Catulle Mendès
(1841-1909)

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La sonnette
(1885)


I

LEUR amitié de jeunes femmes était restée tout à fait pareille à leur camaraderie de petites filles. Elles s’aimaient dans le monde comme elles s’étaient adorées au couvent ; ne se quittaient guère, allaient au Bois dans la même voiture, au théâtre dans la même avant-scène, portait des toilettes semblables, avaient entre elles, tout bas, à chaque instant, sans motif, ces menus jacassements d’écolières, confidentiels, mêlés de petits rires que l’on prendrait pour des bavardages de fauvettes ; et c’était leur meilleur plaisir, quand on ne les regardait pas, – mais on les regardait presque toujours, jolies comme elles étaient, – de se baiser à la dérobée, dans quelque coin, sous les voilettes vite levées et baissées. Jamais elles n’auraient épousé, Jeanne, M. de la Paumerie, et Pascale, M. de Montfriloux, s’ils ne s’étaient engagés à les loger dans la même maison. Les maris tinrent la promesse des fiancées. Elles habitaient rue Malesherbes, Pascale au premier, Jeanne au second ; un escalier intérieur, du boudoir de l’une allait au boudoir de l’autre ; de sorte qu’elles pouvaient se voir à toute heure, se rencontraient parfois sur les marches du milieu, s’asseyaient là, se contant mille choses, pas coiffées, en peignoir ; et elles n’auraient pas été plus séparées qu’aux Ursulines, si leurs lits conjugaux avaient été aussi voisins que leurs lits de pensionnaires, l’an passé, dans le grand dortoir blanc. Pourtant cette étroite intimité ne suffisait pas à leur jalouse tendresse, et Pascale, un jour, dit à Jeanne, après un silence, avec l’air d’une personne qui a longtemps réfléchi sur un grave sujet :

- Que penses-tu du mariage, mignonne ?

- A quel point de vue ? demanda Jeanne.

- Au point de vue... que tu devines bien !

- Eh ! mon Dieu, j’en pense qu’il n’est pas aussi effrayant, en somme, que nous l’avions supposé ; et il ne fait pas trop attendre les compensations à ses premières amertumes.

- C’est aussi mon avis. On s’habitue à tout ; on en vient même à prendre quelque plaisir aux choses qui, d’abord, paraissaient très épouvantables ; pour ma part, je conviens que j’endure à présent les caresses de M. De Montfriloux avec une patience où j’ai peu de mérite.

- Je t’en puis dire autant ; mes complaisances à l’égard de M. de la Paumerie sont récompensées d’une satisfaction qui va parfois jusqu’à l’excès.

- Cependant, ma chérie, mon bonheur n’est pas parfait !

- Pourquoi donc, ma chérie ?

- Parce que tu n’as point de part, toi, aux délices que l’hymen m’oblige d’accepter.

- Oh ! comme tu te trompes. Si aimant que soit M. De Montfriloux, je t’assure que M. de la Paumerie...

- J’entends bien ! Ton mari ne manque pas de te prouver toute la tendresse imaginable, mais il ne te la prouve pas à l’heure même où le mien m’assure de son amour ; il m’arrive d’être heureuse à des moments où tu ne l’es pas ; et c’est à cause de cette discordance que mon amitié se désole.

Jeanne fut très touchée du souci de son amie.

- N’est-ce pas une chose cruelle, reprit Pascale, de penser qu’à l’instant divin (car il est divin, il n’y a pas à dire), où le baiser vous fait venir l’âme aux lèvres, celle qu’on chérit plus que soi-même, plus que tout, bâille peut-être, indifférente, sur la page de quelque livre, ou se tourne vers la ruelle, pour s’endormir ? N’éprouve-t-on pas comme un remords des délices qu’elle ne partage point ? Ah ! mignonne, quelle extase ce serait pour deux âmes vraiment sœurs comme les nôtres sont, de savoir, d’être sûres qu’elles ressentent la même ivresse dans la même minute, qu’elles montent en même temps au même paradis !

- Il est évident que cette certitude ajouterait beaucoup au plaisir de chacune ; mais il serait assez difficile d’atteindre à un pareil résultat ; car enfin, continua Jeanne en souriant, nous ne saurions demander à nos maris de choisir précisément...

- Qui te parle de nos maris ? Leur initiative n’a que faire en ceci, et la nôtre peut suffire à réaliser mon rêve. Jeanne, ma chérie ! si tu veux me jurer de tenir l’engagement que j’exigerai de toi, je ne serai plus troublée désormais, dans mes plus chères joies, par le chagrin de songer qu’elles ne nous sont point commune.

- Quoi que tu exiges, je le ferai, dit Jeanne ; j’en jure notre amitié !

- Écoute-moi donc, mignonne.

Et Pascale parla tout bas à l’oreille de son amie, qui d’abord écarquilla les yeux et puis pouffa de rire.

- Quoi ? vraiment ? c’est là ce que tu as inventé ?

- Oui !

- Une sonnette ?

- Électrique !

- De ton alcôve ?...

- A la tienne !

- Mais c’est une folie !

- Tiendras-tu ton serment ?

Jeanne cessa de rire.

- Je le tiendrai, dit-elle.


II

Quelques jours après cette conversation, M. de la Paumerie était un homme absolument étonné, et il ne pouvait rien comprendre aux fantaisies de sa femme. Gaie comme un oiseau qui se plaît dans sa cage, souriante dès qu’il entrait, offrant vite ses lèvres, elle n’avait pas cessé d’être, tant que durait le jour, la Jeanne adorable de naguère ; mais elle se montrait, le soir, d’une humeur passablement étrange. C’était en vain qu’il s’approchait d’elle, avec câlinerie, tandis qu’elle dénouait ses cheveux devant la psyché ou qu’elle faisait glisser le long de sa jambe fine la soie noire du bas ; elle avait des « laissez-moi tranquille » tout à fait déconcertants, non sans un soupir, qui était comme l’aveu d’un regret ; et, lorsqu’ils étaient l’un près de l’autre, leurs têtes dans l’oreiller, sous les rideaux de l’alcôve, elle s’enroulait méchamment, avec des reculs farouches, dans sa chemise autrefois moins austère, refusait sa bouche, ses épaules, ses bras, regardait le mur, se disait lasse, feignait de s’endormir, en soupirant encore. Si bien que le mari dépité ne tardait pas à s’endormir lui-même, d’un sommeil véritable. Mais, soudain, des bras tendres à son cou, et des lèvres à ses lèvres le tiraient de son repos, en même temps qu’un petit bruit vif, répété, à peine perceptible, comme d’une sonnerie étouffée dans de l’ouate, tintait dans le silence de la chambre. Qu’était-ce donc ? il croyait à un bourdonnement d’oreille comme on en a quand on est éveillé brusquement, ou à quelque reste de songe. D’ailleurs, il ne lui était point donné de prendre longtemps garde à ce bruit, tant Jeanne le troublait de mignardes caresses qui n’entendent pas que l’on s’occupe d’autre chose ! M. de la Paumerie, à coup sûr, ne se plaignait point de ces aimables réveils ; la douceur de la réalité – gorge fraîche qui sort des rubans et des guipures, épaule frêle où la tête s’incline avec des mouvements de chatte, chemise qui ne sait plus ce qu’elle fait là, – était bien pour le consoler de tous les rêves enfuis. C’était seulement après les tendresses que sa surprise lui revenait ; et il regardait sa femme, en se grattant l’oreille, n’osant interroger. Mais que M. de la Paumerie fût étonné ou non, cela n’importait guère ; tout était pour le mieux, puisque Pascale, grâce à son innocent stratagème et grâce à l’obéissance de son amie au grand serment juré, ne connaissait plus le chagrin des égoïstes joies ; et, s’il résulta de tout ceci quelque chose de fâcheux pour le mari de Jeanne, on n’en saurait accuser que le méchant hasard.


III

Le vicomte d’Argelès était fort épris de Mme de la Paumerie. Eprouvait-elle quelque plaisir à se voir aimée par un homme du meilleur monde, bien fait de sa personne, que peu de femmes eussent dédaigné ? il n’y a rien d’invraisemblable dans cette hypothèse ; mais elle n’avait jamais manqué de lui témoigner par la réserve de son attitude et la froideur de ses regards, qu’il nourrissait en vain de coupables espérances. Malheureusement, M. d’Argelès n’était pas de ces amoureux qui se découragent dès les premiers échecs ; il se piquait de persistance aussi bien que d’audace ; et, un jour que le valet de chambre n’était pas dans l’appartement, que la camériste, peut-être complice, venait de s’éloigner, il s’introduisit impertinemment chez Mme de la Paumerie.

- Sortez, monsieur ! dit-elle avec un effroi d’autant plus légitime qu’on lui voyait toute sa peau rose à travers le peignoir transparent, dans le demi-jour du boudoir.

Loin de sortir, il s’avança vers elle, s’agenouilla, lui prit les mains, mordit de baisers fous les bouillons de batiste. Et il bégayait les plus ardentes paroles : qu’il l’adorait éperdument ; qu’il était prêt à mourir pour l’amour d’elle ; qu’on pouvait le tuer, mais non pas le contraindre à sortir de cette chambre où il s’enivrait de l’air qu’elle avait respiré, du cher parfum qui venait d’elle.

A vrai dire, Jeanne n’était point sans éprouver quelque émotion, d’autant plus que, tout en parlant, M. d’Argelès s’était approché encore, l’avait forcée à se rasseoir sur la chaise-longue, lui mettait dans le cou, dans les cheveux, la chaleur de son souffle ; et par une coïncidence fâcheuse, madame de la Paumerie était sensible plus qu’aucune autre, au tendre chatouillement d’une haleine sur la peau. N’importe ! elle sortirait victorieuse de cette lutte ! Elle se dressa, malgré les caresses dont il l’emprisonnait ; et elle allait répéter : « Sortez d’ici, je le veux, » montrer la porte d’un geste digne auquel il n’y aurait rien à répliquer... lorsque la sonnera tinta ! Oui, elle tinta, imprévue, en plein jour ! Quoique le bruit vînt d’un peu loin, de la chambre voisine, Jeanne le reconnaissait, ne pouvait pas s’y méprendre. Ah ! vraiment, Pascale prenait bien son temps pour sonner ! Elle n’ignorait pas cependant que M. de la Paumerie, à cette heure, était toujours sorti. Que faire ? Désobéir à son amie, rompre son engagement sacré ? Elle ne pouvait supporter cette idée. Non, elle ne se résoudrait jamais à un pareil manque de foi. Et la sonnerie tintait encore, tintait toujours, tandis que M. d’Argelès ne cessait de supplier, à genoux, trop séduisant. Hélas ! Jeanne se [laissa] tomber sur la chaise longue, cachant ses yeux sous ses doigts, la tête dans ses cheveux défaits, victime de sa fidélité au serment.

(texte non relu après saisie, 28.XI.09)

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