Camille Lemonnier
(1844-1913)

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Le roman d'un bouquet

(1885)


I

LA FOI

UN mince sentier circule à travers la serre, sous une couche de sable blanc ; la poussière des grèves n’est pas plus fine que ce sable, et, par places, la lumière qui filtre entre les feuilles l’irise de chatoiements nacrés. Il a la blancheur d’un chemin de paradis ; il semble grimper aux flancs de l’Himalaya et se perdre dans l’aurore ; il est rempli d’une douceur élyséenne et l’on croit voir traîner à sa surface la robe des ombres de Virgile. Le maître seul y marque l’empreinte de ses pas, et, quand il vient, la terre élastique étouffe le craquement de ses bottines ainsi que dans une alcôve s’étouffent les bouches.

Un mystérieux silence règne sous la coupole vitrée ; les sarcophages ont cette solennité muette, et, comme des trépassés, le peuple des arbustes semble attendre l’heure éclatante des résurrections ; mais ce n’est pas l’irrémédiable néant qui enclôt ici les choses : une vie étrange fermente sous le pli des linceuls.

La chaleur monte du sol, en lourdes colonnes, jusqu’aux vitres qu’elle étame d’une buée d’étuve ; et çà et là, dans l’atmosphère massive, des fleurs, épanouies du matin, étalent leurs larges cœurs comme une tache de chair.

Alors, transporté au bord des fontaines de marbre, dans les moiteurs d’un air parfumé, l’Esprit rêve à la nudité vermeille des odalisques, efflorescences monstrueuses des harems. La serre se fait pareille à quelque gynécée où, scrupuleux et farouche, un jardinier garderait fidèlement la virginité des espèces, et les plantes, comme les femmes, y prennent une beauté asiatique et malsaine.

Pour les unes et les autres, d’ailleurs, la verte sève originelle ne s’est-elle pas changée en un jet de pâle liquide épanouissant à la pulpe des roses de fièvre et des douceurs d’anémie ? La fleur, ce sourire de la plante, et le sourire, cette fleur du corps féminin, s’arment, en ce double sérail, de grâces aiguës comme des dards, et des poisons, en ces lieux voués aux ténébreuses alchimies, prédisposent également la plante et la femme aux œuvres amoureuses. Toutes deux, en effet, doivent servir aux voluptés du maître ; c’est pour lui seul que, lentement, elles accomplissent dans l’ombre leurs sortilèges, l’une complotant ses baisers, l’autre complotant ses parfums.

Tandis que sous les dalles bout le thermosiphon, les feuilles s’étirent, les tiges ont des langueurs humaines, et par les fissures de l’écorce coulent les gommes, comme les sanies d’une plaie. Toute cette foule muette attend du feu le miracle de la vie : frileusement inclinées vers la fournaise, les fleurs y semblent tendre, à la flamme d’un brasero, des mains pâles de petite fille ; les grands arbres, au contraire, palmiers, lataniers, dattiers, audacieusement dressés en des attitudes pleines de défi, méditent d’escalader la voûte, nouveaux Prométhées à la conquête du soleil.

Au long du sentier, cependant, une bordure de lycopodes déroule ses luisantes mousses, frisées comme les soies d’un manchon, et sur cette toisonnante fourrure glissent de lumineuses paillettes avec des scintillations d’émeraude. Gazon bizarre : on croirait voir le fourmillement d’un prodigieux myriopode, remuant de proche en proche son corps annelé qui ne finit pas. Symétriquement plantés de distance en distance, et beaux comme les personnages d’un gala, des myrtes se dressent au milieu des plates-bandes, et, pareils à des duchesses, les camellias éployent leurs élégances minces sous la lumière qui glace de damasquinures le vert poli de leurs feuilles.

Par delà le parterre, dans une région plus haute et proche des gloires solaires, la flore tropicale prend des airs fauves de combat. De l’épaisseur glauque des végétations sortent les poignards aiguisés des agaves, les dards des cactus, les glaives des dicksonias, et l’air parfois semble remué d’éclats de fanfares accompagnant un cortège de guerriers.

Vaine illusion : un silence léthargique remplit seul la serre. L’eau qui s’égoutte au ras des vitres, une bulle de vapeur qui crève au fond des corolles, un petit tas de poussière qui s’éboule sur le flanc d’un talus, font, au milieu de l’immobilité de l’air, des fracas qui plissent d’un frisson d’épouvante la face lisse des fleurs.

Mais sous cette universelle stupeur s’engendrent, semblables aux songes des prisonniers, de monstrueuses et folles chimères ; les énormes fougères, touffues comme des halliers, rêvent d’engloutir l’espace sous le débordement de leurs feuilles ; plus pacifiques, les jubéas nourrissent l’orgueilleuse pensée de plonger dans le ciel indigo leurs palmes faites pour la gloire ; l’ypasson et le byssus, eux, pensent à la douceur d’éventer les lions au fond des jungles ; et il en est ainsi de chacun de ces arbres où la bête semble continuer le végétal, pareils, les uns à des griffons ailés et les autres à des hippopotames échoués au fond des fleuves.

Mais ni le rugueux caroubier, semblable, sous son écorce de pachyderme, aux éléphants de l’Inde, ni le bananier, dont le tronc imbriqué s’assimile à la cuirasse de rhinocéros, ni le latania immense qui ouvre comme des bras ses larges parasols, avec un vague profil de patriarche en méditation au milieu des choses ne parviennent, dans leurs songeries formidables, à faire bouger seulement les ondes de ces morbides atmosphères. Le cœur du géant bat sans plus de fracas que celui du nain, et le superbe palmier, élancé comme un fût de colonne, aussi bien que l’humble et rampant lycopode, garde l’attitude rigide des éternels sommeils.

Sans trêve pourtant, la terre distille ses sucs, nourrice épuisée qui se refait un lait avec des poisons, et la chaleur s’élève, soleil artificiel qui ne connaît ni les pleurs du matin ni les baisers du vent, vrai soleil de ces filles du sérail contraintes au perpétuel veuvage.

Tandis que, songeur, je méditais sur cette inexorable loi, je vis s’allonger aux claies d’un espalier la forme charmante d’un camellia en fleurs, et je crus voir une jeune martyre mise en croix. Sa tige, souple, s’étirait comme un corps manié par des bourreaux. Elle avait la forme divine des filles du vieux Memling. Douloureusement, j’étudiais les marques de la souffrance sur cette silhouette adorable, quand le jardinier, s’approchant, d’un coup de ciseau trancha les branches fleuries.

Alors s’opéra une métamorphose.

Un sang artériel empourpra les pâles pétales des fleurs coupées qui, palpitantes, se détendirent comme des cœurs.

Je compris qu’elles n’étaient pas mortes et qu’elles allaient revivre dans l’amour.

II

L’ESPÉRANCE

Debout devant la glace, Emmeline s’admire : la flamme des bougies fait un nimbe à sa silhouette et ses épaules nues baignent dans une clarté blanche.

Elle a la pâleur mate et saine des filles patriciennes ; ses yeux posent entre ses tempes deux taches profondes ; comme ses épaules, ses bras sont nus, et des pieds à la tête sa forme mince semble sortie du moule florentin.

Ses femmes viennent de la laisser, il n’y a qu’un instant ; elle est prête à partir, coiffée, gantée, lumineuse sous les satins, et pourtant elle ne part pas. Dans la cour s’entend le piaffement des chevaux mêlé au cliquetis des gourmettes.

Emmeline se regarde et le reflet lacté de sa personne allume une lueur dans ses prunelles. La glace détache sa nudité avec splendeur ; elle se sait belle, et les blancheurs de la chair, le chatoiement des étoffes, l’éclat des bijoux, s’ajoutent à la lumière des flambeaux, comme une lumière plus haute et plus magnifique.

Elle se contemple avec orgueil. Des désirs vagues font trembler ses sourcils impérieux, et, pareille à la convoitise d’une proie guettée, une férocité mystérieuse irrite ses lèvres sanglantes. La vengeance fait, par moments, les femmes semblables aux fauves : une égale cruauté les prédispose aux destructions, comme si Dieu, en quête de bourreaux, avait voulu faire des uns et des autres les instruments de ses colères.

Emmeline sent en elle l’indécision de la lame au fourreau et qui ne sait pour quelle besogne elle sera tirée. Son corps, arsenal redoutable des sorcelleries, est pur comme l’aube qui sort des flots ; rien n’en a altéré les souverains contours, et il songe, en proie aux obsessions de l’Esprit.

Des odeurs troublantes chargent l’air lourd de l’appartement : lavée d’eaux aromatiques, sa peau parfume comme une cassolette ; et d’autres senteurs, indéfinissables et compliquées, où sa ceinture semble se dissoudre, montent en nuages de ses robes. Sa chevelure est étoilée d’un camellia blanc, et trois autres camellias ouvrent au bord de son corsage leurs cœurs rosés ; aussi éclatantes, leurs pareilles se marient aux violettes dans l’ampleur du bouquet qui repose non loin sur un coin de tapis, en attendant que la toute belle l’emporte dans la douceur de sa main gantée.

Et pourquoi n’irait-elle pas à ce bal ? Il s’y rendra, lui ; elle le sait ; elle lui reprochera sa tiédeur et, s’il est vrai qu’il soit l’amant de la comtesse, sa trahison. Ah ! elle éclatera, il faudra bien qu’il lui revienne. Que lui importe cette comtesse ? Et de quel droit s’est-elle jetée à travers ses volontés ? Elle la hait, cette femme.

Sa beauté continue à s’imprimer sur sa prunelle ; elle en étudie la puissance, comme, au moment de la lutte, la main s’assure de la pointe du poignard. Qu’a-t-elle à redouter de la comtesse ? Bien mieux que l’enchanteuse, elle possède le secret d’enchaîner les cœurs. Méprisante, elle cambre sa taille sur laquelle craque le satin, et, lentement, tourne vers elle-même sa tête inclinée.

Ses bras s’enroulent dans des rondeurs de chair ferme, – un sculpteur aurait moulé ses épaules pour en parer ses rêves, – et petit à petit se dessine sur sa lèvre gonflée un sourire triomphant. Elle ne craint ni celle-ci ni une autre ; comme une déesse, elle se complaît dans le sentiment de sa toute-puissance.

Mais cette déesse est femme : une fournaise bout sous l’angle de son front, qui tout à coup se plisse comme la nue chargée de grêle et de foudre. Elle a l’ardeur de l’amazone prête à combattre ; ses narines palpitent à la pensée des choses prochaines, et, comme un mirage, sur la toile mouvante de son cerveau se reflètent le bal, les femmes parées, les hommes raides et souriants, le tournoiement des danses et les lustres épandant jusque dans les coins leurs nappes de scintillations.

Elle ira !

D’un coup sec, ses doigts fiévreux rangent les plis de ses jupes ; elle saisit sa pelisse et la jette sur ses épaules ; puis, ramassant son bouquet hâtivement, elle tend la main vers le timbre :

- « Ma voiture ! »

Elle ne sonne pas ; sa main demeure suspendue, et, les sourcils droits, comme étonnée de ce qu’elle va faire, elle regarde son bouquet, sa robe, ses bras nus ; elle regarde au fond d’elle-même, et, lentement, promène quelques pas par la chambre jusqu’au fauteuil, où elle s’abat.

Alors commence une lutte.

Ce qu’elle rêve d’accomplir pèsera sur elle du poids des actions inexorables : elle va tromper son mari. Il a eu des torts envers elle ; il lui a repris son cœur pour le donner à une autre femme, moins digne qu’elle de son amour, et la chaîne de leurs serments, brusquement rompue, n’a plus été renouée depuis deux ans.

Tout cela est vrai ; mais, s’il l’a trompée, ne serait-il pas monstrueux qu’elle le trompât à son tour ? En se perdant, n’abdiquerait-elle pas tout espoir de le reconquérir ? Et l’amant qu’elle songe à prendre ne serait-il pas la justification des maîtresses qu’a eues le mari ?

Elle demeure muette, immobile, les lèvres serrées ; sa fierté, réveillée, stimule les résistances qu’elle oppose aux tentations de la minute précédente ; elle va triompher peut-être, mais la révolte souffle de nouveau sur ce fragile esprit, engendré du tourbillon des noires idées.

Si sa rivale allait s’imaginer lui avoir enfin dérobé le cœur du duc ! Déjà il lui semble voir les éventails s’agiter sur son chemin, célant mal derrière leurs palettes le poignard aiguisé des sourires. Et ses dents mordillent le bout de son gant, et, machinalement, elle froisse le bouquet qu’elle a laissé tomber sur ses genoux.

Bah ! elle ne l’aime pas, après tout, cet homme ! Il n’a pour lui que son dandysme et sa belle virilité mûre ; ce n’est ni un héros ni un archange. Elle lui a permis de se tenir derrière son fauteuil, de l’accompagner à la portière de son carrosse, de respirer l’odeur de ses bouquets ; elle ne l’aime pas, elle ne l’a jamais aimé. C’était un caprice de malade et de délaissée ; elle n’a que faire d’attacher ce bel esclave à son char.

Le camellia superbe qui s’étale à son corsage participe au tumulte de ses sens. Lui, qui n’a connu ni le soleil ni le vent, est soudainement mêlé au mortel sirocco des déserts ; et, comme les veines où s’épure un sang tari, les fibres carminées qui jaspent sa blancheur se mettent à pâlir.

Le sein d’Emmeline joue sous le reflet des bougies ; il bat, il ondule, il se creuse avec l’électricité attendrie d’un satin vivant, et, posée sur le bord, la fleur subit la palpitation de cette peau orageuse et chaude.

C’est qu’Emmeline vient de se mentir à elle-même. Comme la beauté des statues pénètre par les yeux jusqu’à l’âme, cet homme a été son admiration et son amour, étant lui-même semblable au marbre travaillé par les ciseaux des maîtres ; et ce mensonge retombe sur son cœur, qu’il brûle.

Puis, sa pensée allant, elle songe au temps qui n’est plus ; elle se revoit jeune femme, heureuse, naïvement éprise de son mari ; elle se remémore la vie qu’ils menaient ensemble, à la ville et à la campagne, toujours à deux, cherchant l’ombre discrète : elle le retrouve jeune, ardent, léger déjà, mais sensible et bon, et il lui semble que les heures vont recommencer en sens inverse leur course sur le cadran. Ah ! si elle pouvait les rappeler à elle ces heures dispersées dans l’infini du temps ! Si sa volonté était capable de ressusciter le fantôme du passé ! Si cet attendrissement était lui-même autre chose qu’un rêve !

Une émotion neuve, qu’elle ne semblait plus devoir connaître, soulève sa poitrine, tandis que tremble devant elle le vol des souvenirs, et une à une, comme des fleurs de sang, le beau camellia voit s’épanouir, sur la chair qui le presse, d’exquises rougeurs errantes.

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La femme de chambre entra en ce moment et vint dire à Emmeline que le marquis, rentré de voyage, demandait à lui présenter ses hommages.

- « Mon mari ! dites-lui que c’est impossible, que je suis prête à partir pour le bal... Non, ne lui dites pas cela, dites-lui... Tenez, ne lui dites rien ; faites entrer M. Le marquis. »

Gontran s’avança vers Emmeline et lui baisa la main :

- « Madame... »

Puis, levant les yeux :

- « Ma chère Emmeline, vous sortez : j’en suis désolé ! j’espérais pouvoir passer cette soirée avec vous. »

Il avait gardé sa main dans les siennes ; elle ne l’en retirait pas. Ils se taisaient tous deux. Gontran attira doucement sa femme à lui :

- « Eh bien, vous ne me congédiez pas, Madame ?

- « Comme vous voyez. »

Il la conduisit à un fauteuil, s’assit vis-à-vis d’elle, et ses mouvements avaient une gravité caressante et lente.

- « Emmeline, lui dit-il, je ne veux pas vous faire manquer un bal ; cependant je suis heureux que vous vouliez bien m’écouter quelques instants. C’est aujourd’hui l’anniversaire de votre naissance. Après deux ans de séparation, je reviens de Russie pour le fêter avec vous. Dans une heure, je repartirai. »

En un tour de main, Emmeline se dépouilla de ses bijoux et de sa pelisse ; un éclair de joie brilla dans ses yeux : elle triomphait d’elle-même.

- « Que faites-vous ? dit le marquis.

- Je reste, » répondit-elle.

Et elle sonna pour décommander sa voiture.

Gontran plia le genou, et, l’entourant de son bras :

- « Emmeline, pardonne-moi ; je suis un grand coupable, mais je t’arrive repentant et je t’aime. »

Troublée, indécise, la marquise passa la main sur son front, les yeux perdus devant elle ; et, tout à coup défaillante, elle se laissa choir à ces bras qui l’entraînaient, en chuchotant l’appel des femmes vaincues :

- « Sauvez-moi !

- Va, s’écria le marquis, j’ai assez de foi pour espérer nous sauver tous les deux. »

Le superbe bouquet avait roulé en désordre sur le tapis. Gontran le ramassa et y prit un camellia.

- « Heure bénie ! dit-il, je conserverai cette fleur en mémoire de toi. »

Mais Emmeline lui enleva la fleur des mains et lui dit :

« Pas dans ce bouquet, mon ami, elles sont trop loin de moi. »

Puis, prenant à son corsage le camellia baigné de ses larmes :

- « Et celle-ci, c’est presque moi-même. »

Deux lèvres se pressèrent contre la fleur, aspirant ce que la personne d’Emmeline y avait laissé de chaleur et de parfum ; et le camellia, se transformant, sembla prendre la forme d’un cœur auquel palpiteraient des ailes.

III

LA CHARITÉ

Le beau bouquet de la veille a été jeté dans un coin de la cour ; il a l’aspect funèbre des choses qui ont eu leur heure de gloire et que le doigt de la mort pousse du côté de l’ombre ; il fait partie du tas de hochets déchus qui, hier, servaient à l’amusement des royautés et gisent aujourd’hui dans la boue du chemin.

Il n’a vécu qu’un jour, si c’est vivre que de languir dans les affres d’une perpétuelle agonie. Et pourtant ses fleurs avaient pris lentement croissance et beauté ; nourries d’une sève particulière dans le giron d’un sol étrangement façonné, il avait fallu ménager le chaud et le froid pour leur donner l’air hâtif et souffrant des jeunes virtuoses. Tout cela pour qu’un soir la passion d’une femme secoue sur elles les fluides qui tuent, pour que sa main gantée les marque du signe fatal, pour qu’un talon de bottine broie leur cœur gonflé de vie.

Il neigeait, et la neige faisait à ce bouquet l’aumône de ses flocons, qui constamment tombaient, rosée de larmes et de diamants. Par moments, en effet, elles ressemblaient, ces fleurs de l’air, à des pleurs tombés des urnes du ciel, et d’autres fois on eût dit des éclats d’astres échappés à l’écrin du firmament, et qui pour mieux glorifier cette splendeur morte, auraient pris des airs de camellia. C’est ainsi que fait la nature ; son inépuisable matrice a des consolations pour toutes les douleurs, elle change les agonies en transfigurations, et la fleur qui pourrit sur le fumier se métamorphose, sous un peu de gelée tombée de ses mains, en une étoile prête à regagner la voûte lunaire.

D’instant en instant, le bouquet se couvrait d’un peu plus de blancheur. Bientôt il ne sera plus qu’une vague rondeur perdue dans l’uniformité morne de la cour ; et cette chose qui se fût régénérée par l’amour, inutilement belle loin de la chair ou du cœur, deviendra semblable à une affreuse broussaille qu’aucune tendresse ne vivifiera plus.

Un moineau se posa sur la neige et le regarda, l’œil moqueur ; il était de cette bande qui ne sait respecter et qui, sans famille, sans patrie et remplie d’ironie pour les chaînes, jette d’en haut son battement d’ailes à la souffrance, comme le dédain de l’espace libre à l’esclavage de la terre.

- « Créatures orgueilleuses, semblait dire le friquet avec son guilleri fringant, est-ce donc pour en arriver là que le jardinier vous mettait si soigneusement à l’abri de mon bec et de mes pattes ?  On ne pouvait vous voir qu’à travers le vitrail obscur des serres ; une infante n’est pas mieux défendue contre les curiosités, et vous avez grandi dans un air étouffant, gardées par les cactus assassins comme par des sabres de mamelucks. On vous élevait pour les sourires d’une femme ; vous deviez prêter vos grâces à sa fraîcheur ; vos cœurs étaient destinés à rendre plus éclatante la lumière de ses yeux. Et vous voilà ! La neige froide vous roule dans son linceul aussi bien que les plus humbles pâquerettes ; et vous êtes d’autant plus accessibles à la douleur qu’elle ne vous était point connue. J’irai dire aux papillons votre aventure ; comptez sur moi ; ils sauront ce qu’il vous en a coûté d’être nées au fond d’un palais. Allez ! nous en ferons des gorges chaudes, le printemps venu, en ribotant avec les autres fleurs, vos sœurs moins inaccessibles. »

L’œil noir du moineau posait ces sarcasmes sur le pauvre débris, quand une hirondelle, une mère, passant par là, vit cette misère. Les flocons avaient tout recouvert ; seul, un bouton de camellia demi-ouvert montrait encore sa pointe rosée, et c’était comme l’extrémité d’un mât que la vague va engloutir. La mère, doucement, prit l’épave, et rêvant d’en faire une parure à la demeure de ses petits, elle l’emporta dans son bec.

Ainsi le bouquet ne mourut pas tout entier ; mêlé au duvet des ventres tièdes, le dernier camellia alla augmenter au fond du nid la douceur du brin de paille, et par moments il entendait, comme un bruit d’aurore, la rumeur confuse des petits tâtant du bout de leur aile l’azur incommensurable et bon.

(texte non relu après saisie, 25.VII.10)


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