Montesquieu
Charles-Louis de Secondat,
baron de La Brède et de
(1689-1755)

leaf.gif

Portrait de Madame de Mirepoix

La beauté que je chante ignore ses appas.
Mortels qui la voyez, dites-lui qu'elle est belle,
      Naïve, simple, naturelle,
      Et timide sans embarras.
      Telle est la jacinthe nouvelle ;
      Sa tête ne s'élève pas
      Sur les fleurs qui sont autour d'elle :
      Sans se montrer, sans se cacher,
      Elle se plaît dans la prairie ;
      Elle y pourrait finir sa vie,
      Si l'oeil ne venait l'y chercher.
 
      Mirepoix reçut en partage
      La candeur, la douceur, la paix ;
      Et ce sont, entre mille attraits,
      Ceux dont elle veut faire usage.
 
    Pour altérer la douceur de ses traits,
      Le fier dédain n'osa jamais
      Se faire voir sur son visage.
      Son esprit a cette chaleur
      Du soleil qui commence à naître :
      L'Hymen peut parler de son coeur ;
      L'Amour pourrait le méconnaître.

leaf.gif

Adieux à Gênes en 1728

Adieu, Gênes détestable,
Adieu, séjour de Plutus ;
Si le ciel m'est favorable,
Je ne vous reverrai plus.
 
Adieu, bourgeois, et noblesse
Qui n'a pour toutes vertus
Q'une inutile richesse :
Je ne vous reverrai plus.
 
Adieu, superbes palais
Où l'ennui, par préférence,
A choisi sa résidence ;
Je vous quitte pour jamais.
 
Là le magistrat querelle
Et veut chasser les amans,
Et se plaint que sa chandelle
Brûle depuis trop long-temps.
 
Le vieux noble, quel délice !
Voit son page à demi nu,
Et jouit d'une avarice
Qui lui fait montrer le cul.
 
Vous entendrez d'un Jocrisse
Qui ne dort ni nuit ni jour,
Qu'il a gagné la jaunisse
Par l'excès de son amour.
 
Mais un vent plus favorable
A mes voeux vient se prêter
Il n'est rien de comparable
Au plaisir de vous quitter.

leaf.gif

Invocation aux muses
(à placer en tête du second volume de l'Esprit des Lois)

Vierges du mont Piérie (1), entendez-vous le nom que je vous donne ? inspirez-moi. Je cours une longue carrière ; je suis accablé de tristesse et d'ennui. Mettez dans mon esprit ce charme et cette douceur que je sentais autrefois, et qui fuit loin de moi. Vous n'êtes jamais si divines que quand vous menez à la sagesse et à la vérité par le plaisir.

Mais, si vous ne voulez point adoucir la rigueur de mes travaux, cachez le travail même ; faites qu'on soit instruit, et que je n'enseigne pas ; que je réfléchisse, et que je paraisse sentir ; faites qu'on croie que je ne savais rien, et que vous m'avez tout dit.

Quand les eaux de votre fontaine sortent du rocher que vous aimez, elles ne montent point dans les airs pour retomber ; elles coulent dans la prairie ; elles font vos délices, parce qu'elles font les délices des bergers.

Muses charmantes, si vous portez sur moi un seul de vos regards, tout le monde lira mon ouvrage ; et ce qui ne saurait être un amusement sera un plaisir.

Divines Muses, je sens que vous m'indiquez, non pas ce qu'on chante à Tempé sur des chalumeaux, ou ce qu'on répète à Délos sur la lyre : vous voulez que je parle à la raison ; elle est le plus parfait, le plus noble et le plus exquis de nos sens.

(1) .......... Narrate, puellae
Pierides ; prosit mihi vos dixisse puellas.
JUV. Sat. IV, v. 35-36.

leaf.gif

[Céphise et l'Amour]

Un jour que j'errais dans les bois d'Idalie avec la jeune Céphise, je trouvai l'Amour qui dormait couché sur les fleurs et couvert par quelques branches de myrte qui cédaient doucement aux haleines des zéphyrs. Les Jeux et les Ris, qui le suivent toujours, étaient allés folâtrer loin de lui ; il était seul. J'avais l'Amour en mon pouvoir ; son arc et son carquois étaient à ses côtés ; et, si j'avais voulu, j'aurais volé les armes de l'Amour. Céphise prit l'arc du plus grand des dieux ; elle y mit un trait sans que je m'en aperçusse, et le lança contre moi. Je lui dis en souriant : Prends-en un second, fais-moi une autre blessure, celle-ci est trop douce. Elle voulut ajuster un autre trait ; il lui tomba sur le pied, et elle cria doucement ; c'était le trait le plus puissant qui fût dans le carquois de l'Amour. Elle le reprit, le fit voler ; il me frappa, je me baissai. Ah! Céphise, tu veux donc me faire mourir ! Elle s'approcha de l'Amour : Il dort profondément, dit-elle, il s'est fatigué à lancer ses traits ; il faut cueillir des fleurs pour lui lier les pieds et les mains. Ah! je n'y puis consentir, car il nous a favorisés. Je vais donc, dit-elle, prendre ses armes, et lui tirer une flèche de toute ma force. Mais il se réveillera, lui dis-je. Eh bien ! qu'il se réveille ; que pourra-t-il faire que nous blesser davantage ? Non, non, laissons-le dormir ; nous resterons auprès de lui, et nous en serons plus enflammés.

Céphise prit alors des feuilles de myrte et de roses : Je veux, dit-elle, en couvrir l'Amour ; les Jeux et les Ris le chercheront, et ne pourront plus le trouver. Elle les jeta sur lui, et elle riait de voir le petit dieu presque enseveli. Mais à quoi m'amusé-je ? dit-elle ; il faut lui couper les ailes, afin qu'il n'y ait plus sur la terre d'hommes volages ; car ce dieu va de coeur en coeur et porte partout l'inconstance. Elle prit ses ciseaux, s'assit, et tenant d'une main le bout des ailes dorées de l'Amour, je sentis mon coeur frappé de crainte. Arrête, Céphise ! Elle ne m'entendit pas. Elle coupa le sommet des ailes de l'Amour, laissa ces ciseaux, et s'enfuit.

Lorsqu'il se fut réveillé, il voulut voler, et il sentit un poids qu'il ne connaissait pas. Il vit sur les fleurs le bout de ses ailes ; il se mit à pleurer. Jupiter, qui l'aperçut du haut de l'Olympe, lui envoya un nuage qui le porta dans le palais de Gnide, et le posa sur le sein de Vénus. Ma mère, dit-il, je battais de mes ailes sur votre sein ; on me les a coupées : et que vais-je devenir ? Mon fils, dit la belle Cypris, ne pleurez point ; restez sur mon sein, ne bougez pas ; la chaleur va les faire renaître. Ne voyez-vous pas qu'elles sont plus grandes ? Embrassez-moi : elles croissent ; vous les aurez bientôt comme vous les aviez ; j'en vois déjà le sommet qui se dore : dans un moment... C'est assez ; volez, volez, mon fils. Oui, dit-il, je vais me hasarder. Il s'envola : il se reposa auprès de Vénus, et revint d'abord sur son sein. Il reprit l'essor ; il alla se reposer un peu plus loin, et revint encore sur le sein de Vénus : il l'embrassa, elle lui sourit ; il l'embrassa encore et badina avec elle ; et enfin il s'éleva dans les airs, d'où il règne sur toute la nature.

L'Amour, pour se venger de Céphise, l'a rendue la plus volage de toutes les belles ; il la fait brûler chaque jour d'une nouvelle flamme. Elle m'a aimé, elle a aimé Daphnis, et elle aime aujourd'hui Cléon. Cruel Amour, c'est moi que vous punissez : je veux bien porter la peine de son crime ; mais n'auriez-vous point d'autres tourmens à me faie souffrir ?

leaf.gif

Lysimaque

Lorsque Alexandre eut détruit l'empire des Perses, il voulut que l'on crût qu'il était Jupiter. Les Macédoniens étaient indignés de voir ce prince rougir d'avoir Philippe pour père : leur mécontentement s'accrut lorsqu'ils lui virent prendre les moeurs, les habits et les manières des Perses ; et ils se reprochaient tous d'avoir tant fait pour un homme qui commençait à les mépriser. Mais on murmurait dans l'armée, et on ne parlait pas.

Un philosophe nommé Callisthène avait suivi le roi dans son expédition. Un jour qu'il le salua à la manière des Grecs : D'où vient, lui dit Alexandre, que tu ne m'adores pas ? « Seigneur, lui dit Callisthène, vous êtes chef de deux nations ; l'une, esclave avant que vous l'eussiez soumise, ne l'est pas moins depuis que vous l'avez vaincue ; l'autre, libre avant qu'elle vous servît à remporter tant de victoires, l'est encore depuis que vous les avez remportées. Je suis Grec, seigneur ; et ce nom vous l'avez élevé si haut, que, sans vous faire tort, il ne nous est plus permis de l'avilir. »

Les vices d'Alexandre étaient extrêmes comme ses vertus : il était terrible dans sa colère ; elle le rendait cruel. Il fit couper les pieds, le nez et les oreilles, à Callisthène, ordonna qu'on le mît dans une cage de fer ; et le fit porter ainsi à la suite de l'armée.

J'aimais Callisthène ; et de tous temps, lorsque mes occupations me laissaient quelques heures de loisir, je les avais employées à l'écouter : et si j'ai de l'amour pour la vertu, je le dois aux impressions que ses discours faisaient sur moi. J'allai le voir. « Je vous salue, lui dis-je, illustre malheureux, que je vois dans une cage de fer comme on renferme une bête sauvage, pour avoir été le seul homme de l'armée.

« Lysimaque, me dit-il, quand je suis dans une situation qui demande de la force et du courage, il me semble que je me trouve presque à ma place. En vérité, si les dieux ne m'avaient mis sur la terre que pour y mener une vie volupteuse, je croirais qu'ils m'auraient donné en vain une âme grande et immortelle. Jouir des plaisirs des sens est une chose dont les hommes sont aisément capables ; et si les dieux ne nous ont faits que pour cela, ils ont fait un ouvrage plus parfait qu'ils n'ont voulu, et ils ont plus exécuté qu'entrepris. Ce n'est pas, ajouta-t-il, que je sois insensible ; vous ne me faites que trop voir que je ne le suis pas. Quand vous êtes venu à moi, j'ai trouvé d'abord quelque plaisir à vous faire voir une action de courage ; mais, au nom des dieux, que ce soit pour la dernière fois. Laissez-moi soutenir mes malheurs, et n'ayez point la cruauté d'y joindre encore les vôtres.

« Callisthène, lui dis-je, je vous verrai tous les jours. Si le roi vous voyait abandonné des gens vertueux, il n'aurait plus de remords, il commencerait à croire que vous êtes coupable. Ah! j'espère qu'il ne jouira pas du plaisir de voir que ses châtimens me feront abandonner un ami. »

Un jour Callisthène me dit : « Les dieux immortels m'ont consolé, et depuis ce temps je sens en moi quelque chose de divin qui m'a ôté le sentiment de mes peines. J'ai vu en songe le grand Jupiter. Vous étiez auprès de lui : vous aviez un sceptre à la main et un bandeau royal sur le front. Il vous a montré à moi, et m'a dit : Il te rendra plus heureux. L'émotion où j'étais m'a réveillé. Je me suis trouvé les mains élevées au ciel, et faisant des efforts pour dire : Grand Jupiter, si Lysimaque doit règner, fais qu'il règne avec justice. Lysimaque, vous règnerez : croyez un homme qui doit être agréable aux dieux, puisqu'il souffre pour la vertu. »

Cependant Alexandre ayant appris que je respectais la misère de Callisthène, que j'allais le voir, et que j'osais le plaindre, il entra dans une nouvelle fureur : « Va, dit-il, combattre contre les lions, malheureux qui te plais tant à vivre avec les bêtes féroces. » On différa mon supplice pour le faire servir de spectacle à plus de gens.

Le jour qui le précéda j'écrivis ces mots à Callisthène : « Je vais mourir. Toutes les idées que vous m'aviez données de ma future grandeur se sont évanouies de mon esprit. J'aurais souhaité d'adoucir les maux d'un homme tel que vous. »

Prexape, à qui je m'étais confié, m'apporta cette réponse : « Lysimaque, si les dieux ont résolu que vous régniez, Alexandre ne peut pas vous ôter la vie ; car les hommes ne résistent pas à la volonté des dieux. »

Cette lettre m'encouragea ; et, faisant réflexion que les hommes les plus heureux et les plus malheureux sont également environnés de la main divine, je me résolus de me conduire, non pas par mes espérances, mais par mon courage, et de défendre jusqu'à la fin une vie sur laquelle il y avait de si grandes espérances.

On me mena dans la carrière. il y avait autour de moi un peuple immense qui venait être témoin de mon courage ou de ma frayeur. on me lâcha un lion. J'avais plié mon manteau autour de mon bras : je lui présentai ce bras ; il voulut le dévorer ; je lui saisis la langue, la lui arrachai, et la jetai à mes pieds.

Alexandre aimait naturellement les actions courageuses : il admira ma résolution ; et ce moment fut celui du retour de sa grande âme.

Il me fit appeler ; et me tendant la main : « Lysimaque, me dit-il, je te rends mon amitié, rends-moi la tienne. Ma colère n'a servi qu'à te faire faire une action qui manque à la vie d'Alexandre. »

Je reçus les grâces du roi ; j'adorais les décrets des dieux, et j'attendais leurs promesses sans les rechercher ni les fuir. Alexandre mourut, et toutes les nations furent sans maître. Les fils du roi étaient dans l'enfance ; son frère Aridée n'en était jamais sorti ; Olympias n'avait que la hardiesse des âmes faibles, et tout ce qui était cruauté était pour elle du courage ; Roxane, Eurydice, Statyre, étaient perdues dans la douleur. Tout le monde ; dans le palais savait gémir, et personne ne savait régner. Les capitaines d'Alexandre levèrent donc les yeux sur son trône ; mais l'ambition de chacun fut contenue par l'ambition de tous. Nous partageâmes l'empire, et chacun de nous crut avoir partagé le prix de ses fatigues.

Le sort me fit roi d'Asie : et à présent que je suis tout, j'ai plus besoin que jamais des leçons de Callisthène. Sa joie m'annonce que j'ai fait quelque bonne action, et ses soupirs me disent que j'ai quelque mal à réparer. Je le trouve entre mon peuple et moi.

Je suis le roi d'un peuple qui m'aime : les pères de famille espèrent la longueur de ma vie comme celle de leurs enfans ; les enfans craignent de me perdre comme ils craignent de perdre leur père. Mes sujets sont heureux, et je le suis.


ACCUEIL   -   SOMMAIRE   -   JOURNAL DES NOUVEAUTÉS   -   BIBLIOGRAPHIE