Sander Pierron
(1872-1945)

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Les Dessinateurs Belges d'Ex libris
(1906)


DURANT près de trois siècles, les « étiquettes de livres », comme ont dit joliment et judicieusement des bibliophiles, ont gardé un aspect presque immuable. Des débuts du XVIe siècle, qui le vit surgir en Allemagne, jusqu'à l'aurore du nouveau régime, l'ex libris conserve un caractère héraldique ; le blason du propriétaire en constitue le motif essentiel. Souvent l'armoirie fait tous les frais de la composition ; d'autres fois, pour évoquer les fonctions, le métier ou les préférences particulières du possesseur de la bibliothèque, on agrémente, on entoure ces armoiries d'accessoires parlants. D'après la période, la gravure change de style, et le goût des temps successifs en modifie aussi le détail et l'ensemble. Selon l'Ecole, le dessin de la vignette sera pesant ou gracieux, car la vision d'un artiste germanique sera naturellement plus compacte, plus lourde que celle d'un correct et savoureux artiste flamand ; et celui-ci paraîtra encore massif si l'on compare ses ouvrages aux productions précieuses des maîtres français.

Ce n'est que dans la première moitié du XIXe siècle que la véritable fantaisie s'empare des ex-libris et permet à ceux qui les exécutent de donner libre cours à leur imagination élégante et raffinée. Cette mode s'est développée et a donné naissance à un art d'une originalité et d'un esprit tout modernes, dont les œuvres sont innombrables. En Belgique, où, le public lisant peu et ayant toujours peu lu, les biblio­thèques privées sont rares, l'évolution de l'étiquette livresque a été plus lente qu'ailleurs, tellement que des artistes de l'avant-dernière génération, admira­blement doués pour sacrifier à cet art éminemment mineur, tel Félicien Rops, ne se sont jamais essayés à ce genre délicat. Car on ne peut considérer comme de vrais ex-libris les compositions incisives et prestes, piquantes ou morbides, que le célèbre créateur de l'Attrapade du Musée moderne de Bru­xelles a exécutées pour différents auteurs. Par leurs proportions, par leur agencement même elles sont plutôt des frontispices plus fouillés, plus profonds qu'à l'ordinaire. Nos amateurs de livres eurent l'habitude, au lendemain de la Révolution française, d'adopter une sorte d'ex-libris dont nous connais­sons des exemples d'un travail pittoresque bien que sec et froid. Ce sont presque constamment des coins de bibliothèques, avec des perspectives de rayons surchargés de volumes devant lesquels se profilent une figure de femme ou une figure d'homme Ces figures sont sévères et hiératiques et leur studieux symbole n'est point d'une éloquence bien émotive...

Longtemps, chez nous, on imita ces espèces de vignettes ; aucun artiste n'eût l'idée géniale d'appli­quer dans ce domaine subtil des dons d'invention, des soucis de recherche personnelle. Cependant, pour avoir été tardive, la renaissance de l'ex-libris n'en a pas moins été chez nous brillante et rapide. Elle date d'il y a une vingtaine d'années et, chose curieuse et significative, elle est comme sortie de notre renaissance littéraire. Cet art a évolué en même temps que l'art d'écrire ; à mesure que nos auteurs nationaux publiaient leurs ouvrages, des des­sinateurs belges s'adonnaient de plus en plus exclu­sivement à l'exécution de l'ex-libris ; les représen­tants de la race wallone devaient rapidement prendre la première place dans ce mouvement. C'est en effet à des artistes liégeois que nous sommes redevables des plus beaux ex-libris nouveaux ; ils sont les princes incontestables de ce domaine déli­cieux et séduisant.

Une cause toute matérielle a vivement contribué aussi au développement de la gravure d'ex-libris. En effet, les procédés de reproduction moderne ont permis à beaucoup de gens de doter leur bibliothèque d'estampes charmantes, moyennant une dépense peu élevée. Autrefois, l'exécution à la pointe sèche où à l'eau-forte d'une vignette exigeait des sacrifices d'argent assez considérables. Aujour­d'hui le système de la photogravure met à la portée de toutes les bourses la reproduction facile et l'im­pression rapide de dessins d'ex-libris. Par consé­quent, l'étiquette est entrée maintenant dans les moeurs ; et il est permis d'entrevoir en notre patrie naguère béotienne un temps où le moindre collec­tionneur de livres aura sa marque graphique, réali­sée par un artiste au talent réputé. D'aristocratique, l'ex-libris sera devenu alors un art démocratique et populaire.

Un des artisans initiaux de notre renaissance de l'étiquette livresque fut Amédée Lynen. L'illustra­teur de Thyl Ulenspiegel n'a exécuté que de rarissimes vignettes ; la plus originale est celle que lui demanda, en 1888, maître Georges Schoenfeld. Elle tranche radicalement avec la tradition sempiternelle et son apparition fut sensationnelle dans le monde des collectionneurs. Sa nouveauté est ravissante, sa mise en page capricieuse et inédite. Un homme de loi en robe, coiffé de la toque, debout, dans une pose dégagée, se penche vers l'oreille d'une femme aux épaules nues, la balance en mains, et dont sa parole semble captiver l'attention. C'est la justice prête a accorder ses faveurs au droit... Le noir profond et gras de la toge donne à l'ample vêtement de Thémis, dont elle souligne les plis, une transparence colorée ; tout dans cette eau forte minuscule con­tribue à prêter aux deux personnages une grande intensité de vie.

D'une facture plus simplifiée est l'ex-libris dessiné par Charles Michel — artiste mosan établi à Bru­xelles — pour Mlle Marthe Wittouck. Cette page, dessinée à la plume quinze ans après la vignette de Lynen, à laquelle elle s'apparente un peu, est d'une distinction surprenante. Un motif central et circu­laire réunit sur une eau transparente des théories de cygnes blancs ; deux femmes, aux bustes dévoilés, s'accoudent sur la partie supérieure du motif. Les plis de leurs robes retombent jusqu'au bas du cercle comme choieraient des côtés d'un blason des lam­brequins héraldiques. Des feuillages couronnent l'oeuvrette et, dans la section inférieure, le cadre se continue en deux cous de cygnes immaculés dont les ailes neigeuses en se rejoignant forment un délicat cartouche destiné au texte. Rien n'est plus joli comme symbole de candeur et de pureté virginale que cet ex libris de jeune fille.

Sans rivaliser d'élégance raffinée avec les ouvrages de ce peintre des grâces féminines, les gravures d'Henri Meunier se recommandent aussi par leur finesse. Mais ce qui en fait la qualité principale, c'est le style et l'émotion. Combien est impressionnante, à ce double point de vue, l'ex-libris de Camille Lemonnier, daté de 1903 !

C'est tout l'art fougueux, âpre et violent du chantre du Mâle que synthétise ce chêne puissant, au tronc formidable, aux branches tordues envelop­pées dans des frondaisons copieuses, aux racines crispées comme des doigts fabuleux qui s'enfoncent dans l'humus revêche d'une falaise aux bases battues par les flots en furie. Dans cette atmosphère il y a quelque chose de pathétique, il y a la gravité poétique qui fait la haute valeur des splendides planches de ce jeune maître du burin. Tout attique, dans son cadre grec, est l'ex-libris d'Emile Boisacq, le traducteur des Mimiambes d'Hérondas. La jolie figure, drapée dans une tunique aux longs plis tombants, et qui s'apprête à armer d'une flèche son arc, est comme détachée du flanc d'un cratère... Et son attitude entière, son geste, son « intention », s'accordent avec la claire devise réservée sur le fond noir : Per ardua liber. Plus intime, d'une con­ception fort originale est de ce dessinateur l'ex-libris avec portrait exécuté en 1898 pour l'auteur de la présente étude. Henri Meunier a dessiné plusieurs de ces croquis où, dans un encadrement stylisé, il a inscrit, avec une observation vraiment psychologique, les traits de l'amateur pour qui il travaillait. Voici une autre étiquette qui nous appartient, due à Pierre Abattucci. Le peintre des vieilles demeures patriciennes et bourgeoises a symbolisé notre pro­vince par une jeune paysanne pensive, coiffée du bonnet à brides et qui s'apprête à humer le sauvage parfum d'une fleur des champs ; une saulaie occupe le second plan et tout au bout de l'horizon, sous la volute blanche d'un lourd nuage, la silhouette d'un village brabançon se précise avec la flèche pointue de son clocher. On pourrait reprocher à cet ouvrage une dureté d'exécution qui en alourdit évidemment l'ensemble, mais n'en compromet pas le charme rustique.

D'autres peintres de la capitale ont signé des ex-libris remarquables. Signalons celui de Rodolphe Wytsmann, d'une forme un peu sommaire, d'un agencement assez invraisemblable, puisqu'on y remarque un hibou juché sur un livre vétuste à l'ombre d'un sapin... Avec ses grands yeux ouverts cet oiseau évoque le corbeau d'Edgar Poe ; lui aussi, en nous regardant avec obstination, semble nous dire : Neveu more. . D'une allégorie moins sombre, bien que ayant un champ tout noir, est l'ex-libris dont se sert M. Kryn, propriétaire de la Vlaamsclte Boekkandel. En buste, nous voyons un correcteur en costume du XVIe siècle, qui, la plume d'oie à la main, tourne vers nous son visage émacié et austère. Ce joli morceau est dû à Herman Teirlinck, le jeune romancier flamand, auteur de couvertures de livres d'un modernisme décoratif tout à fait transcendant. Dans un même ordre d'idées rentre l'ex-libris qu'a dessiné, pour lui-même, le directeur de la Revue Graphique, Xavier Havermans. Devant une presse horizontale, dans une imprimerie ancienne, où la lumière pénètre par de petites vitres mises en plomb, deux artisans examinent une épreuve. L'auteur n'a pu se garder totalement de donner à ses deux personnages renaissance une allure théâtrale incompatible avec leur action. G. Poelmans et J. Bouré ont dessiné pour le même éditeur une vignette figurant l'imprimerie ; la femme qui tire aux bras de la roue de bois est visi­blement de la famille des héroïnes de Grasset...

Voici une série d'ex-libris exclusivement ornemen­taux, de Louis Titz. L'excellent illustrateur y a prodigué la fantaisie dont il empreint toutes ses productions si originales. Il en est dont seul le texte, soumis à une disposition, à une « écriture » capricieuses, constitue l'élément. En d'autres, l'ar­tiste a développé de simples arabesques, des courbes grasses ou légères, des enchevêtrements fantasques, des fleurs d'une stylisation réussie et expressive. Dans l'ex-libris des établissements Mal-vaux un soleil projette sur le champ un rayonnement fulgurant. C'est Hélios, dont l'éclatante lumière évoque la magie des procédés nouveaux de repro­duction graphique... Certaines de ces petites planches ont été photogravées pour MM. Henry Hellemans, de Bruxelles, et Otto Reiner, de Stras­bourg, et pour Mlle Maud Thompson, de New York. La plus curieuse est celle de M. Geo Rainette, vrai jeu de mots illustré, sorte de rébus, car elle com­prend pour unique motif un petit batracien repré­senté de dos et dont le corps vert et les membranes blanches se découpent sur un fond grenat En igoo, le distingué professeur à l'École des Arts Décoratifs de Bruxelles a fait pour la bibliothèque du Photo-Club de Bernay (Eure), un ex-libris d'une simplicité extrêmement parlante. Nous y voyons un nuage qui passe devant un astre entre les rayons desquels, discrètement, brillent des étoiles...

L'architecte Willaert exclut également la figure humaine de ses ex-libris ; l'agencement de ceux-ci est d'une réalisation fort pittoresque. Nous aimons surtout pour leur dessin correct et ferme et pour la signification aisée de la composition, les oeuvres appartenant au docteur G. Bruinsma et à M. Ferdi­nand Van de Wattyne. Au centre du premier l'ar­tiste a disposé en un amusant désordre, un crâne, des fioles, un microscope, des traités scientifiques, une trousse de médecin, tout l'appareil suggestif et professionnel du praticien, petit tableau d'intérieur interprété par un bâtisseur qui a un oeil de peintre... Le second est un exquis triptyque, ayant pour devise : Swygh en Doet. Les trois panneaux inter­prètent cette devise flamande : le central montre un moulin à vent dont les ailes tournent dans le silence du crépuscule ; les deux latéraux représentent des livres et des parchemins, mêlés à un écritoire et à une lampe. Willaert se souvient de son métier en don­nant à ses estampes un cadre architectonique bien équilibré et symétriquement construit. Il y a aussi de la symétrie, mais moins rigoureuse dans les ex-libris de Fernand Khnoppf, exécutés du bout d'un crayon si subtil, si pénétrant, dans une atmos­phère vaporeuse et vaguement mystique. Mais pourquoi ce fier artiste coupe-t-il presque toujours le front de ses figurines par le cadre de l'étiquette ? On est donc autorisé à adresser au dessinateur de vignettes la même critique qui fut souvent formulée au sujet du peintre. Celui-ci n'a cependant pas besoin de cette signature pour distinguer ses ouvrages toujours remarquables et infiniment sentis.

Après avoir cité les noms d'Isidore de Rudder, de Privat-Livemont, de Ferdinand Georges Lemmers, nous aurons épuisé la liste des illustrateurs brabançons qui consacrent une partie de leurs efforts au développement de l'art de l'estampe livresque. Signalons encore les productions du Gan­tois Doudelet, dont les dessins ont quelque chose de la franchise savoureuse et puissante des vieilles gravures sur bois, et examinons les travaux des deux plus brillants maîtres du genre, les Liégeois Auguste Donnay et Armand Rassenfosse. Bien que leurs talents, par l'identité de la race, aient des points de contract évidents, ces artistes ont une orientation bien personnelle ; ils l'appliquent dans des compositions belles par leur simplicité de conception et belles par leur pureté de ligne. Ce qui préoccupe avant tout Auguste Donnay, c'est la forme extérieure, c'est la silhouette. Exceptionnelle­ment il emploiera le procédé du clair obscur; et encore sera-ce dans les arrière-plans, pour préciser davantage le contour de ses figures, dont il s'abs­tiendra d'alourdir les chairs par aucune ombre. Ce système se reconnaît principalement dans les deux petites estampes gravées à l'eau-forte pour sa parente, Mlle Louise Donnay. Le fond de l'un et de l'autre représente un paysage synthétique. Ici ce sont des troncs d'arbres surgissant d'un tapis de hautes herbes et se dressant devant le ruban massif d'une futaie lointaine ; là ce sont des arbres penchés au bord d'un étang sur l'eau duquel éclosent des nénufars. Au premier plan on voit, dans celle-ci, une figure de femme sculpturale, dont les chairs dures, vues jusqu'à mi-corps, rappellent la plas­tique splendeur de la Vénus de Milo. Cette figure est dessinée d'une pointe habile et nerveuse et elle, se marie placidement avec l'embiance reposée de cette nature attirante. Dans la deuxième vignette, c'est un buste de jeune fille qui, le menton dans la main, accorde sa pensée avec toute la poésie que dégage le site où elle se complaît.

Les autres ex-libris de Donnay sont conçus de façon aussi élémentaire que magistrale ; rien qu'un trait, mais tracé avec une certitude audacieuse. Il en est une, celle d'un tailleur de limes, qui a la précision observée des lettrines composant le fameux Alphabet de William Nicholson. Il faut admirer l'arrangement heureux, l'allégorie compré­hensible et nette des ex-libris de Richard et de Jetta de Winiwarter ; de l'imprimeur Henri Poncelet, estampe inédite jusqu'à ce jour, où un artisan est posé devant sa presse à bras ; d'une brodeuse que nous ignorons et dont la main patiente enfonce dans le canevas serré l'aiguille docile guidant la soie colorée. La perle des ex-libris d'Auguste Donnay est sans contredit celui qu'il dessina autrefois pour M. Gustave Francotte, alors que l'honorable ministre de l'Industrie et du Travail appartenait au barreau liégeois. Marchant d'une allure rythmique et lente une femme passe, dans l'ampleur de sa tunique élargissant ses plis légers ; ses doigts caressent gravement les cordes d'une lyre. Est-ce Thémis éprise d'harmonie ? Est-ce quelqu'autre divinité de l'Olympe ? Toujours est-il que la petite planche est charmante. D'ailleurs, toute l'originalité de ce maître, est d'imprégner ses minuscules figures de réflexion et de tendresse, voire de musique ; et ces sentiments sont, eux aussi, simples comme est simple la ligne elle-même délimitant les êtres qu'ils animent.

La beauté de ces ouvrages est dépassée toutefois par les productions d'Armand Rassenfosse. N'y a-t-il point dans son ex-libris d'Alexandre von Winiwarter l'âpreté macabre qui distingue telles gravures de Dürer et de Satler ? Regardez combien est sardonique et effarante la physionomie de la Mort squeletteuse qui, d'un geste sournois, fauche la vie d'une jeune fille. Le corps las s'affaisse dans une attitude dont la vérité impressionne et frappe. C'est un petit drame symbolique, d'une philosophie éloquente. Il joue auprès de l'amateur dont il orne les volumes, le rôle que les bas-reliefs mytholo­giques et épiques jouaient chez les Romains de l'Empire. Il l'accoutume à songer que l'existence s'achève promptement et que la fin est fatale. Quelle heureuse antithèse constitue à côté de cette gravure l'ex-libris, si humoristiquement expressif dans ses accessoires, où paraît, debout, une femme nue. Quelle grâce solide dans ce corps, quelles propor­tions mélodieuses, quelle sveltesse nerveuse, quelle fermeté dans la cambrure et quelle force élégante dans les attaches fines ! Parmi un décor scientifique, et médical, elle synthétise orgueilleusement la Santé. Et cette santé, c'est sous les dehors séduisants, d'une piquante Wallone que nous la contemplons, splendide évocation de la race mosane.

Cette femme de sa contrée, Armand Rassenfosse en tirera des interprétations diverses. On retrouve ses qualités d'observation et de metteur en page, dans l'ex-libris gravé à l'eau-forte pour Mlle Dora Nyst et où une hamadryade potelée et pensive est assise à l'ombre d'un haut bouquet d'arbres. Mais c'est dans sa propre vignette que Rassenfosse atteint à une maîtrise altière ; fidèle à son principe presque immuable, l'artiste n'utilise qu'une seule figure, celle d'une jeune femme dévêtue qui lit un livre, assise sur le dos d'un énorme volume. Le pied droit s'appuie sur la reliure, tandis que le pied gauche se pose sur le sol. La tête est de profil ; son expression est d'une intimité captivante, que les paupières baissées rendent un peu mystérieuse... De dessous une coiffure gracieuse, les cheveux s'écroulent en ondulant. Le dessin est d'une pureté impeccable; l'attitude est d'un naturel vécu ; le modelé de la chair est étudié avec un tel souci d'exactitude que tout ce petit corps vibre et fris­sonne. La poitrine surtout et le bras gauche sont « construits » comme on a rarement construit des figures dans des ouvrages de vastes proportions. C'est suave et c'est captivant; on ne se lasse pas de regarder ce visage haut de cinq millimètres et dont le sourire contenu et comme intérieur révèle un plaisir si sain et si sincère qu'il nous vient le désir de pouvoir communier avec cette pensée de femme au front reposé, au masque attrayant... Cet ex-libris est un absolu chef-d'œuvre. Il faudrait chercher longtemps pour lui découvrir un rival. C'est, selon nous, le plus remarquable qu'ait produit notre renaissance de l'estampe livresque. Nous connais­sons encore d'Armand Rassenfosse deux autres ex-libris, d'un dessin moins subtil, moins parfait, mais où il prodigue plus largement ses dons de coloriste. Ce sont les vignettes exécutées au vernis mou pour Mme Marie Rassenfosse et pour M. E Ro­drigues ; celui-ci représente le buste d'un liseur coiffé d'un feutre pittoresquement déformé, celui-là une jeune femme qui s'apprête à allaiter son enfant. Dans ce dernier la mère semble s'apparenter aux Vierges de Raphaël par la douceur confiante du regard, par la grâce pudique de l'attitude.

L'exemple de tous ces artistes est salutaire. Il démontre à l'évidence que nos dessinateurs sont admirablement doués pour pratiquer un art où nous n'avons jamais brillé autrefois ; sur ce terrain là nous ne devons point craindre d'être battus par des graveurs étrangers. Chose plus remarquable, non seulement ces dessinateurs wallons et flamands dont nous avons parlé ont de l'imagination et de la fantaisie, mais ils possèdent aussi une technique personnelle. En partie grâce à elle, ils ont réalisé des oeuvres où se reconnaissent, où se retrouvent les caractères fondamentaux qui constituent les arts différents particuliers aux deux races dont est com­posé notre pays.

SANDER PIERRON.




(Texte non relu après saisie, 25.II.10)

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