Jean Lorrain
(1855-1906)
Le double
(1895 - Sensations et souvenirs)
Pour Romain Coolus. Comme elle descendait l'escalier du palais, elle rencontra de grandes ombres qui le montaient en sens inverse : c'étaient des formes de chevaliers casqués, de dames en hennins et de moines en cagoules ; il y avait aussi parmi eux des prélats mitrés, des lansquenets et des pages ; le profil des morions, des bannières et des lances se détachait en noir sur la haute tapisserie, mais ce n'étaient que des ombres et elles ne faisaient aucun bruit. Gerda s'arrêta, n'osant plus faire un pas devant ce cortège de silence. - Ne crains rien, croassa le corbeau posé sur son épaule, ils sont plus vains que fumée, ce sont les Songes ; dès les lumières éteintes, ils envahissent chaque nuit le palais. J'ai toujours adoré les contes et, doucement affalé sous le rond lumineux de ma lampe, je me grisais délicieusement du délicat opium de cette histoire de fées, une des plus poétiques visions du conteur Andersen, quand, dans le silence de la pièce assoupie, un domestique s'irruait brusquement. Il me tendait une carte sur un plateau : c'était un monsieur qui apportait un livre et tenait à le remettre a monsieur lui-même ; on avait beau lui dire que monsieur ne recevait pas, était absent, sorti, le visiteur insistait ; je vis qu'on m'avait mal défendu et, résigné, je pris la carte. Michel Hangoulve ; ce nom ne m'était pas inconnu. - Jeune ou vieux ? demandai-je au domestique. - Jeune, tout jeune, me fut-il répondu. « Allons, c'est quelque débutant qui se sera fait présenter un jour dans une salle de rédaction, pensai-je, à moins que je n'aie remarqué son nom au bas de quelque article de petite revue. Il faut encourager les jeunes. » Je fis signe d'introduire. Je n'eus pas plutôt vu mon homme que je regrettai immédiatement d'avoir laissé entrer M. Michel Hangoulve. Entièrement glabre, les yeux ronds à fleur de tête et la peau d'un rose vineux de cicatrice, il s'avança, précautionneux et sautillant, sa longue échine onduleuse obséquieusement tendue vers moi, d'une laideur à la fois si servile et si plate que j'eus immédiatement l'aversion instinctive de cette mine de pleutre et de cafard. Il s'excusa avec une politesse outrée de son insistance, objectant la grande admiration qu'il professait pour mon talent ; il avait saisi l'occasion rare d'une publication pour forcer ma porte et me demander des conseils... et un article aussi, car il s'étendait maintenant sur les difficultés accumulées aujourd'hui devant tout débutant, sur l'indifférence de la presse en matière de littérature, la dégradation des journaux envahis d'interviews de filles et de souteneurs, sur la grande autorité de ma plume en matière d'art - et il osait me regarder sans rire -, sur le krach du livre, sur l'agonie méritée du roman de l'égout, et après quelques coups de patte à Zola et une heureuse diversion sur l'exposition, le parc de Bouteville et la peinture symbolique, il s'appesantissait enfin sur le grand service qu'un homme comme moi pouvait lui rendre avec quelques mots, moins que rien, deux ou trois lignes dans un article, et sur ma bienveillance bien connue de tous. D'un geste discret, il avait, entre-temps, déposé son livre sur ma table. C'était un volume in-octavo, presque de luxe, orné d'un frontispice d'Odilon Redon et dont toute une liste de noms de la finance et du monde, publiée en première page, flattait et rassurait la vanité des souscripteurs ; je l'avais pris par contenance et, tout en le feuilletant, j'observais du coin de l'oeil cet inquiétant Michel Hangoulve ; son réel aplomb et sa timidité jouée m'intéressaient. Avec sa face prognathe et ses dents menaçantes, il était vraiment curieux par le soin qu'il apportait à démentir l'audace de ses appétits, par les mille et une simagrées de ses gestes étroits, de ses mains caressantes, incessamment frottées l'une contre l'autre, les restrictions de sa parole, ses ânonnements, ses réticences, comme toujours en peine de corriger quelque phrase trop hardie, et ses regards de vierge à paupières baissées, où je sentais passer des éclairs de meurtre et d'étranglement ; il y avait à la fois de l'anarchiste et du normalien dans ce bon jeune homme, et à tout prendre, c'était le normalien qui gâtait l'anarchiste tout en le rendant intéressant, car il est doux de trouver une tare d'hypocrisie à la haine. Si disgraciés qu'ils fussent, les vingt-trois ans de ce jeune auteur ne lui donnaient pas encore droit à tant d'altières rancunes contre une société dont le plus grand crime à ses yeux était sans doute d'ignorer son oeuvre ; mais ce n'était déjà plus ce mélange heureux d'envie et de bassesse, de servilité et de mauvais instincts qui m'intriguait dans mon visiteur. Plus je le remarquais, plus il était visiblement en proie à une agitation singulière, il ne pouvait littéralement tenir en place. A toutes les minutes, il se levait de son siège, allait s'asseoir brusquement sur un autre, mais c'était pour le quitter aussitôt et revenir à sa première place. C'était enfin, au milieu de sa conversation, de perpétuels ressauts et sursauts comme si quelqu'un lui avait parlé tout à coup à l'oreille, des virements entiers de son corps vers on ne sait quelle présence invisible et des salutations, des attentions du geste et de toute la face, des tensions de la tête et du cou vers je ne sais quel mystérieux conseil. Dans la tiédeur et l'apaisement de la haute pièce assombrie de mystère et de tapisseries anciennes, cela prenait des proportions inquiétantes. Tout s'aggrave facilement d'aspects surnaturels dans certains décors, à la tombée de la nuit ; et dans le clair-obscur de la chambre close, à la lueur équivoque de l'unique lampe ennuagée de gazes bleuâtres et des braises rougeoyantes du foyer, je ne pouvais me défendre d'une certaine terreur ; à la longue, ce tête-à-tête m'angoissait : ce Michel Hangoulve, avec ses sautillements et son agitation, m'oppressait comme un cauchemar. Evidemment, il n'était pas seul, il était entré quelqu'un avec lui, quelqu'un qui lui parlait, auquel il répondait et dont la présence l'obsédait, mais dont la forme échappait à mes yeux, se perdait dans la nuit, demeurait invisible, et les phrases du conte d'Andersen me hantaient, tenaces comme un remords : « Comme elle descendait l'escalier du palais, elle rencontra de grandes ombres qui le montaient en sens inverse : c'étaient des formes de chevaliers casqués, de dames en hennins et de moines en cagoules ; il y avait aussi parmi eux des prélats mitrés, des lansquenets et des pages le profil des morions, des bannières et des lances se détachait en noir sur la haute tapisserie, mais ce n'étaient que des ombres et elles ne faisaient aucun bruit. » Et j'en arrivais à guetter mon homme chaque fois qu'il se levait, espérant et craignant à la fois voir apparaître derrière lui, sur le fond de la tapisserie, quelque ombre effroyable et velue : son double. Ce Michel Hangoulve, dans quelle opprimante et bizarre atmosphère de contes d'Hoffmann et d'Edgar Poe se mouvait-il donc ? Jusqu'au son de sa voix m'impressionnait maintenant, elle était aigre comme un hissement de poulie et coupée de petits rires brusques, presque des ricanements. Etait-ce bien lui ou l'autre qui ricanait à ces affreuses minutes ? La sauvagine a, par les nuits d'hiver, aux bords des fleuves gelés, de ces étranges piaulements. Et l'horrible homme continuait, redoublant de volubilité et d'amabilité ; plus je le regardais, plus son aspect larveux se dégageait visible et m'emplissait d'effroi. J'en étais arrivé à ne plus oser regarder dans les angles obscurs ni dans l'eau morte de la glace ; j'avais trop peur d'y voir surgir quelque forme sans nom. Il n'était pas entré seul chez moi, cela était de plus en plus évident : quelle atroce présence allait-il laisser derrière lui dans la chambre ensorcelée ? Ce misérable hallucinait l'atmosphère, envoûtait les objets et les êtres ; c'était quelque larve animée au service d'un mauvais esprit, un fantôme d'être, quelque mandragore enchantée par une volonté occulte et dont l'homonculus inane se démantibulait devant moi. Et, dans mon for intérieur, je songeais à Péladan. Il y avait bien aussi, pour me rassurer, ce passage du conte : « Gerda s'arrêta, n'osant plus faire un pas devant ce cortège de silence : - Ne crains rien, croassa le corbeau posé sur son épaule, ils sont plus vains que la fumée ; ce sont les Songes ; dès les lumières éteintes, ils envahissent chaque nuit le palais. » Après tout, ce n'était peut-être qu'un songe, une vaine fumée. L'équivoque visiteur prit enfin congé ; il se retira avec maintes révérences et force protestations, il n'oublierait jamais mon accueil si cordial, et toute sa reconnaissance, etc., etc. J'eus enfin le bonheur de voir la porte se refermer sur lui. Je sonnai aussitôt la livrée : - Je n'y serai jamais pour M. Michel Hangoulve, jamais, vous m'entendez ? Et, m'étant penché vers le foyer, j'y pris la pelle et y fis brûler un peu d'encens. |