Je
me promenais mardi dernier vers neuf heures du soir, pensant à mille
choses, marchant à pas comptés, regardant les pavés. Une femme venait
devant moi. « Bonsoir, mon chou » dit-elle en frottant sa robe contre
mon pantalon. Je ne pouvais pas croire que ce charmant bonsoir fût pour
un autre, nous étions seuls dans un petit bout de rue.
Je regardai cette femme, elle était jolie de figure et paraissait bien
faite de corps, mais je ne la connaissais pas (je ne connais pas de
femme qui ait le droit de me dire bonsoir mon chou). C'était une
raccrocheuse. Elle en fut pour son bonsoir, je ne m'arrêtai pas.
Pourtant, quand je fus à une petite distance je me retournai,
involontairement mû par le changement que l'aspect de cette fille avait
opéré dans mes pensées.
Elle aussi s'était retournée et m'attirait par un sourire et un
mouvement de tête des plus provocateurs. Je fus insensible. D'ailleurs
j'étais sans argent.
Je continuai ma promenade, cherchant à reprendre le fil interrompu de
mes idées, je n'y pus parvenir; je m'embrouillai davantage à chaque
pas. Tout à l'heure j'avais mille pensées dans la tête, maintenant
c'est mille et une, et c'est cette dernière qui bouscule toutes les
autres, qui les renverse et les roule dehors de mon cerveau, pour s'en
emparer et l'occuper tout entier, quoique d'une manière vaporeuse,
indéfinie.
Machinalement, j'entrai chez un marchand allumer un cigare, et tout en
fumant je retournai chez moi en suivant le même chemin. Je rencontrai
la raccrocheuse qui comme moi avait retourné sur ses pas, elle me
sourit de nouveau et me dit :
- Venez chez moi, Monsieur, je vous ferai passer une bonne petite
soirée.
- Où demeures-tu ? lui dis-je.
- Viens, ici près, il y une maison où nous trouverons une chambre.
- Une maison de passe ! Je ne suis jamais entré dans un lieu pareil.
Où demeures-tu ?
Elle me tourna le dos.
C'est une fille crânement bâtie tout de même ! répétai-je mentalement
pendant que je revenais chez moi. J'y trouvai une lettre qui détourna
enfin le cours de mes réflexions. J'expédiai la réponse, puis l'envie
me prit d'aller au concert ; je mis un louis dans ma poche et me voilà
parti.
Je ne pensais plus à la raccrocheuse, mais au détour d'une rue assez
éloignée du lieu de notre première rencontre je me trouvai nez à nez
avec elle.
- C'est encore toi, lui dis-je.
- Viens-tu ? je serai bien gentille.
- Chez toi, oui, mais pas ailleurs.
- C'est trop loin, viens où je t'ai dit, c'est à deux pas.
Et sans doute afin de me décider elle s'approcha tout près, tout près
de moi et me souffla dans l'oreille : « Je me mettrai toute nue. »
Saperlote ! je n'avais pas pensé à cela. Une idée subite me traversa
l'esprit. J'avais besoin d'un modèle de femme, cette fille était
peut-être mon affaire. Je lui demandai où était la maison dans laquelle
elle voulait me conduire.
- Viens seulement, tu seras content. Et vite la voilà à ma droite prête
à emboîter le pas. Je lui dis de marcher devant. Je n'avais pas du
tout le désir qu'on me vit avec elle.
J'arrivai devant une maison dont la porte était entre-bâillée, mais
très-peu, parce qu'en entrant une sonnette devait tinter pour avertir
que des amoureux ou des paillards venaient se cacher là. Moi j'y entrai
comme un voleur, en regardant autour de moi si personne ne me voyait,
et en abaissant mon chapeau sur mes yeux pour empêcher que les êtres de
ce taudis passent voir ma figure. J'aurais voulu pouvoir la cacher
même à ma raccrocheuse.
L'intérieur de cette maison était sombre, une faible veilleuse
dans,l'escalier semblait vous dire : Ici on est discret.
Nous ne fûmes pas plus tôt entrés que quelque chose d'humain, bossu,
petit, bancal, louche, qui portait le costume féminin, vint à nous et
s'adressant à mon introductrice, lui dit qu'il n'y avait pas de place
libre et que nous devions attendre. Elle nous fit entrer dans une
chambre aussi peu éclairée que l'escalier, où elle nous dit de nous
asseoir.
Il y avait là un homme vieux et laid, assis dans un fauteuil. Un lit
était à demi caché par un paravant, les meubles réunis indiquaient que
cette pièce était la seule employée par les habitants, qui avaient sans
doute utilisé tous les coins pour le service de leur sale commerce.
Un commencement de conversation que ce vieux enfanta avec la fille qui
m'avait amené m'apprit que les gens les plus vils trouvaient encore
moyen d'être fiers dans leur profession.
- Nous avons toujours beaucoup de monde chez nous, disait-il, en
s'étendant complaisamment dans son fauteuil, on revient de préférence
là où on a été bien, et chez nous...
Je ne me souviens plus de ce qu'il marmotta. La sonnette annonçait des
nouveaux venus, on descendait dans l'escalier. La bossue nous dit :
- C'est à vous.
Comprenez-vous ? chacun son tour.
Nous montâmes trois étages, précédés par une vieille rechignée qui
semblait faire son service comme on fait une corvée. Elle nous fit
entrer dans une chambre, posa une chandelle sur la table et nous dit
rudement :
- Fermez votre porte.
On entendait des bruits de voix dans les chambres voisines, et.....
quels bruits !
- Ce n'est pas beau, ici, dis-je d'un air mécontent, après avoir
parcouru du regard les murs et les meubles de cette chambre. Deux
chaises, une petite table sur laquelle il y avait une cuvette et un pot
ébréchés, quelques vilaines lithographies (que les propriétaires
avaient sans doute trouvées excitantes) et un lit. Je me demandai
comment ceux qui, échauffés de désirs, entraient là-dedans pour les
satisfaire, n'étaient pas refroidis de suite, rassasiés et dégoûtés
par la tristesse et le dénûment du lieu.
Je regardai la créature qui m'y avait attiré et lui demandai si toutes
les maisons de tolérance ressemblaient à celle-là.
-Je dois le supposer, ajoutai-je, d'après ce que ce vieux hibou te
disait tout à l'heure. Il paraissait fier de son établissement ; tu lui
présenteras mes félicitations.
- Mon cher, l'essentiel ici c'est un bon lit ; celui-là est très-doux,
viens plutôt voir. Elle avait sauté dessus et ses jupes s'étant
relevées, je voyais la plus grande partie de ses jambes qui, comme je
l'avais supposé, étaient très-belles.
- Déshabille-toi, lui dis-je.
- Je te l'ai promis, je le ferai si tu veux ; mais nous n'avons pas
fait d'accord.
- C'est vrai, cela te convient-il ? Je lui montrai cinq francs.
- Oui, mon chou, viens m'embrasser.
Elle me tendit les bras.
Je lui mis la pièce dans 1a main et je lui répétai de se déshabiller,
mais ne m'approchai pas d'elle.
Alors seulement elle s'aperçut de ma froideur. Elle me regarda étonnée,
tout en mettant son argent dans sa poche, puis descendit du lit, vint
près de moi et voulut badiner.
- Comme tu es sérieux, dit-elle.
- C'est mon habitude. Allons, déshabille-toi !
J'étais impatient de la voir et de sortir. Je me mis à déboutonner son
pardessus. Elle se décida à m'aider, il ne lui resta bientôt plus que
sa chemise.
Arrivée là, elle ne se pressait pas de l'ôter. Je poussai une
exclamation d'impatience. Soit tactique, soit pudeur (ce qui était peu
supposable), elle ne bougeait pas, et voyant que je me levais de la
chaise sur laquelle j'étais assis, elle fit un mouvement en se
reculant, comme pour mieux se couvrir.
Je me mis à rire et la saisissant d'un bras, de l'autre je lui enlevai
son dernier vêtement que je laissai tomber à terre.
C'était ce qu'elle voulait, car au contact de mes mains sur son corps,
elle frissonna, se serra contre moi et cacha sa tête sur mon épaule.
Pristi ! je sentis moi-même un petit frémissement.... Je lui dis bien
vite de s'éloigner, que je voulais la voir à mon aise.
Sa chevelure, qui n'avait rien de faux, était dénouée et tombait en
épaisses torsades autour d'elle. Depuis longtemps je n'avais vu une
femme aussi belle.
Comment me trouves-tu ? fit-elle en me regardant avec un petit sourire
malicieux.
- Superbe ! et c'est malheureux que tant de beauté soit souillée par le
premier venu. Qui ou quoi a donc pu te conduire à faire un tel métier ?
- Ne me fais pas penser à cela. Il y a des jours où le dégoût s'empare
de moi, il y a des jours où je voudrais me tuer pour échapper à cet
entraînement auquel je ne puis résister.
J'étais assis sur la meilleure des deux chaises, je la contemplais.
Elle vint s'asseoir sur mes genoux et me passant un bras autour du cou,
elle me dit :
- Tu ne me fais pas l'effet d'un coureur de femmes toi, car de tous
ceux que j'ai vus, aucun n'avait tes manières.
- Il est vrai que ce n'est pas la soif du plaisir qui m'a fait venir
ici. Tu peux te rhabiller.
- Non, pas encore ; tout à l'heure je ne pensais qu'à gagner le plus
vite possible l'argent que tu m'as donné, maintenant je désire autre
chose.
- Ma chère enfant, rhabille-toi et partons.
Elle allait me répondre. On frappa à la porte.
- Laissez-nous tranquilles, s'écria-t-elle sans se déranger.
C'était la vieille servante qui avait frappé. Elle grogna à travers la
porte : « Il y a du monde qui attend. » C'était nous dire :
dépêchez-vous. Mais comme en tout et partout l'argent lève les
difficultés, ma raccrocheuse prit son porte-monnaie en riant,
entr'ouvrit la porte et dit à la vieille :
- Payez-vous deux fois et laissez-nous tranquilles. Puis elle lui ferma
la porte sur le nez et revint près de moi en disant :
Ces gens-là sont plus méprisables que nous, va, car devine ce que cette
ignoble chambre leur rapporte tous les jours... Deux francs par heure !
Tu as entendu dire et tu peux le croire, que jamais la maison n'est
inoccupée.
Elle croyait reprendre sa place sur mes genoux, mais je m'étais levé.
Pensant que je voulais partir, elle se mit devant la porte et me
regarda sans parler.
Quelque chose se passait en elle, son beau sein palpitait, ses joues
déjà si fraîches se coloraient encore et, singulier contraste, ses yeux
et sa bouche exprimaient à la foi le désir, la timidité, le regret.
- Reprends ton argent, dit-elle tout à coup, les caresses vendues n'ont
pas de charme pour toi, je le vois bien.
Tu me trouves belle, mais tu ne veux pas me toucher. Toucher une
raccrocheuse ! fi donc... O crois-moi, je ne l'ai jamais regretté
comme aujourd'hui. J'éprouve quelque chose que je ne m'explique pas.
Et avant que je fusse revenu de l'étonnement dans lequel j'étais, elle
m'avait pris à bras le corps, m'embrassant de toutes ses
forces et me suppliant de reprendre la pièce que je lui avais donné.
Je ne savais plus où j'en étais, ni quoi dire ; elle me tenait toujours
serré et me regardait avec ses beaux yeux pleins de câlinerie.
Je n'avais pas pu prévoir que cela m'arriverait, j'étais fort
embarrassé.
Elle avait parfaitement deviné ma répugnance extrême pour les filles
des rues. Mais elle était considérablement diminuée à son égard. Malgré
moi, j'étais dans un commencement d'ivresse contre laquelle je me
sentais faible ; il m'en coûtait de repousser les caresses de cette
belle fille.
Je l'enlevai dans mes bras ; je la sentis encore tressaillir en la
tenant contre moi, ses yeux brillaient comme des escarboucles.
Je la posai sur le lit. Ne sachant à quoi me décider je me mis à jouer
avec une de ses mains et lui demandai son nom.
- Je me nomme Léontine. Et toi ?
- Maurice.
- J'aime ce nom-là.
- Ma chère Léontine, laisse-moi te dire que tu es une singulière fille
et répéter que je ne comprends pas que tu fasses un métier si peu...
convenable.
Il serait moins sale de prendre un amant ; belle comme cela, tu
n'aurais qu'à choisir.
- Si j'étais la maîtresse d'un homme, j'aurais tous les jours envie de
le tromper.
- Pourquoi ?
- Parce que l'amour est parti de là avant d'y être entré.
Et elle me montra la place de son coeur.
- Je ne comprends pas, dis-je.
- Tu vas comprendre, assieds-toi près de moi.
Je me mis à côté d'elle sur le lit.
- Une jeune fille commence par avoir un amant ; si c'est un bon coeur,
il l'épouse, si c'est un gredin, il la plante là. Les conséquences
dépendent de la nature et de l'éducation de l'abandonnée, aussi des
circonstances.
Moi, j'ai été très-mal élevée, par des parents ne songeant qu'au gain
que le commerce procure, qui ont laissé aux servantes le soin de me
former l'esprit et le coeur, en attendant que la pension me
perfectionnât et fît de moi une bonne caissière.
Petite, j'étais pour eux un joujou quand ils avaient le temps de rire ;
grande, ils ne contrôlaient que mes livres.
Si bien qu'un freluquet, qui venait souvent dans le magasin de mon
père, me monta la tête en me parlant d'amour. Jusqu'alors j'avais
satisfait toutes mes fantaisies ; je voulus savoir ce que c'était que
cet amour dont il me parlait toujours chaque fois qu'il pouvait me
trouver seule.
Il me disait toutes ces choses, tous ces serments que tous les hommes
savent par coeur, qu'ils jettent à tout vent, la plupart comme des,
fous, quelques-uns comme des lâches.
Enfin, il obtint de moi la promesse d'une promenade avec lui ;
solitaire, en cachette bien entendu.
Bref, il m'a trompée, car il m'a fait connaître le plaisir, mais pas
l'amour.
Et puis, il est parti, je ne l'ai plus revu ; les vacances étaient
finies,
Mon caractère est ainsi fait que ce ne fut pas du chagrin que
j'éprouvai, mais de la colère ; je fus quelques jours préoccupée, je
réfléchissais sur ma virginité perdue, sur le plaisir que cela m'avait
procuré et vers lequel je me sentais attirée.
Plusieurs jeunes gens tournaient autour de moi. J'encourageai celui qui
me parut le plus joli et bientôt je sus que le plaisir avait des
variétés d'espèces.
J'ai été trois mois la maîtresse de cet idiot. Je croyais qu'il
m'aimait, je croyais l'aimer aussi ; pas du tout. Voilà comment je le
reconnus et comment du même coup l'entrée de mon coeur fut fermée à
l'amour :
Les parents de mon amant voulurent le marier ; il refusa. Poussé à
bout, il finit par avouer à son père que non-seulement il avait une
maîtresse, mais qu'il l'avait séduite et qu'il voulait l'épouser.
C'était le fils d'un marquis, mon père était épicier. Vois-tu d'ici
l'orage qui s'amassait sur ma tête !
Il arriva ce qu'en voit dans toutes les comédies, dans tous les drames
: le marquis menaça son fils de le déshériter, il cracha quelques
insultes bien orgueilleuses sur moi, et madame la marquise fit
demander ma mère, lui fit une scène, violente sur sou aveuglement, son
peu de soin à veiller sur ma conduite et termina en nous retirant sa
pratique.
Quand mon père apprit ce qui se passait, il arriva dans ma chambre en
proie à une colère épouvantable.
Je me jetai à ses genoux et lui demandai pardon, bien décidée
intérieurement à me mieux conduire ; mais au lieu de me l’accorder, de
me relever et me faire une remontrance sévère, mais accompagnée de
bons conseils, il me donna un soufflet qui me renversa sur le plancher
et sortit en m'appelant salope.
Je crois que plus jamais je n'éprouverai une commotion
pareille. J'étais là comme une masse, étendue, sans mouvement ; je
tenais ma tête dans mes mains comme si je voulais l'empêcher de
s'ouvrir ; il me semblait qu'elle allait éclater. Ma poitrine était
gonflée, je suffoquais. Mon père m'avait frappée ! Enfin, je pleurai ;
non de chagrin, mais de rage.
Je me relevai tout à coup; je pris la petite cassette dans laquelle je
serrais mes bijoux et ma bourse, puis, profitant d'un moment où mon
père et ma mère étaient retenus au magasin, je sortis et courus dans la
chambre où mon amant et moi passions les moments que nous
pouvions nous donner.
Je pensais en y allant : Il m'attend peut-être, il me consolera, lui,
et puisqu'il m'aime, qu'il est riche, et qu'il veut que je sois sa
femme, je ne demande pas mieux ; nous nous sauverons ensemble.
Je ne m'étais pas trompée, il y était, mais avec monsieur son père, et
ni l'un ni l'autre ne m'attendait.
Ma vue parut même contrarier mon amant. J'étais si jeune, si naïve, je
les regardais avec un étonnement si grand, que le vieux qui était sûr
de la docilité de son benêt, céda à son envie de rire. J'étais jeune,
novice, mais aussi pas bête et surtout effrontée comme une enfant
gâtée. Cet éclat de rire me rappela à la réalité de ma position.
- De quoi riez-vous, lui dis-je, en le regardant cette fois de façon à
lui en ôter l'envie. Votre fils voulait m'épouser, vous lui avez
démontré qu'il ne le devait pas : vous êtes un sot ; il a apprécié vos
raisons, il vous obéit : c'est un pantin !
Je m'approchai à sa portée et lui dis : « Mon père vient de me donner,
à cause de toi, un soufflet qui me brûle la joue, prends-en la moitié
et oublie-le si tu peux. » Il reçut en même temps une claque que je
m'efforçai de rendre aussi réussie que celle que j'avais reçue.
- Et le père, dis-je en riant.
- Le vieux, quand je me retournai pour sortir, je le vis devant la
porte ; il avait la face rouge comme un homard, les yeux lui sortaient
de la tête.
- Ce n'était pourtant pas lui qui avait reçu la claque.
- Non, mais il tremblait de colère pendant que son fils se tenait la
joue. Il leva la main sur moi.
Je saisis alors un vase dans lequel était encore un bouquet qui m'avait
été donné la veille et je m'écriai : Otez-vous de là, laissez-moi
passer, ou je vous brise ce pot sur la figure ; et je joignis le geste
à la menace. Le vieux fil un bond, le vase vola en éclats sur le
panneau de la porte que j'ouvris aussitôt, et je sortis en poussant un
éclat de rire aussi moqueur que possible.
- Mais, ma chère, tu es un diable ni plus ni moins.
Je désirais savoir la fin de son histoire et faire en sorte qu'elle
consentit à venir poser dans mon atelier, mais les murs de cette
vilaine chambre me pesaient sur les épaules ; je lui dis :
- As-tu soupé ?
- Non, dit-elle.
- Veux-tu souper avec moi ?
Oh ! si je le veux, oui ! oui !! oui !!! Et me prenant par la tête,
elle me renversa ; se roula sur moi et m'embrassa à coups redoublés et
en répétant, oui, oui, oui ; puis se mettant debout devant moi, elle me
regarda avec une mine inquiète et me dit :
Où pourrai-je souper avec toi ? Puisque tu m'as fait marcher à distance
tout à l'heure, ce n'est pas pour entrer ensemble dans un restaurant et
me faire asseoir à ta table.
- Ne t'inquiète pas de cela, habille-toi ; je vais descendre seul
pendant ce temps, j'irai chercher une voiture, je passerai devant la
porte et ferai arrêter an coin de la rue ; tu viendras alors, tu
monteras, et fouette cocher.
- Va, dit-elle, en me tendant la main d'un air moitié sérieux, moitié
riant ; je t'attends. Et elle commença à s'habiller.
*
* *
Quelques instants après, nous étions en route, assis à côté l'un de
l'autre, et je la priai de me raconter la fin de son aventure.
- Mais c'est fini, me dit-elle ; je suis partie, j'ai écrit à mon père
que je m'étais conduite comme une fille élevée par des parents qui ne
pensent qu'à faire fortune ; que mon père, en me souffletant, avait
refoulé toutes les bonnes résolutions que j'avais prises en lui
demandant pardon ; et que maintenant je voulais, tout en leur évitant
la honte de ma présence, me procurer la liberté de vivre comme bon me
semblerait. Je suis venue ici, je n'ai pas caché ma position ; la
fatalité plaça sur mon chemin une malheureuse qui m'a aidé à manger les
trois mille francs que représentaient ma bourse et mes bijoux. Pour la
reste, n'en parlons pas.
-Si, parlons-en, pourquoi raccrochestu ?
- Parce que les hommes m'amusent et que j'ai du plaisir à exploiter
leur bêtise et leurs défauts.
- Quel âge as-tu ?
- Dix-huit- ans.
- Et tu crois pouvoir passer ton existence comme cela ?
- Je ne réfléchis pas souvent, mais cette pensée-là me vient
quelquefois... Parlons d'autre chose..., ne me rends pas triste.
La voiture s'arrêtait... Je l'aidai à descendre.
- Où sommes-nous ? me dit-elle,comme la rue est sombre.
Me voyant mettre la clef dans la Serrure de la porte d'une maison, elle
s'approcha et me dit :
- Ce n'est pas un restaurant, là. Comme je ne répondais pas, elle
poussa un petit a « Oh ! » qui me fit penser qu'elle devinait. Elle
prit ma main et je la guidai jusqu'à un fauteuil, dans lequel je la fis
asseoir ; puis j'allumai une lampe.
- Je suis chez toi, dit-elle quand la lumière eut jeté ses rayons dans
la chambre.
- Oui, ici nous souperons à notre aise.
- C'est ici que nous soupons ?
- Oui.
- Oh ! quel bonheur !
Est-ce que tu me gronderas si je suis curieuse ?
- Non, dis-je, en souriant de cette curiosite avide et discrète à la
fois ; car elle regardait partout et ne me questionnait pas. Enfin,
elle s'approcha de moi et posant ses mains jointes sur mon épaule, elle
me dit :
- Tu es artiste, n'est-ce pas ?
- Oui.
- Peintre ou sculpteur ?
- Je fais un peu de tout.
- Combien prends-tu pour faire un portrait ?
- Le tien ?
- Elle me regarda quelques secondes puis, laissant tomber sa tête sur
ses deux mains qu'elle avait toujours sur mon épaule, elle dit tout bas
: Oui.
- Ton portrait... Comment le voudraistu ?
- Comme il te plaira.
- Nous en causerons en soupant.
On entendait marcher à l'étage supérieur.
- Il y a quelqu'un au-dessus, dit-elle.
- C'est le traiteur qui met le couvert.
- Je pensais que c'était des locataires.
- Non, je suis seul ici ; après souper je te ferai visiter mes
appartements.
- Comme je suis contente.
Dis donc, mon portrait, tu ne me le feras pas payer trop cher, hein ?
- Non, non, sois tranquille.
- C'est servi, Monsieur Maurice, dit le garçon du restaurant, puis la
porte de la rue se ferma.
- Allons souper, dis-je.
Léontine détacha son chapeau, se débarrassa de son pardessus et répéta
en sautant à mon bras : Allons souper !
Quelle femme que cette Léontine, dire que je l'avais rencontrée tout à
l'heure, qu'elle m'avait parlé comme ces femmes du ruisseau, qu'elle
m'avait dégoûté comme elles, et que maintenant elle était là, chez moi,
à ma table, me tutoyant comme ma soeur, captivant mon attention quand
elle parlait sérieusement, me forçant à rire par ses traits d'esprit,
et me montrant simplement, comme un enfant, toute la richesse de sa
nature, à laquelle il n'aurait fallu qu'une bonne direction pour être
supérieure.
Je l'admirais : Qui sait, pensais-je, si elle n'eut pas été élevée
comme elle l'a été, si elle n'eût pas fait ce qu'elle a fait, elle
serait sans doute une pimbèche comme les autres, et je n'aurais pas le
plaisir de souper avec, elle et l'avantage de pouvoir étudier ses
formes splendides ; car ce n'est que pour étudier ses formes splendides
que je l'ai amenée.
Comme je continuais de la regarder et de me parler à moi-même, sans lui
rien dire, elle s'impatienta.
- Eh bien ! qu'as-tu à me regarder ainsi ? me dit-elle, en me jetant un
radis à la tête. D'abord, j'aimerais mieux être à côté de toi...
Veux-tu ?
Fallait-il dire non ? J'aurais bien voulu vous voir à ma place.
Après le dessert, je lui fis faire le tour de mon salon dont j'ai fait
une salle d'exposition, puis je la conduisis dans mon atelier, où nous
devions prendre le café.
Au moment d'y entrer, je la vis ouvrir la bouche pour me dire quelque
chose, mais elle se retint..... Je l'avais fait passer devant une porte
sans l'ouvrir pour lui montrer ce qu'il y avait derrière.
Dans le salon, elle avait admiré, dans l'atelier, elle se mit à fureter
partout, et à m'inonder de questions.
Sur un petit chevalet, elle vit une esquisse. C'était pour ce tableau
que je cherchais un beau modèle. J'avais voulu représenter l'Orgueil,
par une femme se regardant dans une psyché.
Sur un autre chevalet était une toile plus grande, entièrement blanche.
- Que feras-tu là-dessus ? me demandat-elle.
- Le petit tableau que tu viens de regarder, lui répondis-je.
- Et mon portrait !
- Ce sera ton portrait, si tu veux.
- Non si je veux, mais si tu veux, toi.
- Quand commencerons-nous ?
- Quand tu voudras.
- Tout de suite, alors.
- A la bonne heure ; me voilà.
J'étais ravi. Je n'avais même pas besoin de lui demander ce que je
désirais d'elle. En quelques secondes elle fut prête : Quel beau corps
! quelle belle tête, quel bon modèle ! La fermeté du marbre utile aux
plus beaux tons de la couleur.
Je la dévorais des yeux.
Je ne pensais pas qu'il faisait nuit et que par conséquent, je ne
pouvais travailler, à moins de ne faire qu'un dessin.
Ce fut elle qui me le fit remarquer, en me disant :
- Je croyais qu'on ne pouvait pas peindre à la lumière ?
- Difficilement, dis-je en souriant à la justesse de son observation ;
je vais faire un fusain seulement.
*
* *
- Mais, sais-tu que c'est fatiguant de poser, dit-elle, au bout de dix
minutes.
- J'allais justement te le demander. Viens te reposer.
Elle ne se le fit pas dire deux fois, elle sauta en bas de l'estrade
sur laquelle je l'avais placée et vint voir mou croquis.
- Ah ! je me reconnais déjà, dit-elle en riant.
Est-ce que,c'est bien difficile de dessiner ? Quand on a dix-huit ans,
on peut encore apprendre ?
-Sans doute, avec des dispositions et du courage.
- Veux-tu voir si j'ai des dispositions ? Donne-moi ton charbon.
Et elle s'assit sur mes genoux, écarta un peu mon dessin et commença à
en crayonner hardiment la copie.
Il était trois heures ; depuis quelque temps, je ne reste jamais si
tard éveillé.
J'étais assis dans un bon fauteuil.
Léontine s'acharnait à son griffonnage, elle ne parlait pas ; mes
paupières s'apesantirent, je m'endormis.
La petite maligne s'en aperçut, me laissa faire, et quand je me
réveillai au bruit de la pendule qui sonnait quatre heures, j'étais
seul. Je me levai et regardai autour de moi, pensant à une espièglerie.
Ce qui me confirma dans cette idée, c'est que je vis les vêtements de
Léontine où elle les avait mis. Je cherchai dans tous les coins sans la
trouver. Où pouvait-elle être ? Je remarquai l'absence d'un bougeoir
sur la table. Je me souvins de la porte que je n'avais pas ouverte, je
pris la lampe et descendis à pas de loup. La porte était ouverte, la
bougie brûlait sur ma table de nuit. Léontine était couchée sur mon
lit, elle semblait dormir.
Qu'elle était belle ! Je restais à la regarder, n'osant bouger de peur
de la réveiller ; je senidis le feu me monter à la tête, mon coeur
battait de plus vite en plus vite. Qu'auriez-vous fait ? Moi, j'ai
oublié qu'elle m'avait raccroché dans la rue.
(texte
non relu après saisie, 05.IV.09)
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