire ; grande, ils ne contrôlaient que mes livres.

Si bien qu'un freluquet, qui venait sou­vent dans le magasin de mon père, me monta la tête en me parlant d'amour. Jus­qu'alors j'avais satisfait toutes mes fantaisies ; je voulus savoir ce que c'était que cet amour dont il me parlait toujours chaque fois qu'il pouvait me trouver seule.

Il me disait toutes ces choses, tous ces serments que tous les hommes savent par coeur, qu'ils jettent à tout vent, la plupart comme des, fous, quelques-uns comme des lâches.

Enfin, il obtint de moi la promesse d'une promenade avec lui ; solitaire, en cachette bien entendu.

Bref, il m'a trompée, car il m'a fait con­naître le plaisir, mais pas l'amour.

Et puis, il est parti, je ne l'ai plus revu ; les vacances étaient finies,

Mon caractère est ainsi fait que ce ne fut pas du chagrin que j'éprouvai, mais de la colère ; je fus quelques jours préoccupée, je réfléchissais sur ma virginité perdue, sur le plaisir que cela m'avait procuré et vers lequel je me sentais attirée.

Plusieurs jeunes gens tournaient autour de moi. J'encourageai celui qui me parut le plus joli et bientôt je sus que le plaisir avait des variétés d'espèces.

J'ai été trois mois la maîtresse de cet idiot. Je croyais qu'il m'aimait, je croyais l'aimer aussi ; pas du tout. Voilà comment je le reconnus et comment du même coup l'entrée de mon coeur fut fermée à l'amour :

Les parents de mon amant voulurent le marier ; il refusa. Poussé à bout, il finit par avouer à son père que non-seulement il avait une maîtresse, mais qu'il l'avait sé­duite et qu'il voulait l'épouser.

C'était le fils d'un marquis, mon père était épicier. Vois-tu d'ici l'orage qui s'a­massait sur ma tête !

Il arriva ce qu'en voit dans toutes les comédies, dans tous les drames : le mar­quis menaça son fils de le déshériter, il cracha quelques insultes bien orgueilleuses sur moi, et madame la marquise fit deman­der ma mère, lui fit une scène, violente sur sou aveuglement, son peu de soin à veiller sur ma conduite et termina en nous reti­rant sa pratique.

Quand mon père apprit ce qui se passait, il arriva dans ma chambre en proie à une colère épouvantable.

Je me jetai à ses genoux et lui demandai pardon, bien décidée intérieurement à me mieux conduire ; mais au lieu de me l’ac­corder, de me relever et me faire une re­montrance sévère, mais accompagnée de bons conseils, il me donna un soufflet qui me renversa sur le plancher et sortit en m'appelant salope.

 Je crois que plus jamais je n'éprouverai une commotion pareille. J'étais là comme une masse, étendue, sans mouvement ; je tenais ma tête dans mes mains comme si je voulais l'empêcher de s'ouvrir ; il me semblait qu'elle allait éclater. Ma poitrine était gonflée, je suffoquais. Mon père m'a­vait frappée ! Enfin, je pleurai ; non de cha­grin, mais de rage.

Je me relevai tout à coup; je pris la petite cassette dans laquelle je serrais mes bijoux et ma bourse, puis, profitant d'un moment où mon père et ma mère étaient retenus au magasin, je sortis et courus dans la cham­bre où mon amant et moi passions les mo­ments que nous  pouvions nous donner.

Je pensais en y allant : Il m'attend peut-être, il me consolera, lui, et puisqu'il m'aime, qu'il est riche, et qu'il veut que je sois sa femme, je ne demande pas mieux ; nous nous sauverons ensemble.

Je ne m'étais pas trompée, il y était, mais avec monsieur son père, et ni l'un ni l'autre ne m'attendait.

Ma vue parut même contrarier mon amant. J'étais si jeune, si naïve, je les re­gardais avec un étonnement si grand, que le vieux qui était sûr de la docilité de son benêt, céda à son envie de rire. J'étais jeune, novice, mais aussi pas bête et sur­tout effrontée comme une enfant gâtée. Cet éclat de rire me rappela à la réalité de ma position.

- De quoi riez-vous, lui dis-je, en le re­gardant cette fois de façon à lui en ôter l'envie. Votre fils voulait m'épouser, vous lui avez démontré qu'il ne le devait pas : vous êtes un sot ; il a apprécié vos raisons, il vous obéit : c'est un pantin !

Je m'approchai à sa portée et lui dis : « Mon père vient de me donner, à cause de toi, un soufflet qui me brûle la joue, prends-en la moitié et oublie-le si tu peux. » Il reçut en même temps une claque que je m'efforçai de rendre aussi réussie que celle que j'avais reçue.

- Et le père, dis-je en riant.

- Le vieux, quand je me retournai pour sortir, je le vis devant la porte ; il avait la face rouge comme un homard, les yeux lui sortaient de la   tête.

- Ce n'était pourtant pas lui qui avait reçu la claque.

- Non, mais il tremblait de colère pendant que son fils se tenait la joue. Il leva la main sur moi.

Je saisis alors un vase dans lequel était encore un bouquet qui m'avait été donné la veille et je m'écriai : Otez-vous de là, lais­sez-moi passer, ou je vous brise ce pot sur la figure ; et je joignis le geste à la menace. Le vieux fil un bond, le vase vola en éclats sur le panneau de la porte que j'ou­vris aussitôt, et je sortis en poussant un éclat de rire aussi moqueur que possible.

- Mais, ma chère, tu es un diable ni plus ni moins.

Je désirais savoir la fin de son histoire et faire en sorte qu'elle consentit à venir poser dans mon atelier, mais les murs de cette vilaine chambre me pesaient sur les épaules ; je lui dis :

- As-tu soupé ?

- Non, dit-elle.

- Veux-tu souper avec moi ?

Oh ! si je le veux, oui ! oui !! oui !!! Et me prenant par la tête, elle me renversa ; se roula sur moi et m'embrassa à coups redoublés et en répétant, oui, oui, oui ; puis se mettant debout devant moi, elle me regarda avec une mine inquiète et me dit :

Où pourrai-je souper avec toi ? Puisque tu m'as fait marcher à distance tout à l'heure, ce n'est pas pour entrer ensemble dans un restaurant et me faire asseoir à ta table.

- Ne t'inquiète pas de cela, habille-toi ; je vais descendre seul pendant ce temps, j'irai chercher une voiture, je passerai devant la porte et ferai arrêter an coin de la rue ; tu viendras alors, tu monteras, et fouette cocher.

- Va, dit-elle, en me tendant la main d'un air moitié sérieux, moitié riant ; je t'attends. Et elle commença à s'habiller.

*
* *


Quelques instants après, nous étions en route, assis à côté l'un de l'autre, et je la priai de me raconter la fin de son aventure.

- Mais c'est fini, me dit-elle ; je suis partie, j'ai écrit à mon père que je m'étais conduite comme une fille élevée par des parents qui ne pensent qu'à faire fortune ; que mon père, en me souffletant, avait refoulé toutes les bonnes résolutions que j'avais prises en lui demandant pardon ; et que maintenant je voulais, tout en leur évitant la honte de ma présence, me procurer la liberté de vivre comme bon me semblerait. Je suis venue ici, je n'ai pas caché ma position ; la fatalité plaça sur mon chemin une malheureuse qui m'a aidé à manger les trois mille francs que représentaient ma bourse et mes bijoux. Pour la reste, n'en parlons pas.

-Si, parlons-en, pourquoi raccroches­tu ?

- Parce que les hommes m'amusent et que j'ai du plaisir à exploiter leur bêtise et leurs défauts.

- Quel âge as-tu ?

- Dix-huit- ans.

- Et tu crois pouvoir passer ton existence comme cela ?

- Je ne réfléchis pas souvent, mais cette pensée-là me vient quelquefois... Parlons d'autre chose..., ne me rends pas triste.

La voiture s'arrêtait... Je l'aidai à descendre.

- Où sommes-nous ? me dit-elle,comme la rue est sombre.

Me voyant mettre la clef dans la Serrure de la porte d'une maison, elle s'approcha et me dit :

- Ce n'est pas un restaurant, là. Comme je ne répondais pas, elle poussa un petit a « Oh ! » qui me fit penser qu'elle devinait. Elle prit ma main et je la guidai jusqu'à un fauteuil, dans lequel je la fis asseoir ; puis j'allumai une lampe.

- Je suis chez toi, dit-elle quand la lumière eut jeté ses rayons dans la chambre.

- Oui, ici nous souperons à notre aise.

- C'est ici que nous soupons ?

- Oui.

- Oh ! quel bonheur !

Est-ce que tu me gronderas si je suis curieuse ?

- Non, dis-je, en souriant de cette curiosite avide et discrète à la fois ; car elle regardait partout et ne me questionnait pas. Enfin, elle s'approcha de moi et posant ses mains jointes sur mon épaule, elle me dit :

- Tu es artiste, n'est-ce pas ?

- Oui.

- Peintre ou sculpteur ?

- Je fais un peu de tout.

- Combien prends-tu pour faire un portrait ?

- Le tien ?

- Elle me regarda quelques secondes puis, laissant tomber sa tête sur ses deux mains qu'elle avait toujours sur mon épaule, elle dit tout bas : Oui.

- Ton portrait... Comment le voudrais­tu ?

- Comme il te plaira.

- Nous en causerons en soupant.

On entendait marcher à l'étage supérieur.

- Il y a quelqu'un au-dessus, dit-elle.

- C'est le traiteur qui met le couvert.

- Je pensais que c'était des locataires.

- Non, je suis seul ici ; après souper je te ferai visiter mes appartements.

- Comme je suis contente.

Dis donc, mon portrait, tu ne me le feras pas payer trop cher, hein ?

- Non, non, sois tranquille.

- C'est servi, Monsieur Maurice, dit le garçon du restaurant, puis la porte de la rue se ferma.

- Allons souper, dis-je.

Léontine détacha son chapeau, se débarrassa de son pardessus et répéta en sautant à mon bras : Allons souper !

Quelle femme que cette Léontine, dire que je l'avais rencontrée tout à l'heure, qu'elle m'avait parlé comme ces femmes du ruisseau, qu'elle m'avait dégoûté comme elles, et que maintenant elle était là, chez moi, à ma table, me tutoyant comme ma soeur, captivant mon attention quand elle parlait sérieusement, me forçant à rire par ses traits d'esprit, et me montrant simplement, comme un enfant, toute la richesse de sa nature, à laquelle il n'aurait fallu qu'une bonne direction pour être supérieure.

Je l'admirais : Qui sait, pensais-je, si elle n'eut pas été élevée comme elle l'a été, si elle n'eût pas fait ce qu'elle a fait, elle serait sans doute une pimbèche comme les autres, et je n'aurais pas le plaisir de souper avec, elle et l'avantage de pouvoir étudier ses formes splendides ; car ce n'est que pour étudier ses formes splendides que je l'ai amenée.

Comme je continuais de la regarder et de me parler à moi-même, sans lui rien dire, elle s'impatienta.

- Eh bien ! qu'as-tu à me regarder ainsi ? me dit-elle, en me jetant un radis à la tête. D'abord, j'aimerais mieux être à côté de toi... Veux-tu ?

Fallait-il dire non ? J'aurais bien voulu vous voir à ma place.

Après le dessert, je lui fis faire le tour de mon salon dont j'ai fait une salle d'exposition, puis je la conduisis dans mon atelier, où nous devions prendre le café.

Au moment d'y entrer, je la vis ouvrir la bouche pour me dire quelque chose, mais elle se retint..... Je l'avais fait passer devant une porte sans l'ouvrir pour lui montrer ce qu'il y avait derrière.

Dans le salon, elle avait admiré, dans l'atelier, elle se mit à fureter partout, et à m'inonder de questions.

Sur un petit chevalet, elle vit une esquisse. C'était pour ce tableau que je cherchais un beau modèle. J'avais voulu représenter l'Orgueil, par une femme se regardant dans une psyché.

Sur un autre chevalet était une toile plus grande, entièrement blanche.

- Que feras-tu là-dessus ? me demanda­t-elle.

- Le petit tableau que tu viens de regarder, lui répondis-je.

- Et mon portrait !

- Ce sera ton portrait, si tu veux.

- Non si je veux, mais si tu veux, toi.

- Quand commencerons-nous ?

- Quand tu voudras.

- Tout de suite, alors.

- A la bonne heure ; me voilà.

J'étais ravi. Je n'avais même pas besoin de lui demander ce que je désirais d'elle. En quelques secondes elle fut prête : Quel beau corps ! quelle belle tête, quel bon modèle ! La fermeté du marbre utile aux plus beaux tons de la couleur.

Je la dévorais des yeux.

Je ne pensais pas qu'il faisait nuit et que par conséquent, je ne pouvais travailler, à moins de ne faire qu'un dessin.

Ce fut elle qui me le fit remarquer, en me disant :

- Je croyais qu'on ne pouvait pas peindre à la lumière ?

- Difficilement, dis-je en souriant à la justesse de son observation ; je vais faire un fusain seulement.

*
* *


- Mais, sais-tu que c'est fatiguant de poser, dit-elle, au bout de dix minutes.

- J'allais justement te le demander. Viens te reposer.

Elle ne se le fit pas dire deux fois, elle sauta en bas de l'estrade sur laquelle je l'avais placée et vint voir mou croquis.

- Ah ! je me reconnais déjà, dit-elle en riant.

Est-ce que,c'est bien difficile de dessiner ? Quand on a dix-huit ans, on peut encore apprendre ?

-Sans doute, avec des dispositions et du courage.

- Veux-tu voir si j'ai des dispositions ? Donne-moi ton charbon.

Et elle s'assit sur mes genoux, écarta un peu mon dessin et commença à en crayonner hardiment la copie.

Il était trois heures ; depuis quelque temps, je ne reste jamais si tard éveillé.

J'étais assis dans un bon fauteuil.

Léontine s'acharnait à son griffonnage, elle ne parlait pas ; mes paupières s'apesantirent, je m'endormis.

La petite maligne s'en aperçut, me laissa faire, et quand je me réveillai au bruit de la pendule qui sonnait quatre heures, j'étais seul. Je me levai et regardai autour de moi, pensant à une espièglerie. Ce qui me confirma dans cette idée, c'est que je vis les vêtements de Léontine où elle les avait mis. Je cherchai dans tous les coins sans la trouver. Où pouvait-elle être ? Je remarquai l'absence d'un bougeoir sur la table. Je me souvins de la porte que je n'avais pas ouverte, je pris la lampe et descendis à pas de loup. La porte était ouverte, la bougie brûlait sur ma table de nuit. Léontine était couchée sur mon lit, elle semblait dormir.

Qu'elle était belle ! Je restais à la regarder, n'osant bouger de peur de la réveiller ; je senidis le feu me monter à la tête, mon coeur battait de plus vite en plus vite. Qu'auriez-vous fait ? Moi, j'ai oublié qu'elle m'avait raccroché dans la rue.

(texte non relu après saisie, 05.IV.09)




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