René Maizeroy
(Baron René Jean Toussaint)
(1856-1918)
La
Victoire de Ninoche
(1882)
I
RELISEZ-MOI ça, Véronique ! balbutia d'une voix oppressée le commandant Lagleize. Ses mains déformées par les attaques de goutte tremblaient. Il étouffait dans sa cravate noire étroitement serrée comme un col d'ordonnance. Sa large face couturée de rides profondes blêmissait et des gouttes de sueur perlaient le long de ses joues pâteuses. — Nom de Dieu, lisez plus vite ! reprit-il en cognant la table d'un coup de poing furieux. La vieille servante effarée tortillait le papier entre ses doigts. Alors, épelant les phrases une à une avec des lenteurs embarrassées, s'arrêtant, hésitant, écorchant les mots, elle déchiffra la lettre de Maxime. "Cher papa, écrivait-il, je ne sais comment t'annoncer cette..." — Plus vite, plus vite ! interrompit le commandant. Véronique continua comme si elle eût psalmodié, sans y rien comprendre, une prière latine. "... Grosse nouvelle... On m'offre une excellente place dans les bureaux d'une nouvelle société financière, et je suis décidé à donner ma démission..." — Tonnerre de sort ! cria le vieux. J'avais donc bien lu !... Et il ajouta, scandant péniblement chaque mot : — Maxime veut donner sa démission ! ... Ah ! c'était du propre, depuis la date de malheur, où le régiment du petit avait été envoyé à Paris ! Les mauvaises nouvelles se succédaient comme les coups pressés d'une cloche qui sonne le glas. En quelques mois, Maxime avait croqué jusqu'au dernier écu l'héritage de la pauvre maman. Maintenant, il voulait quitter l'armée, aller comme un riz-pain-sel gratter du papier, faire des additions du matin au soir, s'encanailler dans un sale bureau. Et, triste à en pleurer, le père se rappelait ses rêves, ses béatitudes passées, son orgueil infini lorsque Maxime avait été reçu dans les premiers numéros à Saint-Cyr, lorsqu'il avait obtenu son deuxième galon. Il avait mis toutes ses ambitions déçues d'autrefois dans son fils. Il grandissait avec lui. Il vivait de sa vie. Il avait calculé déjà l'année où l'enfant serait nommé capitaine. Il avait rêvé d'une épopée flamboyante où Maxime gagnerait ses étoiles. Il espérait vivre longtemps, très longtemps pour voir cela. Et brutalement tout craquait, tout s'effondrait comme une maison mal bâtie. Il réfléchit, étreignant son front de ses deux mains. Il ne savait plus que croire. Il cherchait dans un écœurement douloureux les causes de cette dégringolade. — Il y a des jupons là-dessous ! murmura-t-il enfin. Maxime est dans la glu et ne peut s'en dépêtrer. Mais nous verrons bien... Le lendemain, à la grande stupéfaction de Véronique, le commandant bouclait sa valise et prenait le train de Paris sans prévenir personne, pas même les camarades du café National, qui l'attendirent inquiètement trois longues heures avant de commencer l'habituelle partie de dominos. II
Maxime, en effet, était dans la glu. De jour en jour il perdait ses dernières forces, heureux d'être vaincu, d'obéir aux caprices fantasques d'une femme, d'oublier tout ce qui n'était pas elle, le rire éclatant de ses lèvres, le rayonnement de sa toison, le parfum bestial de sa chair. Il l'avait rencontrée, un soir de mardi-gras, dans la cohue d'un bal masqué. On avait soupé ensemble. Puis, sans savoir pourquoi, ni comment, Maxime avait gardé la clef de la belle et les amoureux ne s'étaient plus désenlacés. Ninoche avait vingt ans et savait encore aimer. Toute pâle, toute mièvre, toute drôle, pareille à ces grandes fleurs qui poussent sur les tas de fumier, elle avait l'allure endiablée, la gaminerie désirable des jolies trottins qui dégringolent, le matin, les rues de Montmartre, portant leurs corsets dans un journal chiffonné, coiffées de quatre épingles et bâillant, éreintées d'une nuit blanche. Maxime, qui avait toujours vécu en des trous moroses de province, qui ne connaissait de l'amour que des bonnes fortunes ridicules avec des bourgeoises laides et les voluptés tarifées qui soulèvent le cœur comme des boissons fades, s'émerveillait des gestes, des poses, des toilettes fagotées d'un coup de main, du ramage étourdissant de sa maîtresse. Ninoche lui apprenait Paris. Ils ne se quittaient pas, roulant comme des fous du cabaret au théâtre, du théâtre aux beuglants des Champs-Elysées. Et c'étaient aussi des parties charmantes à travers cette ceinture verte qui étreint la grande ville. Elle le guidait vers les cerisiers de Montmorency, dans les guinguettes du Bas-Meudon. Ils canotaient. Ils s'égaraient dans les bois. Ninoche adorait Maxime. Ellele décavait naïvement, habituée qu'elle était à avoir les poches trouées, à jeter l'argent par les fenêtres, à ne se rien refuser, ni des fraises en février ni des perdreaux en juillet. Ainsi, l'héritage modeste que Maxime tenait de sa mère avait disparu comme d'un coup de râteau. Ses appointements de lieutenant étaient dévorés trois mois à l'avance. Il empruntait, il empruntait, mendiant à toutes les portes, ne pouvant se décider à dire non, quand Ninoche, assise sur ses genoux, le caressant de ses bras nus, lui avouait une fantaisie nouvelle. Et ce fut dans cet emportement de passion qu'à la fin d'octobre Maxime reçut l'ordre ministériel qui renvoyait son bataillon dans un fort de Lorraine. Il n'hésita pas. Ninoche le suppliait, se désolait, l'invoquait, les mains jointes. Elle se faisait plus tendre, plus sensuelle, plus victorieuse. Il promit de signer sa démission et de ne pas l'abandonner. Mais, attristé pour la première fois, il se demandait ce qu'il allait devenir maintenant, comment il payerait ses dettes, comment il gagnerait son pain, comment surtout le père — le vieux soldat qui avait eu foi en lui —accepterait l'implacable nouvelle. III
A peine arrivé, le commandant sonnait chez son fils. Il ne trouva personne. Il se rendit à la caserne. On lui répondit que Maxime avait une permission de quatre jours. Il attendit quatre jours, désespéré, vieillissant, craignant de mourir dans la chambre d'hôtel où il comptait les heures, où la douleur s'enfonçait dans sa cervelle comme un coin aigu. Enfin, le cinquième jour, il revint au logis de Maxime. L'espoir renaissait au fond de son cœur. Il voyait l'enfant bien-aimé se jeter dans ses bras, lui accorder tout ce qu'il lui demanderait. Hélas ! sa porte était close encore. Et le concierge lui dit en rigolant: — Monsieur Lagleize ne couche jamais ici ! — Où donc alors ! questionna-t-il. — Chez sa petite dame, parbleu. Une gaillarde qui a l'air de rien le mener ! Il griffonna l'adresse sur une carte, et sortit. Nmoche était seule quand le vieux entra, boutonné dans sa redingote noire, les sourcils froncés, boitant de la jambe gauche et les yeux brûlés d'un éclat farouche. Elle se leva, étonnée, serrant le peignoir de soiedont les plis transparents moulaient son buste demi nu. — Est-ce vous qu'entretient mon fils ? dit Lagleize d'un accent hautain, comme s'il eût voulu cravacher la belle créature qui se dressait devant lui. — Je ne vous comprends pas, monsieur ! fit Ninoche. — Où est Maxime ? reprit obstinément le vieux. — Monsieur Lagleize est sorti. — Je l'attendrai ! Il s'assit sur un fauteuil. Ninoche comprenait maintenant. C'était le père, celui donc Maxime ne parlait qu'avec respect. Et il venait pour lui reprendre son amoureux, pour lui dicter sa volonté et le chasser loin de Paris. La partie était presque perdue. Il fallait tricher pour la gagner. Qu'importe ce qui en adviendrait ? Et, s'étant approchée du commandant, adoucissant le regard clair de ses prunellesvertes, caressante, à mi-voix, elle s'écria : — Vous m'en voulez donc bien, monsieur ? Lagleize ne répondit rien. Il sifflotait une fanfare entre ses lèvres crispées. — Vous croyez, j'en suis sur, que j'ai conseillé à Maxime de donner sa démission. Il sursauta. — Qui donc le lui aurait conseillé, alors ? Elle s'approcha encore. Son peignoir se dépliait. Sa nudité fraîche rosait la soie rose. Un bouquet de jasmins répandait dans la chambre une odeur forte de musc et de vanille. — Si Maxime était là, fit-elle, il vous dirait toutes les prières que je lui ai adressées, que je lui adresse du matin au soir, pour qu'il renonceà ce projet absurde, pour qu'il garde son épaulette. Elle lui tendit la main. — Voyons, m'en voulez-vous toujours autant ? Le commandant défaillait. Le charme troublant de cette fille, sa voix qui avait des résonnances exquises de musique, la vision de chair qui papillotait autour de lui envahissait son être d'une lassitude lourde. Il pressa la main qu'elle lui tendait. Et, malgré lui, comme bercé, comme grisé, il s'abandonna. Ils causaient comme de vieux amis qui se sont retrouvés après une longue absence. Ils parlaient de Maxime. Ils parlèrent bientôt d'autre chose. Des bouffées de jeunesse redressaient la taille courbée du commandant. Il ne songeait plus à son fils, à ses angoisses, à ses tourments.Ninoche l'avait entraîné sur un sofa. Elle appuyait sa tête décoiffée à l'épaule du vieux, jaunissant d'une poudre parfumée le collet noir de la redingote. Elle le tentait, plaisantait, lui contant des blagues risquées, l'interrogeant sur ses bonnes fortunes d'antan . Elle jouait la comédie, bernant ce Cassandre naïf comme une artiste de haute race. Il l'avait enlacée de ses bras. Et Maxime, qui revenait de la caserne, les surprit ainsi. Le commandant se releva aussitôt, chancelant, les oreilles bourdonnantes, les yeux éblouis, éperdu de honte et de colère. Maxime se taisait. Un silence morne s'alourdissait sur cette scène tragique. Alors, Ninoche éclata de rire, d'un rire strident et moqueur : — Osez donc lui ordonner maintenant de me lâcher ! cria-t-elle triomphante. IV
Lagleize retourna dans sa petite ville. On ne le revit plus ni dans les rues, ni sur le Mail, ni au café National. Il ne disait plus une parole à sa vieille servante. Il ne mangeait pas. La nuit, il se promenait de longen large dans son salon. Il avait brûlé tous les portraits de son fils. Ils lui rappelaient sa honte. Et, un matin, Véronique, ayant entendu comme le bruit d'un meuble s'écroulant massivement, trouva le commandant étendu sur le plancher. Il était mort d'une attaque d'apoplexie en lisant au Moniteur de l'Armée la démission de Maxime. (texte
non relu après saisie, 18.I.10)
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