Henry Kistemaeckers
(1851-1934)

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Mes procès littéraires
Souvenirs d'un éditeur
(1923)

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Me voici arrivé à parler de mes procès. J'aurais désiré le faire d'une façon objective. Mais il est difficile, sinon impossible, d'éviter l'écueil du « Moi » dans un récit de « Souvenirs ».

Tout au plus peut-on s'appliquer à ce que ces évocations soient exemptes de toute rancune, de toute amertume ; encore qu'il y en ait de très tristes pour moi, il s'en trouve de divertissantes, anecdotes véridiques qui m'ont bien amusé. Le temps du reste a marché, trente ou quarante ans semblent peu de chose dans l'histoire d'une institution, mais, en réalité, c'est un laps au bout duquel les survivants se comptent. Entré dans l'hiver de ma vie, les petites vanités de l'existence m'apparaissent à distance comme étant bien puériles. Ce n'est donc que pour l'édification des jeunes que j'entreprends de démontrer combien la carrière d'un éditeur de «combat » réserve souvent de tracas et d'ennuis dans les périodes de réaction, et ce qu'il faut de conviction et de persévérance pour s'y maintenir quand on ne considère pas une maison d'édition comme étant uniquement une usine où l'on débite du papier noirci.

Pour le moment, je ne jetterai qu'un coup d'œil d'ensemble sur cette période de guerre et de stupide répression contre l'art et la littérature qui a sévi en Belgique à la fin du dernier siècle, et durant laquelle j'occupais constamment la place en vedette, me réservant de revenir, ailleurs, et en détail, sur les livres poursuivis. J'étais entré depuis longtemps dans la carrière, lorsqu'un des plus illustres enfants de la Belgique, Maurice Maeterlinck, invité par le gouvernement belge à participer aux fêtes d'un anniversaire national, s'exprimait ainsi :

  J'entends ne prendre aucune part à la célébration d'une fallacieuse indépendance qui, présentement, nous afflige du gouvernement le plus rétrograde, le plus ennemi des idées de justice, de liberté, qui subsiste en Europe, — la Russie et la Turquie dûment exceptées.
  Nous sommes quelques-uns qui attendons que ces choses passent, que la justice vienne, et qui espérons bien nous réjouir, un jour de l'indépendance véritable de notre pays.


Je comptais déjà à mon actif dix-huit acquittements en Cour d'Assises, devant la Chambre correctionnelle, ou devant la Chambre des mises en accusation. Pendant vingt-deux ans (de 1880 à 1902), j'eus à subir les assauts sans cesse renouvelés des Parquets belges qui se succédèrent, et qui avec obstination et empressement recueillaient l'héritage et les erreurs de leurs prédécesseurs.

Mon premier procès me fut intenté pour avoir mis en vente une traduction française des Diaconales, un Manuel des Confesseurs, oeuvre d'un prélat français, Mgr Bouvier, ancien évêque du Mans et membre de la Congrégation de l'Index. Cette poursuite n'avait qu'un caractère confessionnel. J'avais confié ma défense à Me Guillaume de Greef (1). Le Jury m'acquitta. C'était un bon début.

Vint ensuite le procès d'Autour d'un Clocher de L. Desprez, devant les Assises de la Seine, auquel je fus mêlé quoique éditeur imprimant en Belgique, et que je ne mentionne que pour mémoire, le Mercure de France, dans son n° 560 du 15 octobre 1921, lui ayant consacré une étude sur laquelle je n'ai plus à revenir. Pour ne pas séparer ma cause de celle de l'auteur du volume, et ne pas renier des convictions littéraires communes, je me suis présenté volontairement devant la Cour d'Assises de Paris (2).

*
* *

C'est à partir de ce moment que commença la grande Croisade contre mes publications. Son origine est assez complexe, et on pourrait y trouver des dessous au sujet desquels je m'expliquerai ailleurs dans ces pages de « Souvenirs » que j'écris de mémoire, n'ayant gardé que peu ou prou de notes.

J'affirme toutefois, quitte à le démontrer par la suite, que des rancunes politiques s'y mêlèrent ; représailles contre l'ancien éditeur des proscrits de la Commune ou des réfugiés français de toute opinion ; aussi, et par ricochet, contre le défenseur de la littérature et des idées d'avant-garde, de la pensée républicaine.

En haut lieu le prétexte qu'on invoquait pour justifier cette persécution contre la littérature était que, depuis quelque temps, une certaine partie de la presse française menait une campagne contre les « livres belges », et que le gouvernement belge, pour protester contre l'accusation d'encourager la pornographie, se voyait forcé d'entreprendre une répression à outrance, sans se soucier de faire une distinction entre le vrai et l'ivraie. Reconnaissons aussi qu'une bande de roquets rangés sous la bannière d'une pudibonderie hypocrite, et ayant la haine de la littérature, aboyait dans les coulisses, et ce fut alors, non pas une vague, mais un raz de marée de pudeur qui submergea le pays.

Nous en trouvons une preuve dans le discours du ministre de la Justice De Volder, répondant à l'interpellation d'un député de l'opposition, et reproduit dans le Moniteur (Journal officiel), séance du 15 juillet 1887 :

  A l'étranger on signale la Belgique comme un foyer de corruption où s'impriment et se débitent les ouvrages les plus infâmes, les plus contraires aux bonnes mœurs.
  Je n'hésite pas à le dire, Messieurs, j'ai appelé sur ces faits déplorables l'attention du Parquet en le priant d'en poursuivre les auteurs de manière à détruire la fâcheuse réputation qui nous est faite, etc., etc. (3).


Mais si le Ministre donnait des ordres aux Parquets, il n'avait pas à commander à la conscience des juges composant la magistrature assise, ni au bon sens de l'opinion publique représentée par le Jury. Partout les Parquets éprouvaient échecs sur échecs ; engagés dans la lutte, ils y mirent de l'amour-propre, sans cesse aiguillonnés par une certaine presse sectaire et rétrograde, et encouragés par le Ministère. Je rends un hommage sincère aux magistrats. Durant toute la première période de la croisade, je veux dire aussi longtemps que les poursuites restèrent confinées dans les limites de la loi, je n'eus qu'à me louer de leur attitude à mon égard. Je conserve un souvenir fort agréable de mes Présidents, la plupart disparus aujourd'hui, les Perlau, les Robyns, les de Roissart, etc., etc., et particulièrement de ce bon Président du Roy de Blicquy, que je regrette le plus de tous. Par trois fois il présida ma Cour d'Assises. La troisième fois, quand je comparus la veille dans son cabinet pour satisfaire à une formalité de la loi, il haussa la tête, et d'une voix qui trahissait la sympathie : C'est « encore vous ? » articula-t-il.

A quoi, je répondis en souriant : « Mais oui, mon Président, on m'a obligé à prendre un abonnement à la Cour d'Assises. »

Il en fut de même avec mes nombreux juges d'instruction. Aucun de leurs cabinets ne m'était étranger.

Je faisais partie de la maison. Et je me souviens du galant homme qu'était M. Wellens (aujourd'hui Président de la Cour militaire), et aussi de M. Arnold, devenu depuis conseiller à la Cour d'appel, lui que j'appelais le bon juge, car j'avais un bon juge d'instruction comme j'avais un bon Président.

Du côté Ministère public, je n'eus pas non plus trop à me plaindre, encore que j'aie eu comme adversaires presque tous les Substituts et Avocats généraux. Il est arrivé qu'à l'audience certains me couvrirent de fleurs, ce qui était parfois gênant. Tous étaient des gens instruits, quelques-uns étaient des lettrés, tels MM. Raymond et Edmond Janssens, Barthel Jottrand. Et leurs réquisitoires faisaient mon régal. J'éprouvais un vrai plaisir à les écouter, tout en songeant que leurs joutes oratoires ne représentaient que des conventions surannées, et que leurs efforts constituaient une besogne peu enviable. Car ils en sortaient vaincus, écrasés par les arguments de mes défenseurs, et leur tâche était ingrate, le Jury prenant presque toujours position contre le Ministère public en matière de procès de presse. Bref, ces séances étaient une compensation à mes troubles et à mes soucis. J'y allais comme à une conférence ou à un spectacle (4).

Mais, dira-t-on, n'y avait-il pas des substituts qui se récusaient ? Le cas s'est présenté, mais il est assez rare. Car il faut tenir compte de la mentalité d'un accusateur public à l'audience : l'Avocat général considère comme un discrédit personnel que l'homme contre lequel il prononce un réquisitoire puisse ne pas paraître coupable. Il a la fonction de le charger quand même, et parle alors pour accomplir un devoir. Mais ce devoir, sans qu'il s'en rende compte, est discipliné par des habitudes et des phrases. Il appartient à une corporation dont, à moins d'une vertu rare et surhumaine, il ne peut laisser prescrire les privilèges. Quel représentant du Ministère public osera jamais s'élever à l'audience contre la conduite d'une procédure ? Pourra-t-on nous citer un pendant au discours prononcé jadis à la Cour d'Aix-en-Provence par cet éminent magistrat français, l'avocat général Fabre :

... Vouloir apporter des entraves à l'expression de la pensée, prétendre, au nom de la pudeur, imposer à l'écrivain, au peintre, ou au sculpteur des formes de convention, lui tracer des limites qu'il ne doit point franchir, n'est-ce pas supprimer toute poésie, toute hardiesse, toute aspiration vers l'idéal, c'est-à-dire vers la reproduction embellie de la réalité ?
  A mon avis, les atteintes à la liberté en pareille matière sont pleines de dangers. L'imagination ne peut être enchaînée. Qu'elle recherche la beauté plastique et l'ivresse des sens, qu'elle suive, dans ses phases intimes, l'émotion rêveuse et passionnée de l'âme, qu'elle sonde les cœurs et les reins pour rendre avec plus d'énergie l'amour ou la haine, la joie ou le désespoir, elle doit rester toujours maîtresse absolue de sa richesse et de ses dons merveilleux. Voir, sentir, exprimer, tout l'art est dans ces trois termes, mais ils sont infinis comme les conceptions mêmes de l'esprit.
  Cette théorie de la liberté absolue est d'ailleurs aussi vieille que la littérature elle-même : les Athéniens la pratiquaient lorsqu'ils allaient applaudir Aristophane, et elle permit plus tard à Boccace, à Villon, à Rabelais, à La Fontaine et à Voltaire, de nous donner librement leurs chefs-d'oeuvre.
  Elle est pourtant bien dangereuse, diront les esprits timides ; car, « à côté de l'indécence permise, parce qu'elle est la traduction d'une pensée élevée, quelquefois sublime, il y a l'indécence sans cause avouable et qui n'a d'autre but que d'exciter les mauvais instincts ».
  Qu'importe ? je suis de ceux qui, en cette matière, comme en toute autre, préfèrent la liberté, avec ses périls, à la servitude, sous quelque forme qu'elle apparaisse.

*
* *
Voilà donc le règne de la terreur noire inauguré. Il n'y eut plus de frein à l'arbitraire. Au début on était resté dans les limites des lois codifiées. Puis, Ministres et Parquets s'entendirent pour mener la bataille en dépit de toutes garanties constitutionnelles. Les Parquets saisirent en vrac l'édition entière de tout ouvrage qui leur déplaisait. Ils inquiétèrent les acheteurs en les faisant interroger sur la nature de leurs achats par commissions rogatoires (5) ! Le ministre rétablit la censure dans ses postes et dans ses gares de chemin de fer, refusa de transporter les publications incriminées, transforma les plus modestes fonctionnaires en dénonciateurs, par des circulaires leur enjoignant de violer le secret des envois privés !

Pour donner une idée du caractère que prit dès lors la persécution, nous reproduisons ici une chronique signée du doyen de la presse belge, écrivain des plus estimés, le regretté Jean d'Ardenne (alias Léon Dommartin), aussi connu en France qu'en Belgique par ses nombreux travaux littéraires (6) :

  Est-ce  qu'on va encore s'amuser ? répétait à tout propos un personnage de la vieille farce, Un chapeau de paille d'Italie.
  La justice de mon pays semblait avoir rompu avec l'habitude récréative, jadis contractée par elle, d'entreprendre des excursions périodiques dans le domaine littéraire, — excursions dont elle revenait inévitablement sans en mener large, mais non sans égayer la société ; l'emploi de récidiviste de l'acquittement, honorablement tenu durant tant d'années par l'éditeur Kistemaeckers, menaçait de devenir une sinécure ; la rigolade nationale allait perdre un de ses précieux éléments. Bigre !...
  Heureusement, à la Pentecôte dernière, quelques imbéciles, suprême ressource des pays où l'on est enclin à s'embêter, — reçurent du ciel l'inspiration folâtre de constituer entre eux, selon notre patriotique devise, une association du genre de la ligue française contre la licence des rues. Il s'agissait de faire la chasse aux images et publications indécentes exposées dans les kiosques (les « aubettes », comme ils disent en leur iroquois de Jandrain-Jandrenouille) et aux étalages des libraires, et de dénoncer à la vindicte des lois ces criminels produits.
  Mais une difficulté primordiale surgissait :la « vindicte », tant de fois échaudée, ne voulait plus marcher ; cette pauvre Thémis, lasse du rôle ridicule que lui faisaient jouer des paillasses déguisés en vengeurs de la morale outragée, était devenue extrêmement réfractaire à ce genre de sport.
  En effet, le plus clair des résultats obtenus se résumait en une éclatante constatation d'ignorance crasse et de bêtise amère à l'actif de ceux qui compromirent la femme aux balances dans de pareilles aventures.
  A Bruxelles, par exemple, inutile d'essayer encore ; ça ne collait plus du tout. La société des mouches à m... iel pornographiques, ayant acquis la décevante certitude de cette inutilité, se rejeta sur la province, laquelle, toutefois, ne paraissait pas très allante non plus ; les chefs-lieux les plus arriérés avaient la puce à l'oreille, — s'il m'est permis d'employer une image aussi hardie ; ils se méfiaient, les chefs-lieux, et la difficulté était d'en trouver un que n'eût pas encore atteint cette fâcheuse méfiance, un pur, où se fussent conservés suffisamment intacts la candeur primitive, le crétinisme immaculé des anciens jours.
  Bruges s'offrit.
  On n'attendait pas moins de sa bonne volonté.
  Bruges, en somme, est une ville gaie, qu'on a toujours méconnue en lui attribuant cette sévérité macabre, cette mélancolie de nécropole, que le poète Rodenbach, habilement, fit gober au snobisme parisien.
  La ligue belge contre la licence des kiosques et autres lieux avait son dernier espoir à Bruges : c'est là qu'on risquait encore de rencontrer des gens susceptibles de mettre en branle l'appareil de la justice et une douzaine de mollusques assez complète pour constituer un bon jury.
  Nos ligueurs se mirent à fouiller l'arrondissement, tombant en arrêt chaque fois qu'un papier imprimé leur révélait quelque chose de suspect, un bout de ce sein que Tartuffe ne pouvait voir, ou n'importe quel autre objet capable de blesser leurs pauvres âmes, de faire venir de coupables pensées à leurs pauvres esprits.
  C'est ainsi que, sur la digue de Heyst, la saison dernière, ces limiers au flair heureux firent une jolie trouvaille : la reproduction, dans un journal illustré, d'une des compositions les plus connues de Rops, la Foire aux amours, délicieuse fantaisie du génial artiste, et où personne, depuis quinze ans qu'elle existe, n'a jamais songé à voir autre chose qu'une exquise œuvre d'art.
  Poursuivant leurs intelligentes investigations, ils trouvèrent dans un autre numéro du même journal une de ces compositions d'une grivoiserie pas méchante, qui sont habituelles dans les publications de l'espèce ; l'auteur de celle-ci est M. Vallet, un dessinateur de la Vie parisienne.
  Et c'est pour cela que Kistemaeckers (toujours lui !), l'éditeur de l'illustré en question, comparaît aujourd'hui même devant le tribunal correctionnel de Bruges.

  Mais la correctionnelle ne suffit pas à des moralistes d'une aussi extraordinaire envergure ; il leur fallait la Cour d'Assises. Ils y arrivèrent par cette subtile combinaison : en feuilletant un almanach suspect (annexe du journal susdit et, plus que jamais, publié par Kistemaeckers), on trouva un second Rops, depuis longtemps connu, comme le premier, le Maillot, — vous savez : une danseuse, dans le plus simple appareil, en train de s'habiller ; debout, elle lève la jambe gauche pour l'introduire dans le maillot et se présente ainsi, — pas de face, — à un monsieur âgé, grave et raide comme la justice, correctement assis, le gibus à la main ; ce vénérable aréopagite, devant un tableau avec lequel il semble on ne peut plus familiarisé, a plutôt l'air d'un académicien écoutant un discours sur les prix de vertu ou d'un juge intègre en proie à quelque filandreux réquisitoire.
  Telle est l'image également poursuivie sous la rubrique « pornographie ». Et comme une image ne suffit pas à justifier des poursuites en Cour d'Assises, qu'il faut un texte:, on a scrupuleusement examiné ledit almanach et l'on y a découvert, dans une nouvelle de trente pages, dix lignes qui, même isolées, séparées de leur contexte, n'ont absolument rien qui soit de nature à motiver une intervention, quelconque de la police des mœurs ; à plus forte raison si, au lieu de les extraire selon le vieux procédé canaille, démodé depuis le procès de Madame Bovary, on les laisse dans l'encadrement où l'auteur les a mises.
  Et voilà comment Bruges-la-Rigolante, l'urbs hilarissima des anciens, va voir sa gaîté habituelle rehaussée par deux affaires du plus haut intérêt artistique et. littéraire : l'une correctionnelle, qui se déroulera aujourd'hui même (ce qui, j'en ai peur, va produire l'effet contraire chez les auditeurs : ceux-ci se rouleront), l'autre devant le jury de la Flandre extrêmement occidental, pas encore assez, cependant, pour obtenir, en fait de jury, le banc d'huîtres qu'on eût désiré.
  Cette dernière est celle du Maillot et des dix lignes de texte que l'on a été forcé d'y joindre,bien qu'elles ne s'y rapportent point.
  Et, comme entrée de jeu, il s'est produit un incident qui promet : l'éditeur poursuivi a reçu l'autre jour la visite d'un commissaire de police chargé télégraphiquement, par le parquet de Bruges, de vérifier l'identité et de s'enquérir du domicile actuel d'un nommé Rops, auteur du dessin incriminé : La Foire aux amours...
  Après celle-là, ne tirons pas l'échelle, s'il vous plaît : nous risquerions de manquer de nouvelles aubaines.

JEAN D'ARDENNE.

Mais, si en première instance le tribunal de Bruges condamna Félicien Rops, sur appel la Cour à Gand l'acquitta (7) !

Mieux encore : la Chambre des mises en accusation, saisie de l'affaire de l'Almanach, rendit un arrêt de non lieu. Et je continuais de justifier de mon titre honorifique d'acquitté national, ou de celui d'acquitté à perpétuité, sous lesquels me désignait familièrement la foule des braves gens de mon pays. Acquitté tout le temps, je perdais toutefois une partie de mes plumes après chaque procès dont je sortais vainqueur, et aussi bon nombre de mes correspondants et de mes clients, qui ne se souciaient pas d'être inquiétés ou interrogés à cause de leurs achats chez moi.

Aussi Jean d'Ardenne put écrire, indigné :

  L'affaire Kistemaeckers est écoeurante. Elle nous donne, depuis plusieurs années, le spectacle d'un véritable duel entre le Parquet et un citoyen honnête homme forcé de se défendre contre d'inqualifiables assauts toujours répétés.

Toute la presse indépendante fit chorus. La Meuse, un grand journal presque centenaire de Liège, mena une campagne serrée contre les persécuteurs :

  Cette fois, les procédés qu'on vient d'employer, à propos d'une nouvelle affaire qu'on suscite à l'éditeur Kistemaeckers, soulèvent dans l'opinion publique de vives protestations. L'on semble s'acharner à vouloir la ruine d'un homme... Nous en sommes arrivés au régime du bon plaisir, et les libertés dont nous sommes censés jouir sont terriblement écornées. Où s'arrêtera-t-on dans cette voie néfaste ? Pauvre Belgique, où en est-elle arrivée (8) !

*
* *

Ce qui n'empêcha nullement le Parquet de redoubler d'audace. C'est vers cette époque, — et pour donner le change sans doute, — que le ministre des Chemins de fer interdit l'entrée et le transport en Belgique de plusieurs journaux français, notamment du Gil-Blas et de l'Écho de Paris, et qu'on en poursuivit les dépositaires en Cour d'Assises. Tous furent acquittés par le Jury (9). On inculpa également quelques autres libraires qui avaient vendu des livres édités à Paris, ce qui me donna un peu de répit. On vit s'asseoir sur le banc des accusés les frères Moens à Anvers, Mme veuve Otte à Gand, Dechenne à Bruges, Istace et le Directeur de l'importante maison l'Office de Publicité à Bruxelles, etc., etc., enfin, on inquiéta quelques écrivains de race, et on cita Camille Lemonnier et Georges Eekhoud en Cour d'Assises à Bruges. Tout le monde fut acquitté, naturellement ; excepté toutefois une pauvre veuve, Française d'origine, qui tenait une petite boutique de librairie dans un passage à Bruxelles, et qui fut gratifiée de 2 ou 3 mois de prison pour avoir vendu quelques exemplaires d'un livre de contes trop décolletés ! La malheureuse femme en mourut quelques mois après ; triste pendant à l'affaire Louis Desprez...

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En présence d'un si maigre résultat, on décida de porter un grand coup, pour en finir.

On commença par glisser sournoisement, dans quelques feuilles à tendances réactionnaires, de perfides notes de dénonciations anonymes, ce qui fournit l'occasion à quelques, infimes écrivassiers, qui avaient fait antichambre chez moi, de satisfaire leurs rancunes. On trouva même une petite Gazette de Palais pour imprimer un long article non signé, mais qui constituait une véritable mise, en demeure au Parquet de reprendre les poursuites !

Puis on demanda une forte tête,capable d'inventer un délit nouveau, quelque chose qui étonnerait le monde. Quelqu'un dans la magistrature debout    répondit à l'appel, et dans son sectarisme, en véritable iconoclaste, s'inscrivit pour saboter la liberté de la presse inscrite dans la Constitution. Son nom ? Pierre ou Paul, peu importe, il ne passera certes pas à la postérité. Le clair de l'affaire, c'est qu'il créa dans son imagination un délit non prévu par le code, afin de me faire tomber dans un piège juridique, un bas de fosse, machiavéliquement creusé sous mes pieds. Ah ! les Tribunaux avaient été tous d'accord pour me renvoyer absous ! Eh bien, on maquillerait ces délits de presse, de façon à les transformer en délits de droit commun. La Constitution belge s'y opposait ? La belle affaire, on lui casserait une jambe, on la violerait cette vieille gêneuse, mais les Parquets auraient le dernier mot !

En dehors de mes éditions littéraires et bibliographiques, je dirigeais deux journaux illustrés, le Frou-Frou et le Flirt. Le premier était une édition pour la Belgique de la feuille portant le même titre qui se publiait à Paris, et dont j’avais acquis par contrat le droit de faire une édition belge, et de reproduire tous les dessins. Le Ministre belge m'ayant fait l'honneur d'inscrire mes deux journaux en tête de ses listes de proscription, et de me causer un préjudice considérable en interdisant leur transport, j'assignai l'État devant le Tribunal de Commerce pour abus de pouvoir, illégal et vexatoire, et les juges consulaires condamnèrent l'État à me payer mille francs de dommages et intérêts, plus 50 fr. d'amende par jour de retard.

Le Ministre persista dans son refus de transporter mes journaux, et pour bien montrer qu'il se f ... ichait du jugement rendu parle Tribunal de Commerce, fit saisir le Frou-Frou et incriminer tous les numéros parus (environ une centaine), sans en poursuivre toutefois les textes et les légendes qui accompagnaient et expliquaient les dessins, ce afin de me rendre passible de la Correctionnelle et non du Jury. Pour la première fois, j'allais faire la connaissance d'une nouvelle couche de magistrats, de jeunes substituts de première culotte, à peine sortis de l'Université, bien stylés, bien pensants, pleins de zèle. Couramment on disait au Palais,— sans preuves du reste, — qu'il serait tenu compte de leur abnégation pour leur avancement. Je crois pour ma part que c'était là de la médisance, et je suis persuadé que j'ai eu affaire à des béotiens plutôt qu'à des arrivistes sans conscience .

A l'audience j'eus donc, comme adversaire, un petit substitut rageur, fier de son importance, méchant à l'excès, vraiment comique dans ses attitudes. Comme mon avocat lui demandait quels étaient les dessins qu'il incriminait dans cette collection qui en comportait 400, il répondit : Tous ! Il avait reçu l'ordre de requérir contre le journal dans son ensemble, son titre même devait être considéré comme un outrage à la morale publique (10). Et il se démenait, s'agitait, transpirait, mon petit substitut ! Tout à coup, il s'interrompit pour sortir un papier de sa serviette et, de l'air le plus grave, se mit à lire, sinon à chantonner, un couplet en langue macaque, qui se débitait dans une revue de l'année sur un Théâtre bruxellois, et critiquait la licence des rues.

— Voilà ce que pense l'opinion publique ! s'écria-t-il en brandissant son feuille.

Ce fut d'un grotesque homérique dans le prétoire on se tordait !

Décontenancé, le petit substitut demeura interloqué, resta tout court sur ses positions.

Le tribunal, pour l'encourager, condamna par procuration en ma personne les quarante premiers dessinateurs parisiens, parmi lesquels figuraient Willette, Steinlen, H. Gerbault, Guillaume, L. Vallet, L. Malteste, Heidbrinck, Henri Boutet, Couture, Forain, J. Wely, etc., etc., comme pornographes. Jamais je n'avais été plus fier de me trouver en si bonne société, encore que cela coûtait assez cher : six mois de prison et deux mille francs d'amende !

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Mais continuons. Nous arrivons à l'affaire du Flirt. C'était un journal littéraire et d'art, gai et amusant, qui, écartant de parti pris toute combinaison de publicité louche, de paris aux courses, sociétés financières, cercles de jeux, etc., se contentait de mettre sa quatrième page, — et cela depuis dix ans, — à la disposition d'annonces commerciales. On y trouvait aussi, sous la rubrique : Mariages éventuels, une petite correspondance amoureuse, exactement pareille à celle qu'insèrent journellement nombre de journaux à grand tirage, belges et étrangers. Depuis de longues années le public y était habitué et s'en divertissait ; aucun texte de loi n'en défendait la pratique. Un demi-siècle auparavant, ce mode de publicité avait déjà eu sa rubrique dans le journal qui était l'organe de Proudhon lorsqu'il habitait la Belgique et qui jouissait d'une vogue considérable. Ce journal était rédigé par un des membres les plus remarquables de la Chambre belge des députés de ce temps, M. Louis Hymans, journal plutôt austère, que personne ne songea jamais à poursuivre pour ses petites annonces. Nos parents en auraient fait des gorges chaudes. Le Flirt n'avait donc ni l'exclusivité, ni le mérite de l'invention.

C'est ici que le grand inquisiteur du Parquet, dont nous parlons plus haut, entra en lice. Il découvrit que le fait de laisser insérer dans son journal une petite annonce : « Jeune dame désire connaître monsieur sérieux »,constituait, pour un directeur, une excitation de mineurs à la débauche, donc un délit, de droit commun, et quoique commis par l'instrument de la presse, non justiciable du Jury, parce qu'il ne saurait être rangé parmi les délits d'opinion, ce qui est loin d'être prouvé (11). Eurêka ! On allait pouvoir écraser un éditeur comme une mouche sous une meule. La fin justifierait les moyens.

A vrai dire,cela n'alla pas tout d'abord sûr des roulettes. La Chambre des mises en accusation se rebiffa il y eut force tiraillements. La prétention du Parquet lui parut anticonstitutionnelle. Et elle rendit une ordonnance de non lieu. Appel du Ministère public. Nouvelle et orageuse séance de la Chambre des mises en accusation. Finalement, les puristes l'emportèrent sur les Juristes. Et je fus renvoyé devant un tribunal correctionnel, soigneusement trié sur le volet.

Un autre jeune substitut janséniste était chargé de soutenir l'accusation. Cyniquement, il avoua qu'il s'agissait bien dans l'espèce d'un procès de tendance, et conclut en ces termes :

  Le Flirt sera un journal honnête (lisez bérangiste) ou il disparaîtra !


En ce qui concerne le Président, son siège avait été fait d'avance. C'était un vieux bonhomme, laborieusement arrivé, après des années de stage, à un fauteuil de vice-Présidence (12). Il avait l'air de ne rien comprendre au fond de l'affaire, et quand mes défenseurs déposèrent des conclusions d'incompétence, il sembla fort étonné et passa outre pour me condamner.

Appel fut interjeté, et un coup de théâtre se produisit. Les Conseillers, magistrats sérieux et juristes avérés, refusèrent de s'associer à une pareille, interprétation du code et, dans un langage très élevé, par la voix du Président de Roissart, infirmèrent le jugement de la Chambre correctionnelle, affirmant que je ne pouvais être soustrait à mon juge naturel, le Jury, et qu'il s'agissait bien d'un délit de presse !

Grand émoi au Parquet qui se pourvut en Cassation. J'avoue n'avoir jamais pu savoir ce qui se passa alors ; ceux qui se prétendaient bien renseignés affirmaient que les opinions des conseillers étaient partagées. Il s'écoula du temps avant qu'on obtînt la cassation de l'arrêt de la Cour d'appel.

Et la cause fut renvoyée devant une nouvelle Cour d'appel, présidée cette fois par un autre Président, infirme et d'humeur variable, et qui me condamna à un an de prison et quelques milliers de francs d'amende.

On illumina ce soir-là au Parquet. Le loup blanc était touché ! Comme je n'étais pas habitué à vivre en la société des tire-laines, des escrocs ou des banqueroutiers, je ne pus me décider à donner à mes persécuteurs la joie de me mettre en cage, et, ma dernière cartouche brûlée, je mis la clef sous la porte, je partis pour l'exil ; et à mon tour je vins demander à la France une hospitalité que jadis j'avais accordée moi-même à ses proscrits de la plume et de l'idée...

*
* *

Le rideau n'était pas tombé sur la pièce, comme on pourrait le croire ; un dernier acte restait à jouer. Deux ans après mon départ de Belgique, le Parquet de Bruxelles eut la témérité de réclamer mon extradition. Grâce à la recommandation de mes vieux amis, les Sénateurs Arthur Ranc et Paul Strauss, j'obtins d'urgence une audience du garde des Sceaux, M. Vallé, qui me reçut fort courtoisement, à qui je pus expliquer mon cas, plaider ma cause, et qui m'assura que je n'avais rien à craindre. MM. Henry de Jouvenel et A. de Monzie firent le reste : mon extradition fut refusée (le 2 juin 1905). Je leur témoigne ici toute ma gratitude.

Il y avait cent raisons à faire valoir pour rendre l'extradition non recevable, une seule avait suffi :

« Le principe est admis que la base de tout traité d'extradition est la réciprocité des délits (13). » Tous les jurisconsultes sont d'accord sur ce point, et M. Schuermans, conseiller à la Cour d'Appel de Liège, auteur d'un livre qui fait autorité, est particulièrement catégorique. Selon sa thèse, mon extradition aurait violé l'esprit et la lettre des accords internationaux en matière d'extradition, au même titre que la loi belge d'exception viole la Constitution belge.

Le Parquet de Bruxelles, comme le singe de la fable, avait oublié d'éclairer sa lanterne...

Dans son numéro du 19 mai 1905, le Messager de Bruxelles consacra son leader article à ce qu'il appelait le cas de l'éditeur Kistemaeckers ; en voici un extrait :

  Le départ de Kist, —comme on l'appelait, — ne chagrinait que ses amis. Il en comptait beaucoup au temps de sa prospérité. Ce n'est pas à l'heure où la loi s'acharne contre lui que je lui marchanderai les sympathies auxquelles il a droit et la justice qui lui revient. Je n'étais pas des familiers de sa maison, — comme tant d'autres qui le lâchent aujourd'hui, — et ce fut d'un peu loin que j'assistai à ses curieux et méritoires efforts au profit des lettres. Il y apportait une activité merveilleuse et un incontestable courage, pour s'improviser éditeur en Belgique il y a trente ans, avec le parti pris de n'offrir au public que de la littérature.
  On oublie trop qu'il fut l'un des premiers éditeurs de Camille Lemonnier, de Georges Eekhoud, de Théo Hannon, de Jean d'Ardenne et que l'on retrouve sur ses catalogues les noms de Catulle Mendès, Jules et Edmond de Goncourt, Henri Fouquier, Guy de Maupassant, Paul Bonnetain, Francis Poictevin, Henri Céard, Ernest d'Hervilly, Lucien Descaves, Léon Hennique, Jean Richepin, Edouard Rod, Robert Caze, Flor O'Squarr, Lucien Solvay, Georges Rodenbach et beaucoup d'autres qui jamais ne servirent à désigner des pornographes. On oublie ses belles rééditions du XVIIIe siècle. On oublie qu'il offrit ses presses aux proscrits de la Commune, et que, grâce à lui, leur voix ne put être étouffée !


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* *

Lorsque huit ans plus tard, en novembre 1911, la prescriptions m'étant acquise, je fis un voyage au pays natal, ma première visite fut pour le Palais de Justice de Bruxelles, ce champ de bataille de mes luttes d'antan. Ce n'est pas sans éprouver un sentiment de mélancolie, que je me dissimulai ce matin-là dans le prétoire d'une Chambre correctionnelle en séance. Et j'eus l'agréable surprise de reconnaître, dans les trois magistrats qui siégeaient, trois vieilles connaissances, trois de mes anciens juges d'instruction, parmi lesquels le président Arnold, celui que j'avais baptisé le bon juge, devenu conseiller à la Cour. Je le saluai de loin respectueusement, et j'ignore si j'ai été le jouet d'une illusion, mais il m'a semblé qu'il me rendit mon salut d'un sourire...

Dans son numéro du 10 novembre 1911, le chroniqueur judiciaire de l'Indépendance belge s'exprima comme suit :

  Dans les couloirs, on a aperçu une figure... de revenant.
 Un revenant capable de produire une sensation désagréable pour quelques magistrats,— non à cause d'une peur superstitieuse, mais à cause d'un petit froissement d'amour-propre...
  Il s'agit du revenant qu'est, pour la Belgique, l'éditeur bien connu Henry, Kistemaeckers ; on se rappela que cet éditeur fut condamné, inconstitutionnellement (14) de l'avis de beaucoup, pour délit de presse par les juges correctionnels : comme le jury l'avait toujours acquitté, on l'avait soumis au régime du tribunal correctionnel. ..
  Le condamné partit en France : l'extradition fut réclamée... mais le Ministre français, animé de l'esprit constitutionnel qui n'aurait jamais dû être abandonné, refusa l'extradition.


Un autre journaliste en vue, M. Camille Gutt, l'actuel chef de cabinet de M. le Ministre Theunis, avait publié un article qui fit sensation dans la Chronique du 7 novembre 1911. En voici quelques extraits :

  Je me trouvais, samedi dernier, au Palais de Justice, et dans le couloir de première instance je regardais passer les figures connues, avocats ou avoués, grands maîtres de la politique ou petits-maîtres du barreau, journalistes affairés. Je vis quelqu'un dont l'apparition me frappa. Ce n'était pas le premier venu, le passant égaré dans le dédale des salles, parmi la bousculade des robes noires. C'était quelqu'un qui était déjà venu là, mais il y a longtemps. Familier de la grande maison, il y faisait pourtant figure d'anachronisme. Il ne se trouvait pas chez lui : il s'y retrouvait.
  Henry Kistemaeckers ! C'était bien lui, le brave Kist, allègre, allant, confiant en l'avenir, en lui, à travers tout, quand même ! Un détail seul l'évoquera : il semblait heureux, oui, tout heureux de se retrouver dans cette ville où il fut l'Art au temps où l'Art avait à soutenir d'autres luttes qu'aujourd'hui, et moins lucratives ; où il fut plus : l'accueil cordial aux artistes, — et où il ne reçut, en récompense de cet effort, de cette beauté, qu'avanies et ingratitude.

  Il faut se souvenir, et il faut que ceux-là sachent la vérité, qui l'ignorent. Il faut qu'ils sachent que le jour où Kistemaeckers fut condamné dans notre pays, il fut le complice — oh ! bien involontaire, — d'un terrible outrage aux moeurs : d'un viol. Et c'était une femme, presque une ancêtre, qui subit ce viol en pleurant : c'était la Constitution belge !
  Mais comme on voulait poursuivre cet homme malgré tout, et le condamner, il fallait le poursuivre devant un autre juge. Et pour cela, on choisit, dans toutes ses oeuvres, un journal ; dans ce journal, une page ; dans cette page, un dessin, puis des annonces ! et pour ce dessin, ces annonces, séparés de cette page, de ce journal, de cette œuvre, on lui infligea un an de prison !

  Ce qu'il y a d'inadmissible, c'est que pour flétrir cet homme, on ait recouru, — selon le mot d'Edmond Picard, — à une embûche juridique, dans laquelle il est allé donner, lui, de toute sa loyauté ; c'est qu'on ait soustrait un artiste, pour le punir, à son juge naturel, à son juge légal, qui l'aurait toujours triomphalement absous.
  Ailleurs, dans un pays d'art, pareilles poursuites, pareilles condamnations conduisent leur homme à la gloire, à la richesse, voire à l'Académie. Rappelez-vous Richepin et, tant d'autres. Ici, elles ont conduit celui qu'elles frappaient à l'exil, — terminé hier, — à la plus cruelle des proscriptions. La cruauté, je l'admets. Le ridicule, passe encore ! mais les deux ensemble, quelle erreur. Nous n'avons pas le sens de la mesure.


Je clos ici ce chapitre de mes « Souvenirs » en ce qui concerne mes procès. Je viens de relire une lettre que m'adressa, le 25 décembre 1912, un de mes fidèles défenseurs Me Henry Frick (15) :

Mon cher Kistemaeckers !

  Je garde de nos anciennes luttes pour la liberté d'écrire un souvenir à la fois honorable et pénible. Je me suis battu à côté d'Eugène Robert pour le droit que vous représentiez avec tant d'énergie. J'ai été aussi du guet-apens judiciaire où l'on nous a entraînés. Mais vous vous êtes redressé et je retrouve en toutes vos paroles l'homme d'énergie et de conviction que vous fûtes et resterez. Me voici arrivé à l'âge où l'on est un ancien du barreau : j'ai toujours vivace le souvenir. de nos campagnes ; nous étions pour la bonne cause ! Plus j'y pense, plus je ressens l'impression que vous, comme éditeur et publiciste, Robert et moi comme avocats, nous n'avons pas fait oeuvre inutile....
Toujours à vous
Henri Frick.


Ce sont là mes lettres de noblesse. Précieusement je les ai rangées dans mes archives. Je ne les échangerais point contre toutes les distinctions honorifiques du monde.

HENRY KISTEMAECKERS, PÈRE.

NOTES :
(1) Il fut mon premier conseil et mon défenseur à l'origine de mes procès. Toujours il me conserva sa précieuse amitié. Sa parole était chaude et convaincante ; comme avocat il avait l'oreille des juges, et leur estime comme savant. Il se retira du barreau pour se consacrer exclusivement à ses travaux sociologiques,et fut nommé Recteur de l'Université nouvelle.
(2) A propos de ce procès, rappelons ici un incident peu connu : quelque temps après, parut un petit volume, qui circula « sous le manteau », et qu'on se disputa au Palais et dans le monde des collectionneurs, à prix d'or. C'était une réimpression d'un recueil très rare du XVIIIe siècle, onze contes très court vêtus, très littéraires, dans le genre des contes de Voltaire. Le grand attrait de cette réédition était une Préface curieuse, pleine d'humour quoique fort irrévérencieuse à l'égard du Jury qui avait siégé dans le procès, une sorte de petit pamphlet que n'aurait pas désavoué Paul Louis Courrier lui-même. Titre : Pornophile (contes saugrenus), sur l'imprimé de Bassora 1789, chez Samuel, Isaac-Josédiah Smithson, libraire à Jersey, 1885 ; — les nom et adresse de l'éditeur étaient apocryphes. On ne connut jamais le préfacier, mais on était généralement d'accord pour attribuer la paternité de cet avant-propos à un magistrat.
(3) La réponse aurait pu être moins pleutre, en rappelant simplement le fait qu'à travers les âges la Belgique avait été le refuge de la pensée, et que, lors que le « Privilège du Roy » était refusé en France à quantité d'ouvrages philosophiques, historiques, sérieux ou badins, grivois ou licencieux, ils furent sauvés de l'oubli grâce aux presses belges. Que, de plus, la majeure partie de ces « livres belges »,contre lesquels on partait en guerre aujourd'hui, n'étaient que des réimpressions des éditions originales parues en Belgique aux siècles passés et qui n'avaient point alarmé nos aïeux.
(4) Sans compter qu'il y avait aussi des incidents comiques, qui venaient égayer ces audiences. Je pourrais en citer cent, en voici deux ou trois :
Lors de mon 8e procès, l'avocat général Servais débuta ainsi :
— MM. les Jurés, vous avez devant vous un chevronné de la Cour d'Assises, il s'en glorifie et s'en vante. Il a reçu sept avertissements...
— C'étaient des avertissements pour le Parquet, fit remarquer mon défenseur, Me Eugène Robert, puisqu'ils constituèrent sept acquittements !
Au cours d'un autre de mes procès, l'Avocat Général Terlinden s'écria avec un geste tragique :
— MM. les Jurés, le livre que vous êtes appelés à juger n'est pas seulement un livre pornographique, mais c'est aussi un livre impie ! Qui achète ce genre de littérature ? Les maniaques, les débauchés...
— Pardon, répliqua Me Robert, il y a aussi les Évêques. J'ai sous les yeux la souscription d'un Monseigneur des plus vénérables.
Interloqué, l'Avocat général se ressaisit :
— Monseigneur aura été trompé par un prospectus prêtant à double entente,
— Grande erreur de votre part, voici dans mon dossier une autre lettre du même prélat, qui, après avoir reçu son exemplaire, nous en commande trois autres pour ses amis. C'est un homme de goût !
Une autre fois encore, comme j'avais fait citer, à titre de témoin littéraire, un député dé Bruxelles, docteur en droit, M. G. Vander Smissen, le Ministère public lui posa cette question :
—Vous ayez lu le livre incriminé. Ne trouvez-vous pas que c'est un livre « cochon »?
Et le témoin de répondre : «A mon avis, il n'y a pas de livres cochons. Il n'existe que des cochons. »
La Cour elle-même ne put s'empêcher de sourire.
(5) Les détails de ces commissions rogatoires surtout présentaient un caractère désopilant. Voyez ceux-ci cueillis dans le tas :
A Jask, un fort perdu -au fond du Golfe Persique, on fait interroger un
capitaine anglais sur la nature d'un Almanach qu'il m'avait acheté. C'était un Almanach de Gotha de 1809, bouquin très rare, qu'il collectionnait. Comme obscénité, c'était discutable...
Au Caire, ce fut un client effrayé et troublé à la vue des sbires : il se figura qu'il s'agissait de livres volés ; il avoua tout, et offrit la restitution immédiate d'un exemplaire... Du Droit Civil de Laurent ! A Naples, les policiers envoyés chez le libraire Detken, n'ayant pas compris leur mission, disent au libraire que son correspondant bruxellois a porté plainte contre lui pour des livres non payés. Tête de Detken !
A Galatz, M. B., professeur, abonné à un recueil XVIIIe siècle, non incriminé, fut pris d'une colique subite, apporta les livraisons, fit amende honorable, et promit que cela ne lui arriverait plus.
A Londres, on tombe sur M. Quaritch, savant orientaliste, libraire du Britisch-Museum, qui ne sut pas d'abord ce qu'on lui voulait.
Informations prises, il envoie promener la police et son Almanach, en s'étonnant qu'on le dérange pour de pareilles inepties ?
Et il y eut quatre cents commissions de cette nature ! Edifiant, n'est-il pas vrai ?
(6) Cette chronique porte la date du 13 janvier 1900.
(7) Ce fut M. Gaston de Leval, le distingué avocat-conseil de la Légation britannique, un des futurs défenseurs d'Édith Cavell, qui accepta de défendre devant le Tribunal de Bruges les dessins du génial artiste. Il eut un mot cruel, mais de circonstance : « On ne discute pas art avec un Parquet qui poursuit Rops... Je ne plaiderai que la question de droit ! »
(8) Numéro du 15 décembre 1891.
(9) Pour rester dans la vérité, nous devons toutefois consigner ici deux ou trois petits avantages remportés par les Parquets dans des poursuites intentées à d'autres libraires et imprimeurs qui ne surent se défendre, ou qui, pris de peur, préférèrent émigrer et se laisser condamner par défaut.
Dans ce nombre on compte 6 Belges, 3 Français et 1 Irlandais. Ce dernier fut inquiété comme traducteur d'un livre de commentaires sur la théorie malthusienne qui avait connu la vogue de cent éditions en Angleterre. Mais pendant l'instruction, le traducteur irlandais mourut. Il fallut abandonner les poursuites.
Parmi les autres, on relève le nom d'un liquidateur, à qui on reprochait d'avoir écoulé des livres,réputés immoraux,dans l’intérêt des héritiers ou créanciers de leur éditeur défunt ! Condamné, il se réfugia en France. Un imprimeur fut également condamné et aux trois quarts ruiné, pour avoir imprimé des livres en langue anglaise pour le compte d'un éditeur de Londres. Enfin deux ou trois éditeurs transportèrent, leurs pénates et leur commerce en Hollande, suivant ainsi l'exemple de leurs ancêtres français, qui, aux temps des guerres de religion, se réfugièrent en Belgique, alors pays de liberté... Ils furent condamnés par contumace.
(10) Il dit en substance : « Je ne puis démontrer pourquoi ces dessins sont obscènes, parce que l'obscénité saute aux yeux et n'a pas à être démontrée (sic). »
(11) Une opinion est le sentiment qu'on se forme d'une chose et qui peut différer suivant les personnes. Dans mon cas, une Cour d'appel avait opiné en ma faveur, une autre Cour d'appel en sens contraire. En droit, je devais donc bénéficier de ce dissentiment. Aux Assises un accusé est acquitté par six non contre six oui.
(12) Ses collègues lui avaient donné le nom de voyageur, apparemment pour le distinguer de ses homonymes ?
(13) En France, la question de responsabilité des Directeurs de journaux, en matière de petites annonces, fit l'objet d'un projet de loi, déposé en 1903, et qui fut rejeté par la Chambre en 1907.
C'était donc abusivement que, sur une plainte émanant de la Société contre la licence des rues, trois directeurs et trois gérants de journaux parisiens furent cités devant la 9e chambre correctionnelle le 21 février 1908. Ils furent naturellement acquittés.
« Attendu, dit le jugement prononcé, le 19 mars, par M. le Président Pacton, attendu qu'il n'y a lieu de considérer comme punissables que les annonces qui, dans leur texte ou dans leur forme, seraient contraires aux bonnes mœurs ; que cette interprétation s'impose d'autant plus qu'un projet de loi a été déposé, en 1903, en vue de combler les lacunes de la législation actuelle.. ;
« Attendu que, dans la séance du Sénat du 25 mars 1904, le Président de la commission, M. Béranger, reconnaissait que les termes de la loi de 1898 avaient paru insuffisants quand l'annonce n'était pas dans son texte, obscène ; qu'il ajoutait également que le projet dont il sollicitait le vote était destiné à réprimer les annonces et correspondances licencieuses... et, entre autres, les annonces des maisons de massage ;
« Attendu que le texte du paragraphe 5 de l'article 1er de la loi de 1898, pour ne laisser prise à aucune équivoque, fut modifié ainsi. « Par des annonces ou correspondances publiques faites dans un but obscène ou contraire aux bonnes
mœurs ; »
Attendu que ce texte nouveau, voté par le Sénat, a été rejeté par la Chambre des députés, le 21 février 1907 ;
« Par ces motifs, acquitte tous les prévenus. »
(14) Il y a quelques années, j'eus l'honneur d'être reçu en audience privée par le Ministre de la Justice de Belgique, écrivain et juriste des plus estimés. Je ne puis trahir sa confiance en invoquant son témoignage, mais il me sera permis toutefois de rapporter ici qu'il me déclara que jadis, comme avocat, il s'était vivement intéressé à mes procès, et qu'à son avis on avait méconnu l'esprit de la Constitution en me soustrayant au jury...
(15) Ils furent deux : MM. Eugène Robert et Henry Frick, qui, sans répit, avec un dévouement et un désintéressement de tous les instants, me disputèrent pied à pied à la haine de mes ennemis. Jamais les lettres n'eurent des défenseurs plus ardents, plus convaincus. En exil j'ai pleuré en apprenant la mort d'Eugène Robert. Ma gratitude lui survit...
Il me reste Me Frick, le brillant avocat, le fidèle ami, dont on a fêté cette année les noces d'or de cinquante ans de pratique au Barreau, et qui, depuis quatre lustres, remplit les délicates fonctions de Bourgmestre de la ville de Saint-Josse-Bruxelles. Il m'est doux d'inscrire leurs noms sur ces feuilles de souvenirs !

(texte non relu après saisie. 30.IV.07)

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