Marguerite de Valois
(1553-1615)

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La Ruelle mal assortie
Dialogue d'amour entreMarguerite de Valois et sa bête de somme
(ca 1610)

    
- Hé! Dieu vous gard, beau Soleil ! Que veut dire qu'aujourd'hui, plus tard que à l'accoustumee vous ayés eclairé mes yeux ?

- Je ne sçay.
   
- Comment, le ne sçay ? Vos desirs, vos souhaitz, et toutes vos actions ne tendent-elles pas à me plaire ; et ne sçavés vous point qu'absente de vous je suis en tenebres continuelles et en attente perpetuelle que vous me rameniés le jour ?

- Je viens quand vous me mandés venir.
   
- Si je n'envoyois vers vous, vous ne viendrés donc point, et me laisseriés assommer parmy mes ennuis : je vous apprens qu'un vray amant doit estre tousjours en impatience, bruslant de desir de voir la chose aymée, et n'attendre point de message, de semonce, ny d'heure comme vous.
 
- je suis captif et despends de vos volontés.
   
- Vous appelés donc captive ma prison, au lieu d'un doux paradis de delices, et trouvés une grande contrainte de despendre de mes volontés ; je veux devenir desormais, si je puis, un peu plus rigoureuse, afin que vous sçachiés quel il y fait quand je suis en mauvaise humeur.
   
- Je prendray patience en mon tourment.
   
- O Dieu, quelle responce ! Mais laissons ces discours, vous estes aujourd'hui trop beau pour se mettre en colere. Jesus ! que vostre rabat est bien mis.
   
- Vous me defrisés et gastés toute ma rotonde.
   
- Elle en sera mieux toute la journée, puisque ces belles mains ont passé par dessus ; mais, sçachons un petit, n'auriés vous point quelques nouveaux desseins ? Ces dames, sur qui vous tournés si souvent les yeux, vous auroient elles point donné dans la veue ? Respondés. Je sçay bien ce que peut un nouvel objet sur une ame inconstante.
   
- Ce sont toujours de vos opinions.

- Mais il le faut sçavoir ; en vain auriés vous pris aujourd'huy cette bonne mine. Est il pas croyable que vous avés nouvel oracle à consulter ?

- Cela ? Moy ? Rien... Nullement... Quelconque.
   
- Mais dites sans mentir, petit rusé, qui devés vous voir aujourd'huy ?

- Je ne pense pas voir que vous.
   
- Que moy ? Je vous ay donc semblé plus belle que à l'accoustumée. Ça, mon miroir, qu'en dites vous ? Certes il me tesmoigne qu'il en est quelque chose, encore que ma perruque est toute defrisée, et mon rabat bien noir. Que vous en semble, n'ay je pas de quoy donner de la passion à un honneste homme ?
   
- Vous me semblés la belle Venus.

-Et vous me semblés son petit Adonis, bien plus douillet et plus affeté qu'il n'estoit, mais bien moins amoureux que luy. Qu'en est il ? Dois-je croire que vous m'aimés, et que les demonstrations que vous en faites soient à mon occasion, ou bien pour l'amour de vous mesme ; car les jeunes gens de ce temps ont beaucoup de considerations en leurs desseins, et cette douce philaphtie (1) a un grand pouvoir sur les ames.

- Que veut dire philaphtie ?

-Ce sont mets dont on ne se desjeune point en vostre païs ; demandés le à ces sottes que vous aymés tant, je croy qu'elles le vous interpreteront proprement. Mais, mon petit Peton, quand je vous regarde, je vous trouve fort bien vestu, et faut dire la verité, ces couleurs claires donnent un grand lustre au visage, et les bas attachés agensent fort une belle taille.
   
- Ils contraignent bien en récompense (en compensation).
   
- Ho ! Ho ! Je voy bien que c'est ; vous voudriés que je vous laissasse porter des valises pour estre à vostre ayse ; il n'en sera pas ainsi. Il faut des bas entiers, une fraise, une espee, une plume, et sçavoir parler, si vous voulés ressembler à un homme.

- Il m'est bien advis que je suis fait comme un homme.
   
- Vous vous imaginés de ressembler un grand : personne n'y contredit ; mais considérés vous bien quand vous ne dites mot, [ce] qui est le plus souvent, et vous verrés combien peu de difference il y a de vous à une statue.
   
- J'en voy d'autres qui ne parlent point.
   
- Aussi void on force oiseaux et peu de perroquets : plus la chose est rare et plus elle est desirée, et mesmement de moy, qui suis en cela de l'humeur des bellettes et des coulombes, je prens plaisir comme elles à faire l'amour du bec.

- Non pas tousjours.

- C'est donc pour satisfaire à vos brutaux desirs, et pour complaire au corps de je ne scay quoy dont il a besoin ; car mon inclination ne tend qu'à ces petites voluptés qui proviennent des yeux et de la parole, qui sont, sans comparaison, d'un goust plus savoureux et de plus de douceur que cet autre plaisir que nous avons de commun avec les bestes.
   
- Je prends grand plaisir à faire la beste.

- Vous avés raison, car c'est sans contrainte et sans prendre grande peine, et croy qu'il faut bien, veu l'antipathie de nos humeurs, la discordance de nos génies et la dissemblance de nos idées, qu'il y ait quelque vertu secrette qui agisse pour vous ; autrement, à vous bien prendre, vous estes plustost digne de ma haine que de mon affection. Qu'en pensés vous ? Croiés vous que l'Antheros (2) que vous elevés augmente ainsy mon amour, et que leurs mutuels regards et leurs volontés réciproques contribuent à leur accroissement ?... Quoy ! vous me repondés des epaules, et sacrifiés au silence plus tost qu'aux graces. N'entendés vous point ce langage ? avés vous si peu proffité pres de moy, et si peu retenu des préceptes d'amour que vous en ignorés les principes ?
   
- Je vous aime byen sans tant philosopher.
   
- Mais, Peton, ne sçauriés vous à tout le moins respondre pour me contenter que vous reconnoissés tous les jours en moy de nouvelles graces, qui augmentent vostre amour ; que cet amour vous cause des desirs insupportables ; que vous estes contraint d'avoir recours à ma misericorde, et que si vous ne le pouvés meriter, vous aymés mieux la mort qu'une vie si ennuieuse ?

- La veue en decouvrira le fait.

- La veue peut errer, car nos soupirs peuvent aussi tost provenir pour quelque difficulté survenue au conduit de la respiration, comme pour le trop attentif arrest que vous peuvent causer les contemplations de ma beauté. Vostre couleur blesme pareillement peut naistre de quelque indisposition cachee, comme de ce que le sang, qui devroit colorer vostre teint, a couru au secours du coeur qui patit à mon occasion ; et quant aux larmes qu'on croid prendre origine en la propre source d'amour, on tient qu'elles peuvent estre aussi tost feintes que veritables, elles ne sont pas moins indices d'un coeur colere, depité et malicieux, que d'un coeur doux, traitable et benin (3). Je vous ai dit tant de fois que vous feriés bien mieux d'employer le temps à lire l'EquicolaLeon Hebrieux ou Marcel Ficin (4), qu'en l'entretien de ces coquettes qui parlent tousjours et ne disent rien, que je suis lasse de vous en tant crier.
 
- Vous ne me donnés pas le loisir de dormir.
   
- Vous le sçavés bien prendre pour entretenir vos maitresses à vos heures. Je sçay vos anabaptistes (5) deduits et le temps que vous prenés pour vous y jouer. Que si je le souffre, c'est que je vous desdaigne et que je ne desire pas mieux vous punir que de vous sçavoir en mauvaise compagnie.

- Mon deduit est ma chambre, où vous me tenés tousjours enfermé.
   
- L'Amour est le maistre des inventions, les aisles lui sont donnees pour entrer partout, et la tour d'airain d'Acrise (6) etoit bien mieux fermée que vostre chambre ; et toutefoys Jupiter entra dedans : tout y est rempli de Jupiter ; et puis, où est-ce qu'un beau soleil comme vous n'entre point ?
   
- Ne dirés vous oncques bien d'aucune femme ?
 
- Je ne blasme point celles qui se contentent d'estre servies d'un si honneste homme, et lorsqu'il ne s'agit que d'une honneste conversation de la parole et du regard : J'en blasme seulement l'effusion de sang de ceux qui, comme vous, sont gladiateurs à outrance.
   
- Sans cela, le reste est jeu de petit enfant.
   
- Ainsi le tiennent les grossiers et ignorans comme vous, qui, n'ayant de quoy continuer longuement un discours, veulent venir aussi tost aux prises, interrompant mille petites delicatesses qui s'esprouvent en l'entretien et communication des esprits.
   
- J'ayme bien mieux le corps que l'esprit.
 
- L'esprit, pourtant, est bien plus à aymer, c'est lui qui tient le coeur quand la beauté l'a pris ; mais il faut, malgré la raison, que chacun ayme son semblable ; et pour vous la cause en est, sans guere subtiliser, que vous estes tout corps et n'avés point d'esprit, et ne sçauriés juger des vrayes voluptés, en tant qu'elles viennent de l’ame par raison de science ; mais ouy bien des fausses voluptés, parce qu'elles procedent des sens exterieurs ; et encore en jugés vous bien mal le plus souvent, vous laissant coiffer si aisément à toutes les laides qui se présentent.
   
- Aussi bien je ne suis coiffé que de vous.
   
- Il paroist bien du contraire en vos inquietudes et en vos yeux pleins d'impatience, qui sont tousjours en queste de proye nouvelle, et qui semblent aller chantant avec Ronsard qu'il n'est :

   « Rien de si sot qu'une vieille amitié (7) »

mais je suis encore plus sotte de m'en soucier, comme si vous en valiés bien la peine, moy sous qui tout fléchit ; moy coustumiere à donner des loix à qui bon me semble, et moy qui n'obeis jamais qu'à mon seul plaisir ! Vrayment me dois je plaindre de vous, monsieur l'ignorant, de me faire servir de couverture ; vous que j'ay eslevé de la poussiere et limon de la terre ; vous que j'ay fait naistre en une nuit parmi les grands, ours mal léché, niais, fat, fascheux, mélancolique, et, bref, pour le dire en un mot, le plus goffe (grossier) Gascon qui jamais soit sorti de son païs. Avés vous point encore reconnu que ce que j'en ay fait jusques icy, c'estoit pour me mocquer de vous et pour vous précipiter en mesmre temps que vous auriés commencé d'esperer. Apprenés, si vous le ne sçavés, que je ne sçaurois, ni ne veux, ni ne puis aymer un sot, un ignorant.
   
- Si vous pouviés pis, vous le diriés.

- Je suis comme les soldats de Philippes (8), qui nommoient toutes choses par leur nom ; autant que vous persisterés en vos sottes amours, vous n'aurés autre nom de moy que sot ; et tant que vous serez, sans sçavoir parler, je vous nommeray ignorant.

- Si je ne suis sçavant, patience.

- Si croiois je qu'en vostre age le temps et ma peine pourroient enfin faire quelque chose de bon de vous, et qu'ainsi que d'un champ fertile je retirerois quelque utile moisson ; mais je m'aperçoys bien que ce terroir est sterile, et qu'en vain j'ay semé, et que vostre rude nation ne se peut defricher ni changer. Voiés vous pas quelle extase vous tient, et que tout aussi muet qu'un poisson, vous estes le symbole du silence. Et, vous en prie, l'objet present est-il si indigne de vos regards et de vos paroles, que vous teniés ainsi la bouche close et les yeux fermés ? Coupons ce filet, de graces, et ne soyés plus si longtemps disciple de Pythagoras (9). La pie romaine, apres avoir medité quelques jours, sçut imiter les sons qu'elle avait ouis (10), et tout, hormis vous, sçait enfin faire son proffit des leçons qu'il oit et qu'on lui dicte. Sçachons donc, en un mot, pourquoi ne parlés vous ?

- Vous en estes la cause.

- Comment en serois je la cause ? Ne vous convié je pas assés à
parler, et ne vous ouvré je assé de sujets ? Expliqués nous vostre laconique, ou permettés moy que je fasse deux personnages, et que je responde pour vous. Est ce qu'offencé de mes verités et de quoy je me mocque ordinairement de vous, la colere et le mal que vous m'en voulés vous ostent l'envie de rien dire ; ou est ce que, naturellement sot et honteux, vous ne sçachiés proferer ni exprimer vos conceptions ; ou bien est ce que le trop d'amour lie vostre langue et occupe vos sens, en façon que ce qu'un autre moins amoureux employeroit à dire, vous l'employés à desirer ?

- Voilà la pure verité.

-je ne croiray rien que sur bons gages, toutefois cette petite rosée qui distile le long de vos joues veut que j'y adjouste quelque foy. Ça, que je ramasse dans ce linge et que j'en asperge l'autel de ma vanité ; mais adjoustés aussi qu'il n'y a que ces belles mains qui soyent dignes de cette offrande ; voyés les bien, et, quoique je ne les aye decrassées depuis huict jours, gageons qu'elles effacent les vostres, et que, toutes mal soignées qu'elles sont, elles leur feroient perdre leur lustre. Causons, causons, je ne veux plus vous fascher.

- Je vous en aymeray davantage.

- C'est tout ce que je demande de vous. Imitant les Dieux, j'ayme beaucoup mieux l'obeissance que sacrifice ; et me plaisant ainsy qu'eux en mes oeuvres, je desirerois vous pouvoir rendre tel que j'eusse de l'honneur en ma nourriture, et par mesme moyen me payer par mes mains de ma peine avec le plaisir que je tirerois de vostre parlante conversation. Çà donc, venés à l'adoration de tant de beautés, et baisant ces mains que je vous presente, escoutés et retenés ce que vous devriés dire, et ce que je voudrois ouir, et dites comme moy : « Pourquoy ne pouvés vous, belle royne de mes pensées, fortifier mon coeur contre tant d'apprehensions qui l'assaillent, affermissant en sorte cette mienne felicité que je puisse désormais vivre sans crainte d'en estre depossedé ? Pourquoy consentés vous que ce doute continuel où je suis de vous perdre rende ainsi moins contente ma vie, ma gloire moins parfaite, et mon ayse moins accomplie ? Suis je pas cet adorateur de vos graces qui ne respire que vostre nom, qui, en action perpetuelle de desirer ce que je voy et d'admirer tout ce que j'oy, ne sçais, ravi de tant de merveilles, lequel eslire, ou d'estre tout yeux pour vous regarder, ou tout oreilles pour vous ouïr ? »
   
- Vous me l'avez osté dé la bouche.

- A la vérité c'est de vostre style ; mais voyons comme vous me l'eussiés dit et avec quelle grace vous sçauriés proportionner vos paroles à vostre passion ?
   
- Pourquoy, belle royne des miennes pensées, fortifiés vous mon coeur d'apprehension, assaillant, affermissant en sorte la mienne felicité que je puisse vivre sans estre depossedé ? Pourquoi consentés vous qu'un doute perpétuel de vous perdre contente ma vie, gloire parfaite et aide accomplie ? Suis je pas cet adorateur de vos disgraces qui ne respire que vostre renom d'un perpetuel desirer ce que je vois et ruminer ce que j'ois, qui, ravy de merveilles, ne sçay lequel eslire, ou d'estre tout yeux pour vous voir, ou tout oreilles pour vous ouïr ?
   
- Voilà bon galimatias ; il faut confesser qu'il n'y a pas grand peine à vous faire déclarer une beste, advouant que j'ai tort de vous faire parler, puisque vous avés trop plus de graces à vous taire ; et faut occuper desormais vostre bouche à un autre usage, et en retirer quelque sorte de plaisir, pardonnant à la nature qui employant tout à polir le corps, n'a rien peu réserver pour l'esprit. Gardés ce beau langage pour vos maitresses et le silence pour moy ; et tandis que cette ruelle est vuide de ces fascheux qui viendront bien tost interrompre mes contentemens, je veux tirer quelque satisfaction de cette muette qui ne respond point ; et n'en pouvant arracher des paroles, j'en veux au moins tirer quelque autre douceur. Approchés vous donc, mon Peton, car vous estes mieux pres que loing. Et puisque vous estes plus propre à satisfaire au goust qu'à l'ouie, recherchons d'entre un nombre infini de baisers diversifiés, le quel sera le plus savoureux pour le continuer. O ! qu'ils sont doux et tout maintenant assaisonnés pour mon goust ! Cela me ravit, et n'y a sur moy petite partie qui n'y participe, et où ne furette et n'arrive quelque estincelle de volupté. Mais il en faut mourir ; j'en suis toute esmue et en rougis jusque dans les cheveux. O ! vous excedés vostre commission, et quelqu'un s'en apercevra de cette porte. Eh bien ! vous voilà enfin dans vostre element où vous paroissés plus qu'en chaire. Ha ! j'en suis hors d'aleine et ne m'en puis ravoir ; et me faut, n'en deplaise à la parole, à la fin advouer que, pour si beau que soit le discours, cet ebatement le surpasse ; et peut on bien dire, sans se tromper : rien de si doux, s'il n'estoit si court.


NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS (de Jean H. Mariéjol) :

Les notes de Guessard n'ayant paru ni claires, ni précises, ni complètes, il a fallu y ajouter de toutes façons.
     
(1) Cette douce Philaphtie a un grand Pouvoir sur les amesPhilaphtie ou Philaftie, du grec φιλαυτία (amour passionné de soi-même) est un mot rare que Marguerite a employé aussi en ses Mémoires (éd. Guessard, p. 1, ligne 3). Elle l'emprunte à Equicola, secrétaire d’Isabelle d'Este, marquise de Mantoue, et qui avait écrit un traité fameux sur l'Amour : Libro di natura d'amore di Mario Equicola novamente stampato et con somma diligentia corretto, Venise, 1536, traduit sous le titre : Les six livres de Mario Equicola d'Alveto autheur celebre. De la nature d'amour tant humain que divin et de toutes les différences d'iceluy Remplis d'une profonde doctrine meslée avec facilité et plaisir, Imprimez de ce temps plusieurs fois en Italie et maintenant mis en François par Gabriel Chappuys, Tourangeau, Paris, 1584. Cette passion que l'on a pour soi-même et qui dépasse toutes les autres est, dit plaisamment Equicola, fort naturelle, « car le genouil est plus près de la jambe » (tract. Chappuys, p. 308b.)

(2) Antheros. Chappuys, le traducteur d'Equicola écrit indifféremment Antheros ou Anteros, mais la meilleure forme est Anteros. Guessard, qui s'en rapporte au Dictionnaire de Trévoux (note de la page 6), n'explique pas le rôle d'Anteros. Il faut, dit Marguerite à sa bête de somme, qu'une « vertu secrette » agisse pour vous ; autrement à vous bien prendre, vous estes plustost digne de ma haine que de mon affection. Qu'en pensés vous ? Croiés vous que l'Antheros que vous elevés augmente ainsy mon amour et que leurs mutuels regards (de l'Éros et de l'Antheros) et leurs volontés reciproques contribuent à leur accroissement ?... » Pour rendre intelligible ce passage fort alambiqué, il faut le rapprocher d'une page où Equicola commente Themistius, homme d'État et néo-platonicien du IVe siècle de notre ère (trad. Chappuys, T. II, chap. IV, p. 116b et 117a). Vénus, qui a un fils unique, Éros, plus beau qu'elle, s'étonne qu'il ne croisse pas « en grandeur et stature », et elle va consulter l'oracle de Thémis, car celui d'Apollon n'existait pas alors à Delphes. Et Thémis répond : « Certainement il ne me semble que vous ayez bien comprins la nature et l'esprit de l'enfant. » Un vrai amour peut l'aventure être né seul, mais il ne peut croitre seul, « parquoy si tu veux qu'il croisse, l'aide et moyen d'Anteros t'est necessaire, lequel par un mutuel amour corresponde à la bienveillance. La nature des frères sera telle que l'un sera cause de faire croistre l'autre, se regardans et respectans mutuellement et germant d'égalle plante. Si l'un défaut sera besoin que tous les deux défaillent ». Vénus convaincue met au monde Anteros, et aussitôt Éros grandit et étend ses ailes. Il croit ou diminue selon le secours qu'il trouve en son frère, dont la présence lui est indispensable. Anteros, de son côté, trouve force en l'accroissement d'Éros, et, quand il le voit devenir petit, « il est faché, et languissant de desplaisir ». - « Temistius par ces propos, conclut Équicola, dénote que quiconque veut estre aimé doit aimer aussi, car si l'amour n'est reciproque au mutuel, il défaut incontinent. » Marguerite raffine à son tour et précise ; elle veut dire que si son mignon ne l'aime pas de la même façon qu'elle l'aime, c'est-à-dire, esprit, corps et coeur, et non pas, comme il le fait, corps et coeur, on peut craindre que l'Éros, qui est né en elle, souffrira de manquer de l'aide de l'Anteros, qui est en lui
    
(3) Soupirs, pâleur et larmes des amants. Encore un emprunt à Equicola (trad. Chappuys, p. 234b-237). « Doncques entre les autres principaux membres nous croyons que le coeur sente le soucy ou la sollicitude ; quand nous sommes en peine et facherie, nous tirons l'esprit et vent du profond de l'estomac, d'où procede le souspir... Quand cela advient le poulmon se leve, parquoy le souspir est un mal qui procede de luy (du coeur)... Quand donc l'amant est en meditation et pensées de la chose desirée, le coeur s'emplit de facherie et d'ennuy pour le desir de jouir d'icelle. » Mais, comme dit Marguerite, il peut y avoir des soupirs d'autre nature. « Le soupir n'est autre chose qu'une haleine unie et entrelaissée, laquelle demoure en l'estomac et puis est envoyée dehors avec mouvement..... Il est causé pour l'imbecillité de vertu (de vigueur) et durté des instrumens qui servent au vent », c'est-à-dire par un défaut de la respiration. «... L'amant, pensant ne pouvoir obtenir la chose aymee se desespere en soy mesme et à cete heure là, la chaleur se retire au dedans et laisse les parties du dehors froides... Un tel mouvement advient le plus souvent quand nous sommes en la presence de l'aymée : Car le coeur venant à soufrir, nous souspirons et tout le sang court à l'aide de son origine pour defendre son auteur : de maniere qu'ayant abandondnné les veines, nous nous trouvons pasles, tremblons et froids.......... Et pour ceste cause les Poetes tiennent que la couleur pasle est propre aux amants... » « Il faut aussi et est necessaire que quiconque demeure en tristesse envoye dehors l'humidité par les yeux pour ce que les yeux sont de la nature de l'eau. » Les médecins et les physiciens estiment que les larmes sont causées par les « superfluitez », dont une partie « avec le sang va par les veines des estremitez qui touchent les yeux ; de là vient la nature des larmes. Celles qui procedent de l'ire et mescontentement, pour estre affections du coeur, courent de ces parties là en haut ; celles qui viennent pour autre cause, derivent et procedent du cerveau par les conduits superieurs..... Les larmes demontrent et signifient un coeur tendre et benin..... ..... On peut faindre les larmes, mais un peu d'espace de temps ». Marguerite suit de très près le texte d'Equicola, mais elle le résume, l'élague et le clarifie.
   
(4) «... Vous feriés bien mieux d'emploier le temps à lire l'Equicola, Leon Hebrieu ou Marcel Ficin. », c'est-à-dire EquicolaLéon l'Hébreu et Marsile Ficin. Ce sont trois des grands classiques de l'amour platonique. Avec Bembo, le cardinal, qui n'est pas nommé ici, et Balthazar Castiglione, l'auteur du Cortegiano, ce manuel des perfections des gens de Cour, qui mériterait de l'être, la liste serait complète des théoriciens, qui, pour me servir d'une expression de Montaigne, voulaient « artialiser » la nature. Sur Mario Equicola, voir la note 1 et consulter Mrs Julia Cartwright, Isabelle d'Este, marquise de Mantoue, traduct. et adaptat. par Mme Em. Schlumberger, Paris, 1912, p. 6, 154, 157 et passim. Léon Hébreu, savant rabbin et médecin de la fin du XVe et du commencement du XVIe siècle, était fils d'Isaac Abravanel, un juif portugais, bon financier et copieux exégète, et il se prénommait Juda, dont l'équivalent chrétien est Léon. Ses dissertations sur l'Amour parurent à Rome en 1535 et ensuite à Venise en 1541, chez les fils d'Alde, sous le titre: Dialogi de Amore, composti per Leone medico di natione Hebreo et dipoi fatto christiano. Ce sont trois dialogues entre Philon et son amante Sophie (la Sagesse) sur l'essence, l'universalité et la nature de l'amour. Il y en eut au XVIe siècle deux traductions françaises, l'une de Pontus de Thiard, 1551, et l'autre du seigneur du Parc (Denys Sauvage), Champenois, Paris, 1580. Le Florentin Marsile Ficin, médecin, théologien et lettré, est le coryphée de tous les néo-platoniciens de la Renaissance. Il a traduit toute l'oeuvre du « Divin Platon » ; il l'a expliquée et commentée. Il en a tiré une théorie de l'amour que, réunis à la villa de Careggi, chez Laurent le Magnifique, sept Florentins, en même nombre que les convives du célèbre Banquet, exposent et débattent. Ainsi le rapporte Marsile Ficin lui-même : Marsilio Ficino Sopra lo Amore o ver'(ovvero) Convito di Platone, Florence, 1544, que Guy Le Fèvre de La Boderie a traduit du « toscan en françois » sous le titre de l'Honneste Amour, 1578, et qu'il a dédié à la reine de Navarre. On voit combien Guessard se trompe (p. 8, note 3), quand il suppose que La Boderie a traduit le Liber de voluptate de Marsile Ficin, oeuvre de jeunesse en latin, et qui est non un commentaire du Banquet de Platon, mais un exposé du sentiment des diverses écoles philosophiques de l'antiquité sur le plaisir (Marsilii Fichini... Opera, t. I, p. 1011 sqq.)

(5) Je sçay vos anabaptistes deduits. Les anabaptistes imposaient un second baptême aux adultes, ne trouvant pas celui de l'enfance efficace. Marguerite veut dire peut-être que Bajaumont ne se contente pas du premier baptême d'amour administré par sa royale maîtresse et qu'il prétend à une autre initiation, comme si le premier sacrement ne lui suffisait pas. L'habitude qu'elle avait de mêler le sacré et le profane rend cette interprétation vraisemblable - ou bien encore peut-on croire qu'elle emploie l'épithète d'anabaptiste, c'est-à-dire d'hérétique, d'ultrahérétique, comme synonyme de coupable, de criminel, de même que les femmes du peuple dans la région de Nîmes traitent un méchant petit drôle d'hérégé (hérétique),
    
(6) La tour d'airain d'Accise etoit bien mieux fermée que vostre chambre ; et toutefois Jupiter entra dedans. Accise. Il faut lire probablement Acrisie. C'est la fameuse Danaë, que son père Acrisius, roi d'Argos, avait enfermée dans une tour d'airain, pour l'éloigner de tout contact, un oracle lui ayant prédit que le fils qui naîtrait d'elle le tuerait. Jupiter passa, sous forme de pluie d'or, à travers les murs et les grilles, et il eut de la recluse un fils, qui fut Persée. La forme Acrise ou plutôt Acrisie est assurément très rare. Le Thesaurus linguae latinae, Teubner, t. 1, 1900, col. 432, lignes 57-58, n'indique comme référence qu'un certain Sulpicius Lupercus Servastus, dont on sait seulement qu'il a écrit une élégie en 42 vers, De cupiditate, et une ode Saphique en 12, De Vetustate. On trouvera cette oeuvre infime dans les Anthologies et, par exemple, dans les Poetae latini Minores de Wernsdorf, publiés par Lemaire, Paris, 1824, t. II, p. 293, avec quelques hypothèses sur ce poète inconnu, p. 195-196. Après avoir flétri la passion de la masse des hommes pour le gain, Sulpicius Lupercus cite entre autres cas celui de Danaë :
Sic quondam Acrisie in gremium per claustra puellae
Corruptore auro fluxit adulterium.
(C'est ainsi qu'autrefois à travers les portes closes l'or corrupteur permit à Jupiter adultère de se couler dans le giron de la jeune Acrisie.) A moins que Marguerite n'ait relevé ce distique dans quelqu'une de ses lectures françaises, il faut lui supposer une connaissance rare de la littérature latine, car il est perdu dans les oeuvres érudites de ce temps. Vinet (Élias Vinetus) qui, le premier, découvrit les vers de Sulpicius Lupercus Servastus dans un manuscrit lyonnais des Oeuvres d'Ausone, les publia avec elles. Or, parmi les livres de Marguerite, Quentin Bauchart, Les Femmes bibliophiles de France, t. I (1886), p. 151, n° 21, cite un Ausone : Ausonii Opera a J. Scaligero et L. Vineto recognita, Genève, 1598. A défaut de Vinet, elle a pu avoir en main l'une des deux éditions de (Pierre Pithou) : Epigrammata et poematia vetera, Paris, 1590, T. I, p. 27, vers 7 et 8, ou (Genève), chez Jacques Chouet, 1596, T. 1, p. 22.

(7) Rien de si sot qu'une vieille amitié. Ce vers de Ronsard est tout à la fin d'une élégie dont la fantaisie du poète a probablement changé l'adresse. La destinataire consacrée par l'impression, c'est Genevre, une petite Parisienne, veuve d'un premier amant, que Ronsard avait consolée tout un an (juillet 1561-juillet 1562), et puis, leur appétit mutuel d'amour étant apaisé, il disait à sa maîtresse un adieu, touchant par le rappel de tendres souvenirs, mais cruel par la désinvolture, on pourrait dire le cynisme de la conclusion. Quentin Bauchart, dans Les Femmes bibliophiles de France, signale, t. 1 (1886), p. 155, n° 49, dans la bibliothèque de Marguerite, Les Oeuvres de Pierre de Ronsard, éd. de 1587 (et non de 1687, comme le lui fait dire une faute d'impression). C'est probablement dans ce livre qui lui appartenait qu'elle a lu la pièce qu'elle cite (Élégie 25). A défaut de cette édition, on la trouvera dans le t. IV des OEuvres complètes de Ronsard, par Laumonier, Lemerre, 1914-1919, 8 vol. (Élégie XX. Troisiesme pour Genevre, P. 107-117).

(8) Les soldats de Philippes qui nommoient toutes choses par leurs noms, ce sont les soldats de Philippe II, roi d'Espagne, mari d'Élisabeth de Valois et gendre de Catherine de Médicis. Marguerite a pu connaître leurs propos d'une verdeur toute militaire soit par le récit qui lui en a été fait, soit par les Vies des capitaines étrangers de Brantôme qu'elle a lues probablement en manuscrit comme son propre éloge. Trois ou quatre cents soldats espagnols, qui venaient de prendre le Peñon de Velez (Maroc, 1564), n'étant pas payés de leur solde, raconte Brantôme (Oeuvres complètes, éd. Lalanne, t. II, p. 88-89), débarquèrent à Malaga, et partirent pour Madrid, sous prétexte de voir leurs parents, et là, dans la capitale du royaume, et, si l'on peut dire, en présence du Roi « appertement », ils « commençarent à crier qu'ilz voulloient leurs payes qu'on leur devoit ; et se pourmenans quadrilles par quadrilles dans les rues, braves (richement vêtus) et en poinct comme princes, portans leurs espées hautes, les moustaches relevees, les bras aux costez (le poing sur la hanche), bravoient et menassoient tout le monde, ne craignant ny justice ny inquisition : pour la justice qu'elle n'avoit esgard (juridiction) sur eux, qui estoient gens de guerre ; pour l'inquisition, il n'y avoit ny moyne ni prebstre que, les rencontrant par les rues, ils ne dissent leur colibet ; à l'un : Señor frayle, à donde esta la puta ? à l'autre : Señor clerigo, como va la puta ? et autres petis motz pareilz, scandalleux pour gens d'église. » Philippe II, invité à les châtier de leurs menaces et de leurs insolences, s'y refusa. « Ce sont eux, dit-il, qui me font régner ; je serois bien marry donc de les faire mourir. » Il chargea le duc d'Albe de les raisonner et de les décider à s'embarquer pour l'Italie, où en arrivant ils toucheraient leur paye.
   
(9) Et ne soyez plus si longtemps disciple de Pythagoras, allusion à une des conditions que Pythagore imposait aux jeunes gens désireux d'entrer dans son école, on pourrait presque dire dans son ordre. Ils ne devaient parler de cinq ans et pendant tout ce temps ne faire qu'écouter et même ils n'étaient admis à voir le maître qu'après avoir passé les épreuves finales de ce noviciat philosophique. Marguerite suit ici Diogène Laerce, l'historien des plus illustres philosophes de l'antiquité, en un passage de la « Vie de Pythagore » (l. VIII), qu'elle a lu, soit dans l'édition grecque et latine de Henri Estienne, 1594, p. 573, soit dans la traduction et paraphrase de François de Fougerolles, docteur médecin, Lyon, 1601, p. 547-548.

(10) La pie romaine, après avoir médité quelques jours, sceut imiter les sons qu'elle avait ouïs. Marguerite résume et brouille les renseignements de Pline, Histoire naturelle, 1. X, 59. Les pies, dit-il, parlent plus et mieux que les perroquets. « Elles aiment à prononcer des mots, et non seulement elles apprennent, mais se plaisent à apprendre ; elles étudient intérieurement : elles montrent par leur soin et leur application tout l'intérêt qu'elles y portent. » Le crédule naturaliste ne parle pas d'une pie romaine, mais des pies en général. Au reste tous les oiseaux, d'après lui, sont en état d'imiter le langage humain. « Agrippine, femme de l'empereur Claude, avait (ce qui ne s'était jamais vu), une grive qui imitait le langage humain, au moment où j'écrivais ceci. Les jeunes Césars (Britannicus et Néron) avaient un étourneau apprenant à parler grec et latin et de plus étudiant chaque jour..... » Marguerite a mêlé dans ses souvenirs les pies de partout et les babillards de la volière impériale.



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