Charles Monselet
(1825-1888)

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Le Peintre de Sapeurs
(1885)


ET moi aussi, je connais des peintres !

Je n'en connais pas un assez grand nombre. On n'a pas tous les bonheurs. Ceux que je connais sont des gens charmants, bien élevés, gais pour la plupart. Je me plais à leur conversation, qui est souvent spirituelle et pleine d'aperçus inattendus, nouveaux, sur beaucoup de choses ; nouveaux pour moi, car ils ont l'air de s'entendre entre eux.

Au fond, je ne les crois pas portés d'une forte sympathie pour les écrivains, c'est-à-dire pour ceux d'entre les écrivains qui, à un moment donné, peuvent devenir leurs juges. Ils ont cela de commun avec les comédiens. En général, on n'aime pas l'homme qui, d'un trait de plume, peut exhausser ou rabaisser votre talent. Ce trait de plume, avant qu'il soit tracé, les laisse dans l'inquiétude ; — après qu'il est tracé, il les irrite, ou les engage à une reconnaissance gênante.

Leur pensée, qu'ils ne prennent pas toujours la peine de dissimuler, est que nous ne nous y connaissons pas. A cela, nous éprouvons plus d'embarras que de modestie pour répondre. Nos études, qui sont quelquefois supérieures à celles de nos justiciables, nos lectures, nos voyages, et par conséquent nos éléments de comparaison, nous mettent souvent à même de nous prononcer en tout état de cause. — N'importe, nous ne nous y connaissons pas, nous ne pouvons pas nous y connaître, du moment que nous nous avisons d'avoir une opinion à nous...

Ah ! si nous nous contentions de tout approuver, de tout admirer, nous nous y connaîtrions peut-être.

Nous sommes pour les peintres une minorité troublante, tapageuse. Ils feignent de nous préférer la masse ignorante qu'ils appellent la masse naïve. Ils affirment que nos concierges nous sont supérieurs comme sentiment artistique. — La foule, le suffrage universel, voilà les mots qu'ils ont constamment à la bouche.

C'est une pose atroce.

Ils savent bien à quoi s'en tenir sur le jugement de la foule, pour peu qu'ils l'aient suivie au Salon, un jour d'entrée gratuite. Où la foule va-t-elle tout droit ? Aux trompe-l'œil, aux imitations de dentelles et de velours, aux chaudrons miroitants, aux citrouilles colossales. — Devant quoi s'extasie-t-elle ? Devant les petits savoyards qui mangent un morceau de pain noir dans la neige blanche, devant un caniche quêtant pour son maître, devant le Retour du soldat et la Fête de la bonne maman. — Voilà où va la foule spontanément, naturellenient, voilà les oeuvres auxquelles elle ferait un succès si on la laissait faire... Et nous la laissons faire quelquefois, pour donner un exemple.

Et c'est cette foule dont vous invoquez l'instinct ! C'est cette foule pour laquelle vous prétendez travaillez !

Poseurs ! Poseurs !

Peinture à part, — les peintres sont les aimables garçons que j'ai dit. Il y a des ateliers très intéressants, très curieux, très originaux, où il se fait autant d'esprit que de besogne, où il se débite autant de racontars qu'il se donne de coups de pinceau.

Chez le peintre B..., par exemple, l'autre jour, la conversation, après mille zigzags, était tombée sur le chapitre des commencements.

Un de nos jeunes maîtres parla ainsi :

— Les commencements, dit-il, ils sont moins uniformes qu'on ne le suppose. S'il y en a de douloureux, il y en a aussi de grotesques, de superlativement grotesques... les miens, par exemple. Tel membre de l'Institut avouera qu'il a commencé par peindre des enseignes ; moi, j'ai commencé par tatouer des sapeurs.

Nous nous récriâmes.

— Tatouer des sapeurs !

— Invraisemblance !

— Extravagance !

— Indécence !

Il continua :

— De vrais sapeurs... Vous savez peut-être, ou vous ne savez pas, que j'ai été deux ans soldat. Mettons que vous ne le savez pas. En 1844, j'étais à Bordeaux, à la caserne des Fossés. Je ne peignais pas encore, je barbouillais. Je faisais le portrait des camarades pour un petit écu... avec une lettre au pays, par-dessus le marché. A vrai dire, c'était toujours le même portrait, une main sur le sabre et le numéro du régiment sur chaque bouton. Je finis par acquérir une dextérité prodigieuse dans ce métier. Les jours sans pratique, j'en préparais une certaine quantité ; c'est-à-dire, j'établissais le corps, la main, le sabre. Je ne laissais que la place de la tête, réservée au premier qui se présenterait.

Un matin que je me livrais avec fougue à cet exercice, un sapeur vint se placer derrière moi et me regarda faire en silence.

Au bout de quelques minutes, il me dit gravement :

— Vous savez-vous que vous avez un joli talent, tout de même ?

— Croyez-vous, sapeur ? prononçai-je, flatté.

— Je vous le dis.

Il se tut encore, et reprit avec la même gravité :

— Écoutez-moi.

— Je vous écoute, sapeur.

— Petit, vous sentez-vous capable, en tenant compte de l'avantage, de me faire une hache là-dessus ?

Là-dessus était son bras qu'il me montra, déjà couvert de coloriages sans nombre.

— Dame ! répondis-je, je n'ai pas, jusqu'à présent, travaillé sur peau humaine.

— Rien de plus simple.

— Voyons, sapeur.

— Vous exécutez d'abord votre dessin à l'encre de Chine ; c'est ce qui tient le mieux. Ensuite, vous prenez trois aiguilles à perles, vous les attachez ensemble, et vous repassez votre dessin en piquant le bras.

— Si c'est comme cela, sapeur, j'essaierai.

— Alors, je vais chercher un camarade, attendez-moi.

Pourquoi un camarade ?

Je le sus cinq minutes après.

Le camarade comprimais le poignet du sapeur, ce qui servait à gonfler le bras.

L'opération dura plus d'une demi-heure ; j'en vins à bout cependant, à mon honneur. La hache était vivante je le crois bien, elle suait le sang !

Mon triomphe ne fut pas de longue durée. Le lendemain, le caporal m'apostropha par ces paroles ironiques :

— Il paraît que vous allez bien, vous ! je vous en fais mon compliment... Allons, suivez-moi !

— Où cela ?

— Chez le major. Venez, il veut vous parler. Votre affaire est bonne.

Ce major, je le vois encore, je le verrai toujours, gros comme tous les majors, rouge comme tous les majors, sanglé comme tous les majors, feignant l'irritation comme tous les majors.

— C'est donc vous, me dit-il rudement, qui avez abîmé la plus belle barbe du régiment ?

— Moi, major ?

— Le sapeur Hauchecorne est, grâce à vous, depuis ce matin à l'hôpital.

Je baissai le nez.

— Il a le bras enflé comme la cuisse. Qu'est-ce que vous vous êtes imaginé de lui faire ? Il faut que vous ayez le diable quelque part, il n'y a pas de bon sens possible !

— Major... balbutiai-je ?

— De quel pays êtes-vous ?

— De Paris, major.

— Ça se voit bien. C'est là que vous avez appris à fabriquer de ces imbécillités-là. Vous avez été sans doute dans les prisons ?

— Jamais, major !

— Je vous dis que si.

— Mais, major, je vous assure...

— Je vous dis que si ! Ce n'est que dans les prisons que ça s'apprend. Huit jours de salle de police.

Et il me tourna le dos.

Le sapeur Hauchecorne guérit.

Désormais, ma réputation était faite au régiment. Tous les sapeurs m'arrivèrent à la file et, non seulement les sapeurs, mais tout le monde.

Je tatouais indifféremment celui-ci, celui-là. J'avais reconnu qu'il était inutile de gonfler bras. Je faisais des coeurs entrelacés, des drapeaux, des emblèmes, des grenades, des oiseaux, des flèches, des flammes, des fleurs, des inscriptions, — des inscriptions surtout, où l'âme de ces guerriers se révélait tout entière.

L'un, sensible et laconique, faisait graver ces deux noms : Pierre et Marie.

Un autre, dévoré du plus pur patriotisme : Vivent les bons Français!

Il y en eut un, d'un lyrisme plus compliqué que celui de ses confrères, qui me dicta ce qu'il appelait deux vers :

J'aime à caresser ma maîtresse
En lisant le Magasin pittoresque.

Hauchecorne, l'incorrigible Hauchecorne, revint un jour. Il revint avec un marin dont il avait fait la connaissance sur le port, un marin de la Belle-Euphrasie, qui portait dans le dos, sous sa vareuse, un magnifique soleil peint en jaune. Hauchecorne voulait un soleil comme soit nouvel ami.

Je tâchai de résister, en lui rappelant notre mésaventure de la hache. Il me répondit qu'il n'y avait aucun danger.

Qu'auriez-vous fait à ma place ?
Le sapeur eut son soleil dans le dos, comme il avait eu sa hache sur le bras.

Mais ce fut mon dernier tatouage. Six mois après j'entrai, à Paris, dans l'atelier de M. Léon Cogniet.          


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