Sander Pierron
(1872-1945)

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Le Livre d'art en Belgique
(1920)



LE livre d'art ? Il est deux façons de l'entendre : le livre consacré à un sujet artistique, le livre publié sous une forme artistique. Le premier type n'est pas toujours beau, et s'il est inspiré par l'étude de quelque question d'esthétique, il est d'ordinaire présenté de façon banale, dans une typographie banale et orné de figures obtenues par des procédés mécaniques. Nous ne nous en occuperons pas. Le second type retiendra seul notre attention : il comprend surtout les œuvres d'imagination de nos littérateurs nationaux : poètes, conteurs, romanciers, essayistes, illustrées de gravures originales ou de fac-similés de dessins dus au crayon ou à la plume d'artistes de leur race. Et encore dans cet ensemble ne passerons-¬nous en revue que les ouvrages les plus admirables publiés en langue française. Il est assez curieux de constater que la renaissance du livre d'art en Belgique coïncide avec la renaissance des belles lettres. Et ce double risurgimento remonte à un demi-siècle. Autre circonstance importante et qui donne son précieux caractère à cet événement : la gravure à l'eau-forte et à la pointe remise à la mode par des maîtres de premier ordre, par l'apport de planches tout à fait originales, accorde au livre une valeur personnelle qu'il perdra au fur et à mesure que se développeront, que se populariseront les moyens de reproduction dérivés de la photographie. Sans se faire vulgaire, le livre deviendra alors un peu moins original et beaucoup moins vivant.

Le premier beau livre qui parut chez nous est précisément le premier chef-d'œuvre de notre littérature nationale, ce que l'on considère comme une sorte de bible du génie flamand : La Légende d'Ulenspiegel de Charles De Coster. Il fut publié en 1867 à Bruxelles par les éditeurs A. Lacroix, Verboeckhoven & C'e. Son aspect général n'a cependant rien de particulièrement remarquable, puisque sa typographie ne sort pas de la banalité. Ce qui fait son prix, ce sont les quatorze eaux-fortes dont l'embellirent dix artistes alors plus ou moins notoires ; quelques-uns deviendraient fameux dans la suite et leurs noms évoquent aujourd'hui toute la variété de vision et d'émotion de notre école réaliste commençante : Félicien Rops, Charles De Groux, Eugène Smits, Louis Artan, Camille Van Camp, P.-J. Claeys, Joseph Duwée, Henri Schaefels, Edouard de Schampheleer, Adolphe Dillens. Deux ans après, en 1869, l'éditeur Lacroix donna une seconde édition du livre : aux quatorze planches originelles, il en ajouta seize autres, dues à des maîtres non moins talentueux : Léon Becker, Gustave Biot, Hippolyte Boulenger, Auguste Danse, Théodore Fourmois, L. Jaugey, Paul Lauters, Guillaume Van der Hecht, Paul Van der Vin et Alfred Hubert. Celui-ci composa aussi pour l'ouvrage un frontispice où, autour d'un cartel déchiré que tient Ulenspiegel et à travers lequel le héros facétieux passe la tête ébouriffée, se développent en trois registres superposés quelques-unes des scènes les plus sentimentales ou les plus pittoresques du récit immortel.

Ce qui frappe d'abord dans cette œuvre, c'est sa cohésion, c'est le mariage intime du texte et de l'image, c'est la compréhension profonde que les illustrateurs ont eu de l'écriture, de l'esprit de l'écriture qu'ils désiraient embellir de leurs compositions. Compositions est un mot peu juste en l'occurrence, car en ces dessins la part de subjectivité est relative : les artistes ont rendu les scènes qu'ils choisissaient en s'inspirant de la vérité et de la nature, tout en essayant de leur donner une atmosphère ancienne. Et c'est ainsi qu'à travers une série de planches originales, nous admirons la vie de gens de nos provinces, le pittoresque de paysages de nos provinces, vus, observés, voire transposés par des hommes sensibles à leur caractère et à leur émotion. Et même à leurs personnages imaginaires, ils ont prêté la vie des êtres de leurs temps, puisque, en une race, la vie de l'âme et du cœur est de tous les temps, l'abstraction morale et physique n'étant de nulle part et d'aucun temps... Que de vérité, que de personnalité dans le « Bon Buveur » et dans le « Seigneur de Lumey » de Rops, dans le « Lamme Goedzak » de J. Duwée, dans le « Gardien de saisie » d'Hippolyte Boulenger; que de pathétique contenu dans le « Philippe II, brûleur d'hérétiques », d'Eugène Smits; que de charme doux ou triste dans la « Gilline » de Louis Jaugey et la « Soetkin » de Boulenger. Que d'humour dans le « Claes et Ulenspiegel » d'Alfred Hubert; que de précision, que de sentiment naturiste dans la marine de P.-J. Claeys et dans les paysages de Louis Artan, Van der Hecht, Boulenger et Fourmois ! Et surtout quels accents tragiques, quelle émotion interne ne contiennent pas les morbides compositions où Félicien Rops montre la pendaison au battant de la cloche Roelandt du Gantois qui avait sonné l'alarme, où Charles De Groux montre Ulenspiegel, enfant, au logis de ses pauvres parents regardant l'oiseau encagé. Tous les sentiments du livre sont transposés dans les eaux-fortes par des artistes qui ont compris, parce que aimé l'écrivain, qui ont vécu à ses côtés ; toutes les nuances de son verbe ont été respectées et mises en valeur par des peintres dont le cceur battait à l'unisson du sien, qui partageaient son credo. Ce fut là une collaboration étroite, magnifique ; une intelligence collective s'affirma solidaire d'une intelligence individuelle. Et c'est là, sans doute, un exemple unique chez nous dans l'histoire du livre.

Plusieurs éditions illustrées du chef-d’œuvre de De Coster parurent dans la suite en Belgique. Mais elles sont toutes inférieures à celle-là. Il en est une, flamande, traduction R. Delbecq-Johan, illustrée de quarante-deux dessins de J. Goudry, reproduits par la photogravure, qui n'offre qu'une valeur d'art très secondaire, Ces dessins sont à la fois pleins de fantaisie et dépourvus de caractère ; leur défaut capital, peut-être, est de manquer de force évocatrice. C'est de la stricte illustration ; les gens et le décor sont tracés d'un trait assez flou par un homme qui a de la science, mais peu d'invention et pas de sensibilité.

La Légende d'Ulenspiegel n'est pas le seul de ses ouvrages que Charles De Coster eût demandé aux artistes de son temps de vouloir illustrer. Il en est un autre, très marquant dans sa carrière, qu'il donna en 1861 chez la veuve Parent et fils, à Bruxelles : Légendes flamandes, livre édité sans luxe, presque sans aucun goût. Mais il est enrichi de huit eaux-fortes. Ce sont notamment des scènes avec personnages dues à Ch. De Groux et Adolphe Dillens, et des paysages dus à François Roffiaen et Edouard de Schampheleer. Quel magnifique, rubénien décor celui-ci a donné, par exemple, aux trois pucelles : Blanche, Claire et Candide, chevauchant leurs haquenées dans un pays valloneux et sauvage. Et quel admirable épisode dans la neige a gravé ce mystérieux artiste qui signait Otto van Thoren, pour le chapitre XXIX de Sire Halervyn, où damoiselle Magtelt à cheval rencontre au cœur de la forêt enneigée, à l'entrée d'une clairière, le méchant seigneur accompagné de son chien, rencontre si puissamment suggérée en son réalisme assez romantique.

La même année 1861, à quelques mois de là, parut chez Michel Levy et à l'Office de Publicité, de Charles De Coster un autre livre appelé à devenir fameux : Les Contes brabançons. C'est un in-octavo d'impression courante, et s'il est orné de huit planches, celles-ci n'ont nullement la valeur de celles des livres précédents. Les illustrations ne sont pas originales, quoique conçues par les mêmes maîtres Charles De Groux, Otto van Thoren, Edmond de Schampheleer, J. Duwée, Félicien Rops et Camille Van Camp. Mais leurs dessins furent gravés sur bois par William Brown ; Rops et van Thoren donnèrent chacun le modèle de deux ouvrages, les autres chacun un. Pourtant il est difficile de reconnaître la personnalité, ailleurs si évidente, de ces différents maîtres à travers les prudentes, froides et banales xylographies de ce tailleur de formes médiocre et mécanique. Nul trait propre, nul accent principal ne transparaissent dans ces traductions, et on dirait que ces huit compositions ont été conçues par un seul homme sans grandeur de vision, sans sentiment, comme elles furent taillées dans le bois par un interprète inintelligent et irrespectueux : artistes trahis par un artisan, ou plutôt par un ouvrier : traduttore, traditore... Il n'y a à retenir là-dedans que l'Ami inconnu de J. Duwée, parce qu'il est parent des personnages de Daumier...

Le large concours de son prestigieux outil que Félicien Rops avait accordé au plus coloriste de nos romanciers, il l'accorda bientôt au plus voluptueux de nos poètes, dont la sensibilité d'ailleurs était si apparentée à la sienne. Cette collaboration débute modestement : en 1876, Félicien Rops grave à l'eau-forte un joli frontispice pour les Vingt-quatre coups de Sonnet de Théodore Hannon : un amour tire à une cloche d'où sortent, en guise de sons, et en s'éparpillant, des feuilles de papier où sont écrits des sonnets qu'un autre amour, étendu sur le sol, lit, au fur et à mesure qu'elles lui arrivent. Mais en 1881, l'infatigable et attentif Félicien Rops, l'ami des pionniers de notre littérature belge d'expression française, grava pour les Rimes de Joie de Théo Hannon, outre un frontispice d'une fantaisie ravissante et où une piquante, provocante femme nue taille sa plume d'oie au milieu d'un groupe d'amours et de jeunes faunes emplissant le logis de cette exquise folle, trois planches d'une grande morbidesse, d'un accent moral extraordinaire, d'un art élevé et nouveau : la Buveuse de phosphore, le Tableau de genre, la Fourrure, nu de femme debout dont la plastique nerveuse, puissante et vibrante résume tout l'art de ce maître passionné.

D'une valeur secondaire sont, par contre, les cinq petites eaux-fortes que Henri Houben grava, en 1879, pour les Pittoresques de Georges Eekhoud ; jolies compositions, agréablement mises en page, et qui, si elles n'ont pas le réalisme déjà évident et coloré particularisant les vers du futur romancier de Kees Doorik, offrent cependant le reflet d'un frais et franc naturisme. Ainsi, le paysage du Garde forestier et d'Une vierge folle est d'un charme agreste ou sylvestre bien en rapport avec le titre du recueil. Et la facture, pour précise et méticuleuse qu'elle soit, n'en est pas moins ferme et libre.

Dans le même temps d'autres de nos peintres illustres prennent l'outil de l'aquafortiste pour participer à l'illustration du livre. Leur apport est souvent modeste, mais précieux. Ainsi en est-il pour Théo Van Rysselberghe, ami intime, frère esthétique, compagnon fidèle d'Emile Verhaeren, dont il peignit tant de portraits. Dès ses débuts, il est à ses côtés : en 1884, pour les Contes de Minuit, parus dans la collection de « La Jeune Belgique », il grave une composition pour le Conte gras ; on y voit le héros, Ernest Vinckx, assis, méditatif, dans son appartement meublé de choses anciennes, décoré de tableaux dont les femmes nues s'animent au-dessus de la cheminée où elles commencent à danser leur ronde panthéiste. Art aux formes robustes, qui permet de pénétrer l'éducation toute classique, noblement, sainement classique de celui qui, en peinture, devait adopter une manière si particulière.

L'exemple de Félicien Rops fut contagieux avant Van Rysselberghe, Charles Hermans avait gravé, en 1883, une eau-forte pour la plaquette d'Octave Maus : Aux Ambassadeurs : un viveur soupant avec deux femmes ; composition tracée avec esprit, avec verve, en traits sobres et expressifs.

Tout aussi artiste est l'édition de l'Hiver Mondain de Georges Rodenbach, édité par Henry Kistemaeckers en 1884. Livre soigné, comme typographie et comme illustrations : il y en a deux, deux croquis à l'eau-forte dus à Jan Van Beers, l'un pour le poème des Fêtes galantes montrant un élégant seigneur se mirant dans une haute glace, l'autre pour le Ballet, représentant une gracieuse danseuse moderne qui pirouette avec souplesse ; ceci est un des plus jolis dessins qu'ait signés cet artiste qui avait si magistralement débuté comme peintre, mais connut un si médiocre destin.

Dans le même temps débute dans l'ornementation du livre, très timidement, un artiste qui, quelques années plus tard, deviendrait si pas le meilleur, tout au moins le plus fécond de nos illustrateurs : Amédée Lynen. En 1885, pour le rare petit bouquin : Toques et Robes d'Arthur James, il dessine des culs-de-lampe assez insignifiants et grave un très fin et très expressif frontispice. Celui-ci nous montre dans une scène qui ne manque pas de causticité, des juges à leur siège, avec le président, coiffé de sa toque, qui lit un jugement. Dans ce temps-là, des graveurs fameux, les plus réputés de notre pays, Auguste Danse et Louis Lenain, notamment, tracent au burin de splendides portraits d'auteurs pour maints livres belges, où ne figurent point d'autres images.

Durant le tiers de siècle où œuvrent tous ces artistes, la Belgique connaît sa grande époque de décoration livresque. Non pas uniquement parce que ceux qui s'y adonnent avec tant de conviction que de talent sont des maîtres incontestés, les plus célèbres maîtres de notre école de peinture, mais parce qu'ils exécutent eux-mêmes sur cuivre les scènes qu'ils composent ; leurs estampes sont de vraies créations, tout est de leur main et de leur invention ; ils ne recourent pas à des intermédiaires. Plus tard, les procédés mécaniques remplaceront rapidement les moyens directs qu'ils avaient adoptés et où demeure vibrante toute leur inspiration. Il est vrai qu'alors la typographie ayant fait des progrès, l'aspect du livre acquerra plus de richesse et atteindra parfois une vraie magnificence.

Cependant, dans la suite, il arrivera encore à nos artistes de faire des estampes originales pour les poèmes, par exemple, de leurs illustres compatriotes. Pourtant, ces livres, belges par la nationalité et de l'écrivain et de l'illustrateur, sont imprimés et édités à l'étranger. Et voici, de ce fait assez anormal, les deux exemples les plus récents et les plus considérables. L'année qui précéda la guerre, Théo Hannon publia à Paris, chez Louis Dorbon aîné, la Toison de Phryné, embellie de douze eaux-fortes originales d'Henri Thomas, dont deux en couleurs. Ouvrage impressionnant, tiré à cent vingt-cinq exemplaires sur japon et sur hollande, texte en noir avec lettrines en rouge. Tout l'art de l'intuitif chantre de la moderne courtisane est dans cette douzaine d'estampes, études incisives de la beauté singulière et trouble plutôt que troublante de l'amoureuse professionnelle, au corps alangui, lasse et fatiguée, aux chairs usées et brûlées par les jeux et les caresses, aux regards pervers, tristes et sataniques, et dont les charmes grisants et âpres sont, sans mystère, mis en valeur par toutes les ressources de la coquetterie savante et des gestes provocants et voulus. Belles aventurières, pitoyables bêtes de sérails occidentaux, chez qui vraiment « la chair a terrassé l'âme » et pour qui le vice est un maître et un esclave. Images de volupté maladive, corrosive et incendiaire, êtres sans pudeur, sinon sans sensibilité, prometteuses de baisers meurtrissants et décevants dont Thomas n'a pas seulement traduit la plastique sinueuse et insinuante, serpentine et déhanchée, mais aussi évoqué un peu le cœur parfois triste, triste à la manière de ces félins encagés qui songent à la liberté... Et là, dans l'œuvre gravée du peintre, il y a une intention morale, une nuance humaine que l'art écrit, trop sensuel et châtié du poète ne connaît point, car les héroïnes de Thomas sont moins désirables que les héroïnes de Hannon, et, moins que celles-ci, les siennes inspirent le désir. N'est-il pas vrai que de leur perversité émane comme un danger, une menace et une inquiétude? Ces femmes de Thomas appellent en même temps qu'elles éloignent. Et, en cela, Thomas est le fils de Félicien Rops, les modèles du peintre d'aujourd'hui sont les filles des modèles du peintre d'hier et chacune de ces femmes est de son temps, c'est-à-dire très vivante. Jamais Thomas n'a mieux exprimé ces nuances que dans la théâtreuse Fardée, et dans la femme debout du Menu d'amour, écartant son peignoir sur un corps frémissant comme un marbre de Rodin ; image ensorceleuse comme une page de Barbey...

C'est en Allemagne, à Leipzig, qu'a paru, également en 1913, la plus somptueuse des éditions d'Emile Verhaeren ; c'est une réédition des Villages illusoires, ornée de quinze eaux-fortes d'Henry Ramah. Œuvre splendide, émouvante au possible, où l'art incisif, morbide, pénétrant du graveur, se marie avec l'écriture vigoureusement cadencée, parfois violente, toujours colorée et passionnée du poète. Compositions véhémentes, personnages et choses aux formes un peu forcées, voire exaspérées dans des paysages dramatisés, aux lignes torturées, aux silhouettes apparues dans des lumières étranges et effrayantes, où les éléments déchaînés bousculent, secouent la terre et épouvantent tout ce qui y demeure. Images fantastiques d'un monde réel, positif et intérieur, que la vision du poète a dramatisé à l'excès dans l'emportement d'un génie créateur mis au service d'une émotion exacerbée. Nous ne connaissons pas dans l'illustration du livre moderne, personnages plus grands de style naturiste et plus parlants dans leur signification allégorique que le Menuisier et le Forgeron ; nous ne connaissons point de vues de nature pittoresque plus étonnantes, plus pathétiques, plus hallucinantes en leur splendeur physique et morale que le Silence et le Vent. Lignes comme mordantes, noirs profonds à côté desquels les blancs ont toujours des intensités, des scintillements d'éclairs.

Eugène Laermans a gravé pour notre roman Les Rides de l'Eau, paru en 1914, quelques semaines avant la déclaration de guerre, sept croquis à l'eau-forte. Ils sont d'autant plus intéressants à signaler que le célèbre artiste n'a jamais illustré d'autres livres. Cette suite de gravures : personnages principaux du roman et quelques-unes de ses scènes les plus animées, est un abrégé de l'art rude et émouvant, si intense de naturisme, du chantre des paysans brabançons. Toute la vérité pittoresque que nous avons essayé de mettre dans nos pages, tout le charme grave et mélancolique d'un pays que nous aimons parce que nous y sommes nés et que nous y avons souffert, tout cela se reflète dans l'œuvre de l'aquafortiste bien plus intensément que dans nos modestes écrits. C'est un honneur insigne et une aubaine rare pour un écrivain de rencontrer un illustrateur qui non seulement est issu du même coin de sol que lui, mais sait traduire son pays avec une intensité poétique ou tragique que l'autre ambitionnera en vain d'atteindre.

Que d'accent de vie, que de mouvement, que de caractère, que d'ambiance suggestive, que de franche rusticité en un mot, et encore que de gravité morale, que de vigueur plastique dans les types farouches et inoubliables de la Touvraise et de Cholle, dans ces scènes où le maître nous montre : le transport du corps de Papa Caillou qu'on vient de dépendre ; les rustres entourant, dans un cabaret, le peintre Demane, qui leur montre une esquisse brossée tantôt dans le village ; des drilles enivrés marchant bras dessus bras dessous le long d'un chemin vespéral ; des gamins conduits à la maraude par Cholle le bon rustre, et cette troublante et sobre scène des funérailles du peintre Baltus.

C'est le résumé plein de grandeur de la nature brabançonne à travers plusieurs sites tracés en quelques traits ; c'est le résumé de la plastique glébéienne à travers quelques ruraux simplement silhouettés mais d'un relief si puissant ; c'est toute l'âme d'une contrée qui palpite dans ses arbres, son ciel, ses eaux, ses champs, ses pierres... Tout le parfum de la terre émane de ces petites planches, tout le sentiment farouche de ses habitants y habite... L'illustrateur est allé bien plus loin que l'écrivain ; le premier a atteint le but dont le second est demeuré très éloigné...

Dans le temps où couvraient en faveur du perfectionnement du livre d'art cette brillante phalange d'aquafortistes, quelques artistes essayaient de mettre la lithographie au service de la décoration du livre ; mais la lithographie, qui est un procédé de reproduction aussi excellent que la gravure, n'a point connu dans le domaine livresque la fortune de cette dernière. Et les vrais beaux livres où sont insérées des planches lithographiées sont demeurés très rares. Ainsi, quelle chose médiocre que l'ornementation des Baisers de Thalie, le recueil de comédies de A. Le Bourguignon, paru en 1875, à Bruxelles, à l'Office de Publicité ! A. Belloguet en est l'auteur ; comme frontispice, une composition dessinée sur pierre à la plume et qui montre, pris dans des arabesques de style Louis XV, des amours-acteurs, les uns nus, l'autre habillé. Comme hors-texte, quinze croquis dessinés au crayon, tirés sur fond chamois, interprétant les scènes principales des cinq pièces. Images fades, floues, sans caractère, qui paraissent destinées à des journaux de mode et qui prouvent que le plus admirable des moyens, dans les mains d'un homme sans talent, conduit à un résultat tout à fait négatif.

Cinq années auparavant, en 1870, une tentative plus heureuse avait été faite. C'est alors que Camille Lemonnier publia chez P.-J.-D. Desomer ses Croquis d'Automne, avec deux lithographies d'un artiste qui devait conquérir une place brillante dans notre école de paysage moderne et contribuer largement à son évolution luministe : Eugène Verdyen ; œuvre exceptionnelle en ce temps où les mauvaises gravures sur bois faillirent tuer l'art de l'illustration du livre. Une des lithographies est intitulée : En Chasse. Page où l'on voit, dans un site agreste romantique, devant un château à tourelles, un énorme noyer où se balancent des pendus et au pied duquel passent, en une mêlée épouvantable, des chevaux et des chiens allant vers l'abîme ; au premier plan des cadavres : bêtes et hommes. Pareil romantisme étonne chez un maître qui se distinguerait par son modernisme si naturiste ; et ce naturisme s'atteste d'ailleurs dans sa seconde planche Marais, où il y a tant de fraîcheur d'ambiance, tant de vérité dans les formes, tant de poésie dans l'ensemble.

A l'opposé de cet art réaliste est l'art ésotérique et abstrait d'Odilon Redon, qui fut parfois le collaborateur de nos littérateurs nationaux. Ainsi, les cahiers de poèmes d'Ivan Gilkin ; Damnation de l'artiste, Ténèbres, Satan, ont été illustrés par le maître français de frontispices lithographiés ; celui du second volume, imprimé en 1892, est une femme nue ayant des ailes de chauve-souris ; elle porte un chaudron et est debout sur la sphère terrestre qu'enveloppe un ciel de crépuscule.

Vers la même époque Amédée Lynen signait douze lithographies en noir, au crayon, pour Une messe de minuit, de Théo Hannon, ornée aussi par cet artiste d'une couverture en noir et or de caractère allégorique. Cette illustration est une sorte de gageure. L'éditeur le dit dans son avertissement au lecteur : En publiant cette série de douze planches macabres, l'intention des auteurs a été « une raillerie aimable du romantisme défunt en face du naturalisme présent. » Douze planches fantastiques, à intention hoffmannesque, où le dessinateur a fait appel à l'inspiration funèbre. Elles n'ont pas de pathétique, elles n'effraient pas ; c'est la satire de l'épouvantable, et cela en devient amusant et drôle. La plus impressionnante de ces planches est d'ailleurs la moins fantaisiste, celle du deuxième poème où l'on voit un squelette suspendu à la branche maîtresse d'un arbre défeuillé sur lequel, dans le cercle clair de la lune, sont perchés trois corbeaux.

En 1894 parut chez Lamertin, à Bruxelles, un grand album tiré à septante exemplaires, intitulé : Villes mortes, Bruges. Le texte, - une noble préface : Hommage à Bruges, - est d'Emile Verhaeren, les onze lithographies sont d'Alexan¬dre Hannotiau. Suite de planches superbes, d'un artiste sensible, à la fois respectueux de la vérité des choses et désireux d'en exprimer l'âme : vieux édifices et vieilles sculptures, vieilles chambres et vieilles gens, vieilles eaux et vieux quais, vieilles cours et vieux arbres, directement crayonnés sur pierre avec ferveur, et qui sont parmi les traductions les plus émues, les plus tendres, les plus réelles aussi que l'antique cité ait inspirées. Œuvre trop peu connue et qui suffirait pour assurer la réputation d'un artiste, artiste nourri de la tradition des anciens, artiste intensément de sa race par sa sincérité d'observation comme par son penchant à la poésie, par toute la largeur de son esprit nostalgique. Que de beaux motifs, et que de justesse dans les matières ! Cela est si profondément inscrit dans : Notre-Dame, Calvaire, le Marché du mercredi, la Chambre du carillonneur. Et, au point de vue technique, que de superbes noirs moelleux, que de délicates demi-teintes, que de vifs accents soulignant les valeurs harmonisées.

Tous ces illustrateurs, en véritables disciples et continuateurs des François Stroobant et des Paul Lauters, dessinaient directement leurs lithographies sur pierre; ils connaissaient du procédé toutes les ressources et en tiraient tous les magnifiques effets qu'il peut donner. Aujourd'hui nous avons encore des lithographes, mais il en est parmi eux qui n'ont jamais vu un « caillou », comme on dit en argot du métier. Ils dessinent sur papier et l'imprimeur se charge de transporter leur ouvrage sur pierre. Quelques-uns ont soin de les retoucher avant le tirage. Certes, on obtient ainsi des résultats remarquables, mais ils ne rivalisent pas avec ceux que donne l'exécution directe.

Ces deux modes d'illustration très artiste : gravure sur cuivre et dessin sur pierre, semblent tomber de plus en plus en désuétude, pour trois raisons principales. D'abord, ils sont assez compliqués, ils coûtent plus ou moins cher et ils demandent beaucoup de préparation et beaucoup de temps. C'est ce qui explique à la fois leur abandon et la vogue grandissante des moyens de reproduction mécanique: photogravure et héliogravure. Pour l'éditeur, la dépense d'argent est maintenant moins considérable, pour l'artiste est moins considérable la dépense de temps. Et, en cette époque positive et pratique, plus que jamais, time is money... L'artiste trace ses compositions sur bristol, et on les reproduit et transpose sur zinc par l'intermédiaire de la chambre noire. La reproduction est aussi exacte que possible, mais ainsi imprimée à un grand nombre d'exemplaires, elle est banalisée. Pourtant, beaucoup de livres illustrés de cette façon, parus chez nous depuis trente ou quarante années, ont, dans l'ensemble, un caractère d'art peut-être supérieur à ceux où l'on trouve des eaux-fortes et des lithographies. En sens inverse de l'illustration, la typographie s'est embellie, a évolué vers une expression de plus en plus magnifique. Et cela console un peu de l'abandon de ces deux moyens si vivants.

C'est par la chromolithographie qu'a été reproduite la jolie aquarelle de Frans Van Kuyk servant de couverture à la première édition des Kermesses de Georges Eekhoud : au delà d'une barrière qu'encadrent des dahlias et des tournesols, cinq accortes paysannes se tenant par la main vont à la rencontre de cinq jeunes blousiers, qui s'approchent bras dessus bras dessous au milieu de la route bordée de saules, entre lesquels, au bout des cultures, on aperçoit des toits rouges et un clocher blanc. Compositions avenantes, qui ont un agréable parfum de campagne en leur expression toute objective ; et ce réalisme exact se retrouve dans les dix dessins que le même artiste anversois fit à la plume pour ces admirables nouvelles d'un maître ému et troublant. Sans que ces compositions aient l'émotion âpre, la forme vigoureuse, le coloris mordant des récits, elles évoquent cependant le milieu où le grand conteur a situé tous ses petits drames. L'ambiance n'est pas sans justesse, et si les personnages manquent de caractère individuel, il y a cependant dans leur allure, dans leur mouvement un naturel qui révèle la fidélité de l'observation et le plaisir de regarder. Les contes ont été le prétexte à des illustrations, ils n'ont pas inspiré l'artiste, qui demeure toujours assez distant du verbe passionné et ardent du romancier.

Amédée Lynen est le plus fécond illustrateur de nos écrivains nationaux ; il a orné de dessins beaucoup de leurs livres, ce qui ne veut pas dire qu'il les a toujours très bien compris et très profondément commentés. Ce sont constamment d'aimables images, spirituelles, alertes, pleines de fantaisie, dues à un véritable artiste, mais à un artiste mineur. Elles n'ajoutent rien à l'œuvre littéraire qui les a suscitées, elles n'en soulignent ni l'esprit ni le mouvement. Ce sont de jolies figures toujours agréables à regarder, voire amusantes, car sous la plume ou le crayon du maître bruxellois les scènes les plus pathétiques tournent à l'humour. De ce drôle d'homme, assez sceptique, on ne peut prendre au sérieux les compositions les plus intentionnellement dramatiques. La vie pour lui semble toujours être une comédie, voire une farce. C'est toujours un peu théâtre, on ne croit pas que c'est arrivé... Cet artiste a de la verve, de l'invention, il n'a pas d'âme, sinon de cœur. Il allie la science et le primesaut, la vérité et l'imagination, il n'est jamais troublé, mais il amuse toujours. Il fut ainsi dès le début quand, en 1883, il fit pour le livre de vers de Théo Hannon : Au Pays de Manneken-Pis, quarante-trois «dessins naïfs » qui ne concordent que relativement par leur réalisme superficiel, leur causticité bon enfant, leur mouvement facile avec la savoureuse vé¬rité de ces poèmes modernistes. Petites scènes au trait, bien vues, rendues avec fidélité, voire avec drôlerie ; et si leur esprit léger ne rivalise pas avec l'esprit plus âpre du poète, ils ont cependant une ambiance bien locale. Ce sont autant de tableautins de mœurs, autant de types populaires copiés avec une sorte de jovialité. Sa personnalité si particulière, Amédée Lynen l'a amplement manifestée dans deux romans de Henri Carton de Wiart : La Cité ardente et Les Vertus bourgeoises, celle-ci parue chez Van Oest en 1912, celles-là parues chez Vromant, quelques années plus tôt. Tous deux sont abondamment illustrés de compositions hors texte, de vignettes dans le texte, de têtes de chapitres, de lettrines, de culs-de-lampe constituant des ensembles ravissants, agréables au possible et où la fantaisie la plus ailée se donne libre cours. Tous ces dessins sont exécutés d'une plume sûre et alerte, mais leur coloriage, à la main dans l'un, à la presse dans l'autre, leur a fait du tort, en vulgarisant trop les aquarelles originales.

C'est le même défaut, à côté des mêmes qualités, qu'on trouve à l'édition de la Légende d'Ulenspiegel, préfacée par Emile Verhaeren, imprimée par J.-E. Goossens, que donna Henri Lamertin en 1914, à la veille de la guerre, et qui est la dernière grande édition d'art de l'ère ancienne. Ici également, à côté des personnages principaux du roman, dessinés en hors texte, Amédée Lynen a fait des lettrines, des têtes de chapitres, des culs-de-lampe. Ce que nous aimons le mieux, ce sont les croquis dans le texte, croquis ayant le charme de pochades, de prestes annotations ; on dirait des scènes vécues, agrestes et urbaines, les unes observées au dehors, les autres à l'intérieur. Elles sont tracées à la plume, les unes sont en noir, les autres rehaussées de couleurs ; images animées, bizarres, diaprées, annotations humoristiques, comiques, où l'esprit déborde. Il ne faut pas chercher dans ces compositions une forte émotion ; Amédée Lynen n'est point l'artiste du pathétique ; sa vision est trop amusée, il adore trop la nature et l'humanité dans leur pittoresque pour pouvoir évoquer le drame, pour aller au fond des choses et des êtres. Ce sont les faits les plus gais, les farces, les facéties, les kermesses, les cortèges, les algarades fanfaronnes, qu'il rend avec le plus de satisfaction, dans des coins de paysage, dans des guinguettes ou des métairies, dans des cabarets ou sur des places de petites villes. Ce livre-là par son illustration très nombreuse dépasse tous ceux qui avaient précédemment paru chez nous.

Il en est cependant beaucoup qui sont à signaler. Ainsi, très coquettement présentés, sous une couverture tirée en trois couleurs composée par Henry Cassiers, sont les poèmes Au Clair de la Dune de Théo Hannon ; ils sont illustrés de six reproductions en photogravure de dessins d'Edgar Chahine, Amédée Lynen, F.-M. Melchers, Charles Michel, Félicien Rops et Henri Thomas, dont la Muse, surtout, est remarquable.

Un des plus jolis livres d'art qu'on ait publiés chez nous est le conte de Louis Delmer : Le Fils du gréviste. Ce petit volume in-quarto, publié en 1889, et tiré à cent exemplaires sur papier de luxe (japon et opaline double), est imprimé avec un luxe rare. Le texte est tiré en noir sur l'avers seul des feuilles, et chaque page a un dessin de fond tiré en vermillon : bouquets et gerbes de fleurs des champs, rameaux de chêne, gerbes de céréales. Comme en-tête, un paysage du pays charbonnier; dans le texte des croquis de mineurs : figures et bustes, dessinés d'un trait gras, vivant et caractéristique; pour frontispice, une eau-forte d'une impression intense : scène tragique aux abords d'un charbonnage, rencontre de soldats et de grévistes, évocation d'un temps si peu lointain où la guerre des classes se manifestait par des tragédies. Composition troublante, réaliste, d'une lumière sombre, d'un accent plastique presque farouche. La planche et les croquis sont de Constantin Meunier, les dessins de fond sont de son fils, Karl Meunier. Et cette brochure serait un chef-d’œuvre, si la typographie était plus belle.

Si Camille Lemonnier a énormément écrit, il a aussi été multiplement illustré. Mais peu de ses romans, dans leur forme matérielle, peuvent être considérés comme des livres d'art. Beaucoup, édités par des maisons parisiennes sous une couverture enluminée et ornés d'images dues à des dessinateurs professionnels, sont sans valeur esthétique. C'est de l'illustration pour la masse, pour la foule, émanant d'exécutants sans émotion, sans invention. Pourtant, chez nous, le maître a inspiré plusieurs artistes célèbres, et parmi eux il faut citer en premier lieu Constantin Meunier. Celui-ci composa pour l'édition du Mort de 1887 (Alphonse Praget) une des scènes les plus dramatiques de ce roman houleux et violent, la scène finale où Tonia, une allumette flambante à la main, assiste à la lutte fratricide de Balt et Bart agrippés l'un à l'autre sur le carreau ensanglanté et obscur.

Plus tard, à quinze ans de là, Meunier, dans toute la force de sa victorieuse maîtrise, dessina au fusain, pour ce même roman, une série de huit compositions, que l'on reproduisit en fac-similés, pour la belle édition de la Société d'éditions d'art (Paris 1902). Il n'est point de talents plus fraternels que ceux de Meunier et de Lemonnier; ils ont vécu ensemble, c'est celui-ci qui révéla à celui-là son destin en lui découvrant le monde, le milieu social, nous dirions volontiers socialiste, qu'il devait chanter et magnifier ; et peut-on affirmer que celui-là n'influença point la sensibilité de celui-ci et n'aida pas à l'évolution très colorée de son verbe ? Ils étaient faits pour collaborer ensemble, comme ils étaient faits pour se comprendre : tous deux avaient de l'univers la même intelligence vaste et passionnée, tous deux avaient pour les hommes, pour les pauvres hommes surtout la même pitié généreuse et indulgente. Ces huit estampes de Meunier sont des merveilles de vérité vécue et de pénétration pathétique. C'est tout le drame en quelques images ; c'est, dans huit dessins frustes et incisifs, le raccourci de la tragédie : Balt et Bart, les frères accouplés qui tirent la herse dans la terre des trois Baraque ; un des deux assassins de Hein Zacht, agenouillé, le matin de la Toussaint, dans l'église ; les meurtriers accumulant du fumier sur le cadavre qu'ils ont jeté dans la mare ; la silhouette de Nol évoquant, dans son geste horrifiant, l'étranglement du garçon meunier ; les deux Baraque comptant leur argent volé ; la Tonia, sur le seuil de la chambre où repose son mari mort, reconduisant les deux frères ; l'exécution du parricide ; la Tonia, la nuit, portant sur son épaule le corps de Balt, son amant ivre. Admirables oeuvres, plus émouvantes par leur gravité, leur accent que les peintures du maître ; elles ont le relief de ses sculptures. Ainsi, les deux frères tirant sur les cordes de la herse, à l'orée du bois, le corps courbé, c'est, en principe, toute la grandeur émouvante d'un des quatre énormes bas-reliefs du monument du travail : La Glèbe.

On ne peut mettre en parallèle avec ce livre-là les Noëls flamands de Lemonnier, édités en 1899 par Georges Balat, avec dix dessins hors texte, reproduits en photogravure et signés par Xavier Mellery, Henri Meunier, Eugène Verdeyen, François Taelemans et Alfred Hubert. Cependant le dessin de Mellery : « La cuisson des crêpes », pour la Saint-Nicolas du Batelier, est une chose pleine de pittoresque, de fermeté et de coloris ; « la marine » d'Henri Meunier est empreinte d'un joli sentiment de désolation ; « l'enterrement sous la pluie » de Verdeyen, « ses gamins chantant Noël à la porte d'une maison », sont originaux de mise en page ; « la petite ville sous la neige » de Taelemans dégage un charme délicieux ; les types de provinciales croquées par Hubert pour le Thé de ma tante Michel ont un caractère exquisément suranné, qui les apparente à telles héroïnes de Gavarni.

Combien sont plus originaux, plus recherchés, plus modernistes, les ornements que Théo Van Rysselberghe dessina en 1895, à la plume, pour l'Almanach d'Emile Verhaeren. Compositions charmantes des quatre saisons, paysages délicieux, respirant la nature, comme peuplés de rêve et si sobrement tracés. Et puis des têtes de chapitres pour les mois, des culs-de-lampe, des lettrines tirées en jaune dans un texte noir; interprétations pleines de fantaisie des signes du zodiaque ; tout un ensemble ravissant de petites images où la fantaisie à peine tempérée amende la vérité.

Les peintres de Liège ont largement contribué à la renaissance du livre d'art en Belgique ; ils sont une phalange, dont la production est considérable. Déjà, en 1888, Emile Berchmans, tout jeune alors, avait exécuté un frontispice et de jolies vignettes, têtes de chapitres et culs-de-lampe pour les Contes pour l'aimée, de Maurice Siville (Aug. Bénard, Liège). Jolies images, sans prétention, non encore marquées de signes personnels, et qui d'ailleurs ont perdu leur délicatesse de métier et de forme dans la reproduction par la photogravure, car elles sont d'un véritable artiste.

En 1896 parut, chez Aug. Bénard, un petit volume in-12, les Chansons et poésies lyriques de Nicolas Defrécheux. Elles contiennent trente-deux dessins de Rassenfosse et de Donnay, imprimés en rouge sur fond chamois, et faisant têtes de chapitres. Petites compositions charmantes, si liées par l'esprit, par l'âme à l'esprit et à l'âme des créations du sensible chantre wallon. Compositions linéaires, très simples, sobres et sans surcharges de détails : visages, figures à mi-corps dans un décor pittoresque, agreste ou intérieur, au milieu de quelques accessoires. Pas de modelé, pas d'ombres ni de jours, pas de clair-obscur : des contours, des traits indiquant les formes dans leurs masses essentielles, sans fioritures. Comme tout cela est expressif, comme tout cela parle un langage clair, évocateur et ému avec, chez Donnay, certaine gravité chaste, chez Rassenfosse certaine sensualité païenne, qui sont le double reflet des tempéraments opposés de ces deux maîtres mosans, l'un voluptueux, l'autre mystique, mais tous deux très sensibles. Oh, le charme grave, prenant et mélancolique des Pauvres âmes, de Tot seu, de Tat hossant, de W-est-il ? Li bon conseie, tot loumtant, la séduction amoureuse, panthéiste et sensuelle de Qui d'vairé-je ? de les efants, li veye Bajeuwe, l'avez-ve veyou passer ?

C'est encore Auguste Bénard qui a publié les Marionnettes rustiques de Louis Delattre, avec douze dessins à la plume d'Armand Rassenfosse, des culs-de-lampe et des croquis marginaux. Illustrations plus consciencieuses qu'inspirées et qui ne donnent pas l'impression de la personnalité de cet artiste consommé. Types isolés d'artisans, d'ouvriers, de petits bourgeois, fixés d'un trait précis, un peu sec, selon une observation strictement objective. De moindre valeur, sont les têtes de chapitres, les lettrines, les scènes dessinées à la plume, en 1910, par Georges Le Cocq pour les Petits contes en sabots, du même auteur. Exécution strictement linéaire et dont le charme réside dans la gaucherie charmante d'un exécutant qui ne manque pas de sensibilité et qui sait évoquer l'ambiance du décor rural où il place ses personnages. Cela est particulièrement réussi dans la jolie illustration des Deux choux.

En 1899, Auguste Donnay dessina pour les Jeux de cœur, de Maurice des Ombiaux, six dessins et un frontispice, qui ont la beauté simple, la poésie paisible, l'expression synthétique, le style grave qui particularise les meilleures productions du peintre mosan. Coins du pays wallon exprimés dans leurs grandes lignes, selon les plans principaux, animés d'une figure vivante, d'un hermès méditatif, de quelques arbres, d'un buisson qu'une eau égale réfléchit, des riens, mais des riens exquis et pensés. Par contre, ce sont des estampes anciennes que Maurice des Ombiaux a utilisées pour l'illustration de l'Ornement des mois, paru chez Van Oest, en 1910, douze gravures de maîtres flamands, hollandais, français qui ne concordent pas toujours intimement avec le texte du conteur d'Entre-Sambre-et-Meuse.

Les artistes liégeois, d'ailleurs, sont de grands illustrateurs de livres. A côté de Donnay et de Rassenfosse, nous avons cité déjà Emile Berchmans ; il a dessiné la plupart des couvertures d'un caractère ornemental si simple et si parlant, des volumes de la collection des grands artistes contemporains publiés par Van Oest. Il en a fait aussi pour quelques livres de nos littérateurs, notamment, en 1907, pour les Farces de Sambre et Meuse, de Maurice des Ombiaux, couverture représentant un homme portant dans une hotte une femme dévêtue.

Les œuvres de Maurice Maeterlinck ont sollicité beaucoup d'artistes, et nombreuses sont les éditions illustrées de ses livres imprimés un peu partout, en Europe et en Amérique. Une des plus belles qui ait vu le jour chez nous est celle in-quarto des Douze chansons, sorties des presses de van Melle à Gand en 1896 et ornée de douze grands dessins à la plume de Charles Doudelet ; ces compositions, où les larges aplats alternent avec des hachures, font penser par leur technique aux xylographies du seizième siècle. Pas ou presque pas de modelé, des contours, des taches, point de clair-obscur. Une ambiance égale, une atmosphère de mystère et de sérénité grave qui convient si admirablement à ces personnages de rêve et de foi, de qui la plastique archaïque s'accorde avec le mysticisme étrange, dans des décors où tout est évocation au milieu d'un peu de vérité. L'esprit, le sentiment du poète, imprègnent profondément ces gravures, d'une puissance de suggestion exquise et attirante ; tellement que lorsqu'on les a vues, elles sont inséparables de ces vers bizarres et obscurs, au sens énigmatique, qui les ont inspirées. Je ne connais point d'interprétation graphique plus fidèle, plus personnelle et plus charmante à la fois que : Et s'il revenait un jour, j'ai cherché trente ans, mes sœurs, Ma mère, n'entendez-vous rien ? Toute la gravité délicieuse, toute l'âme mystique de nos primitifs est dans ces compositions suaves et nettes.

Dans son in-quarto En ville morte, publié en 1906 chez Van Oest, Frans Hellens a reproduit, par la photogravure, douze dessins de cet âpre observateur, de ce morbide exécutant qu'est Jules De Bruycker ; cours de vieilles cités traduites avec un sens de l'étrangeté, à des heures ambiguës, dans des lumières troubles et singulières, qui donnent de l'effarement aux aspects et comme une âme rébarbative aux choses et aux êtres.

Un peu plus tard, en 1909, l'imprimeur Buschmann, d'Anvers, tira, pour la Bibliothèque de l'Occident, à Paris, sur format in-16, les Métiers divins de Jean de Bosschère. Cet écrivain, un peu singulier, aux conceptions étranges, au style recherché et imagé, est un de ceux qui, en ces derniers temps, ont personnellement le plus fait pour la renaissance du livre d'art en Belgique. Ses ouvrages sont conçus et réalisés avec un goût raffiné, selon une typographie luxueuse, ornés de dessins de sa propre main, et par conséquent si conformes au texte, si intimement, nous dirions volontiers si mystérieusement en rapport avec lui. Les dessins pour les Métiers divins sont exécutés à la plume ; la technique spéciale leur donne l'apparence de xylographies. Les noirs y dominent : types d'artisans, natures mortes, portraits imaginaires, bêtes, paysages étoffés de figures; dix-neuf vignettes où l'observation de la nature et la fantaisie d'une recherche toute aristocratique se marient, mélange de vérité et d'idéal, réalisme et mysticisme associés, clarté et ombre, netteté et inconnu, et partout cet accent singulier, cette bizarrerie, cette étrangeté qui donnent aux œuvres, écrites ou dessinées de cet homme de talent, un charme si spécial et qui doit tant au métier et à la pensée de Stéphane Mallarmé.

De deux ans plus tôt (1911) datent Dolorine et les Ombres, volume in-quarto, également imprimé par Buschmann. Il est plus luxueux encore que le précédent ; c'est, peut-être, avec les créations de Max Elskamp, ce que, au point de vue livresque, on a fait de plus parfaitement beau dans notre pays. Le titre seul est d'un aspect admirable, tiré en jaune d'or et noir, - comme tout le texte d'ailleurs, - en caractères onciaux gothiques. Trente-deux gravures originales en noir sur fond jaune d'or, en pleine page, et neuf gravures en noir dans le texte enrichissent ce volume, réunissant « des poèmes, des arguments et des images. » Ces illustrations, dessinées à la plume par de Bosschère, ont la forme châtiée de son écriture ; elles ont une qualité très littéraire et leur esthétique offre un mélange d'influences fondues de Burnes-Jones et de Gustave Moreau. En leur tendance idéaliste préconçue, ces ouvrages nous présentent une humanité irréelle, qui se meut, - si peu d'ailleurs, - dans une atmosphère imaginée et pesante, où l'on respire mal : blanches figures sur fond noir, noires figures sur fond blanc, double système emprunté au génie décoratif des peintres de vases grecs, mais mis au service d'un visionnaire formé à l'école des préraphaélites...

De Bosschère nous mène dans le monde de l'abstraction, du songe ; c'est le poète des féeries intérieures et des allégories obscures, mais charmantes et savantes. Tout chez lui, les formes et les pensées, prennent un aspect émacié, schématique, contourné, arabesqué ; l'outil les cisèle, les châtie, comme un joyau rare et imprévu, à la foi archaïque et moderne, matériel et impalpable, païen et chrétien, réaliste et idéal. Art étonnant, un peu malade, exsangue de l'âme, si l'on peut ainsi dire, et non de la chair.

Dans ses arguments, en guise de préface, l'auteur écrit : «Aujourd'hui, je puis conclure que mon livre n'ira pas parmi les autres, et que je suis un pauvre, qui ne sera pas avec les hommes de lettres. » Paroles plus vraies que toutes celles de ses livres, lesquels n'iront pas avec les autres, non, mais qu'on mettra soigneusement à part, sur le rayon des merveilles, à côté des poèmes : Beale-Gryne, publiés en 1908 avec le même luxe, ornés de gravures tout aussi remarquables et de cent lettrines et culs-de-lampe tirés en noir, rouge, bleu, vert, jaune et violet, car De Bosschère est le chromiste de nos écrivains, le plus étincelant de tous et le plus rare, le plus exceptionnel.

De Bosschère a des émules : Grégoire Le Roy a donné, en 1912, une édition nouvelle de son recueil de vers : Le Rouet et la Besace, qu'il a illustré lui-même de vingt-trois dessins à la plume qui, en leur gaucherie et leur naïveté, ont quelque chose de la couleur, de la sobriété de xylographies, avec une influence de la manière abrégée de Max Elskamp ; les noirs dominent dans ces compositions, qui, sans rien ajouter au charme, à l'esprit des belles « chansons », leur donnent une sorte de décor sensible ; livre d'art dans toute l'acception du terme, car la typographie en est soignée.

Georges Lemmen a illustré, en 1908, d'une série de dix-neuf croquis à la plume, le Jeu des Petites Gens, de Louis Delattre, imprimé chez Aug. Bénard, à Liège. Livre d'une présentation simple et de bon goût ; dessins à la plume jouant, eux aussi, à la gravure sur bois, avec leurs larges noirs abondants et leurs traits gras. Croquis spirituels qui s'accordent avec l'humour du texte et qui parfois, comme dans le paysage : le Bucheron, dans le coq voisinant avec le Rat, dans l'Inventeur, s'apparentent aux estampes japonaises. Louis Delattre a écrit la préface d'une fable : Le Lendemain de la Saint-Nicolas, contée et gravée sur bois, en couleurs, par Edgard Tytgat, et imprimée par Rémy Havermans avec autant de goût que de luxe.

L'œuvre si picturale, si plastique d'Eugène Demolder a inspiré beaucoup d'illustrateurs. Mais il n'ont pas été heureux en général. Le frontispice, le dessin hors texte, l'étude et les trois vignettes que Félicien Rops fit pour la Légende d'Yperdamme montrent le maître tout à fait à son déclin. Et la couverture et les neuf dessins hors texte d'Étienne Morannes ne valent que par leurs bonnes intentions, car c'est d'une gaucherie, d'une puérilité qui n'ont rien de commun avec la vision colorée, le style vigoureux et relevé, le mouvement du récit du grand conteur.

Mieux venus sont les trente croquis : types de bêtes et de gens, petits coins de paysages agrestes et maritimes, que Félicien Rops dessina à la plume pour Le Royaume authentique du Grand Saint Nicolas et qui allient l'expression comme raccourcie avec la sobriété verveuse des contours. Le maître célèbre fit aussi une humoristique composition en couleurs pour la couverture de ce livre d'un caractère d'art très appréciable. Pourtant, les cinq dessins naïfs d'Étienne Morannes placés en hors-texte causent plutôt du tort à cet admirable ensemble.

D'un art plus sûr, plus profond, d'une expression âpre à la Steinlen, sont les dix dessins en noir que Couturier fit en 1901 pour le Cœur des Pauvres, de Demolder, édition du Mercure de France ; leur trait est gras et ferme, souvent morbide, et, dans la Souveraine Misère, l'œuvre touche au pathétique par son accent d'humanité.

Dans la collection Paul Ollendorf parut, en 1895, la Vocation, de Georges Rodenbach, roman illustré, par Henry Cassiers, de nombreuses vignettes au lavis, où l'on retrouve la manière bariolée, agréable, pimpante, facile et aimable de cet aquarelliste adroit et sans âme. C'est également au lavis que sont exécutées la série de compositions de Victor Mignot, ornant le Bon Amour, de Camille Lemonnier, publié par cette même maison parisienne en 1900. Elles ont peu d'accent et sont tout à fait dépourvues de style et d'émotion ; ce sont de jolies images, un peu sèches, où l'artiste essaie sincèrement de conformer le sens de ses dessins au sens des lignes qui les ont dictés.

Vers la même époque, Isidore de Rudder a illustré, de manière bien plus originale, de dessins à la plume, la légende flamande : Le Sire de Ryebeke, que Marguerite Van de Wiele publia à Paris, à la Librairie de l'Art. Dans ses lettrines, dans ses têtes de chapitres, dans ses culs-de-lampe, dans ses vignettes, dans ses scènes, il s'est efforcé de donner à ses interprétations sobrement linéaires une physionomie médiévale et par le style des ornements et par le costume et le caractère de ceux qui le portent. Dessins d'un sculpteur préoccupé avant tout des grandes masses, des silhouettes, de ce qui parle dans une forme et la synthétise. Et le trait a toujours la fermeté, parfois la dureté d'un coup d'ébauchoir.

Xavier Havermans a publié, en 1906, les Légendes de Marguerite Van de Wiele, ornées d'un frontispice dû encore à Isidore de Rudder et de trois dessins à la plume par Thomas Grim. Jolies images, dessinées au trait, minutieusement, froidement, correctement, où les personnages, vêtus à la mode ancienne, se meuvent, - si peu, pourtant, - dans des paysages romantiques, et dont la meilleure, la plus avenante, la plus livresque est celle de la Fiancée du vent. Ce petit volume, imprimé avec goût, en noir, possède des lettrines, des têtes de chapitres tirés en bistre.

La Société des Bibliophiles de Belgique a, dans ces dernières années, fait de grands efforts pour restaurer chez nous les éditions d'art. Elle a notamment, par les soins de MM. Eugène Bacha et Hector de Backer, publié leJournal du Comte Henri de Calenberg pour l'année 1743. Ce volume, d'une typographie soignée mais ordinaire, est illustré d'une série de fines héliogravures reproduisant, en réduction, des estampes faites au XVIIIe siècle d'après des portraits peints, gravés et sculptés, d'après des vues de villes, des monuments et paysages peints, dessinés, gravés, d'après des types d'uniformes et des scènes de batailles. C'est la même société qui a réédité, en 1914, pour le centenaire du prince de Ligne, la comédie Colette et Lucas, fac-similé splendide de l'imprimé de 1781, précédé de trois portraits tirés en héliogravure.

Tandis que se généralisaient les procédés de reproduction dérivés de la photographie, en manière de réaction quelques artistes tentèrent de rendre au livre la décoration la plus rationnelle qu'il ait possédée. N'est-il pas vrai que la gravure sur bois, le plus ancien mode d'illustration livresque, est demeuré aussi le plus beau et le plus logique ? Tout en se prêtant aux interprétations les plus artistiques, il est d'essence typographique. Il est issu de l'imprimerie. La renaissance xylographique qui s'est manifestée chez nous depuis quinze ou vingt ans se constate surtout dans quelques éditions de nos poètes, et elles nous offrent, peut-être, les plus beaux volumes que nous ayons vu surgir chez nous. Dans ces volumes-là, rien n'est dû à la mécanique : si les caractères sont mobiles, les images, elles, sont tirées sur des formes taillées par les artistes eux-mêmes. Voici, dans l'ordre chronologique, tout d'abord les Villages illusoires d'Émile Verhaeren, collection du Réveil, parus chez Deman en 1895. Georges Minne les a ornés de quatre gravures où ce maître statuaire atteste sa parenté avec les tailleurs d'images primitifs. Il y a une sécheresse gothique dans ses figures, durement dessinées, à larges traits anguleux, sans hachures d'ombres, sans teintes, absolument à la manière des anciens. Art rude, grave, émouvant, réaliste et mystique, transposition de la vie et de la nature à travers une vision rétrospective, à travers une âme primitive. Et c'est une scène du Meunier, le type archaïque et barbu du Menuisier, une interprétation très imaginée et personnelle du Vent, où on retrouve quelque chose du mystère d'un paysage d'Hubert Van Eyck, et une autre, plus fabuleuse, plus moyenâgeuse du Cordier.

A Barcelone a été imprimé, en 1899, un petit livre d'Émile Verhaeren, impressions de voyage intitulées : Espana negra, ouvrage publié à l'étranger et illustré par un étranger : Dario de Regoyos. Mais cet étranger est un peu un Belge, puisqu'il a longtemps vécu et travaillé chez nous. On connaît le talent de ce peintre néo-impressionniste, très sensible mais assez impersonnel. II apparaît bien plus original dans ses illustrations que dans ses tableaux, bien plus de sa race. Et parmi les nombreuses vignettes dont il a orné les pages de son ami et qui toutes ont le réalisme intense et parfois terrible, l'âpreté étrange et corrosive d'un descendant de Goya, sans dédaigner pourtant les dessins à la plume, il faut aimer surtout les sept xylographies que Dario de Regoyos grava pour elles. Œuvres extrêmement curieuses, œuvres d'un artiste presque halluciné, évoquant la beauté intérieure des choses, pénétrant la vie invisible des êtres, le sentiment des circonstances et du lieu. Métier aussi qui ne doit rien à la tradition ; nulle taille d'épargne ; effet qu'on dirait négatif : le bois offre toute sa surface noire, et l'artiste y a transposé sa figure, sa scène, son paysage en les dessinant à la pointe, comme s'il exécutait une eau-forte. Il a obtenu de cette manière le résultat opposé à la technique habituelle de ce procédé ; les lignes, contours et hachures s'enlèvent en blanc sur fond noir. Et cela ajoute à l'étrangeté de l'impression, obtenue par une observation psychologique intense, mise au service d'un métier hésitant, cherché, fruste et audacieux. Et cet art atteint son paroxysme dans la Procession de San Vicente, dans l'Alguacil de Tolosa, dans Viatico.

Quelques-uns des plus beaux livres, tant au point de vue typographique que de l'illustration, qui aient vu le jour en Belgique, sont les recueils de poèmes de Max Elskamp, ornés de bois inventés et gravés par l'écrivain. Ces livres sont intitulés : Dominical, paru en 1892 ; Salutations, parues en 1893 ; Six Chansons de pauvre homme et En Symbole vers l'Apostolat, parus en 1895 ; Enluminures, parues en 1898 ; l'Alphabet de Notre-Dame-la-Vierge, paru en 1902. Le maître a puisé dans les traditions populaires, dans la musique des vieilles chansons, dans l'esprit des vieux dictons, les motifs de ses vers et de ses planches ; mais, ayant regardé les hommes et la nature, il a donné à ces planches le reflet de la vérité et le vêtement de l'émotion. En remontant aux sources de l'imagerie populaire, il a, à sa manière, créé des images qui, par l'empreinte de son propre sentiment, sont personnelles, mais s'apparentent par leur aspect et par leur « métier », aux œuvres naïves et exquises que nous a données le folklore, ce conservatoire des âmes anciennes.

Max Elskamp n'a point gravé d'estampes, nous entendons des gravures indépendantes ; tout ce qu'il a gravé fut destiné à ses livres, au livre, est en principe et en destination typographique. En gravant, le maître n'a envisagé qu'une fin : décorer ses recueils, et c'est là tout le secret de l'harmonie qui associe en ses ouvrages le texte et l'illustration, les solidarise, les rend inséparables, entretient leur suavité et nous communique un parfum d'art pur. Quand on feuillette un livre d'Elskamp, on communie avec tout le sentiment, avec toute la croyance d'une race à la fois candide et passionnée, naïve et active ; et entre les poèmes, à chaque page, les images, - en-têtes, lettrines, culs-de-lampe, - sont comme des repos, ou plutôt des reposoirs : oiseaux, fleurs, bouquet noué d'une faveur, ruche entourée d'épis, corbeilles pleines de poissons, cœurs rapprochés, bateaux aux voiles gonflées passant sur le fleuve près d'un moulin dont tournent les ailes, frises de fruits, cloches sonnant dans le clocher, servante assise devant son panier à ouvrage prés de la fenêtre à croisillons, échoppes foraines : baraques et chevaux de bois, sur la place du village.

Un de ses livres n'est qu'un album : l'Alphabet de Notre-Dame-la-Vierge est le prétexte à compositions délicieuses qui sont comme autant d'actes de foi du poète épris des superstitions naïves et de leurs manifestations simples. A chaque page un motif a pour cadre, - tiré en noir bleu et jaune, - des théories de cœurs enrubannés deux par deux. Une litanie, accompagnée de fleurons, est imprimée à gauche ; la vignette est mise en regard à droite. C'est une arche, un bâton de pèlerin, une maisonnette au fond d'un jardinet, une statue de sainte, une paralytique assise sur un banc entre ses béquilles, une bague où le châton est entaillé de deux mains jointes, une béguine agenouillée. La technique élémentaire crée un style synthétique et, selon les règles essentielles de la gravure sur bois, les noirs nettement s'opposent aux clairs ; ce sont des contours et des aplats, à l'exclusion de toute taille l'ombres, car Max Elskamp ne traite point le clair-obscur. En somme, le caractère de ses planches est issu de la même vision que celle dont s'inspire sa tendre poésie, ennemie de l'obscurité et de la complication.

Plus charmant encore peut-être en sa grâce archaïsante, en sa minutie un peu maniérée est le Livre des Bénédictions, petit in-octavo, paru en 1900, et dont les poèmes ont été composés par Thomas Braun et les images taillées dans le bois par son frère Henri, c'est-à-dire Dom Sébastien Braun, bénédictin à Maredsous. Texte imprimé en noir, titres et capitales en rouge, couverture tirée gris sur gris et montrant une fontaine de vie entre des arbustes chargés de fruits. Lui aussi, mais avec plus de réalisme et autant d'originalité que Max Elskamp, a composé des images dans le style populaire, images dont, à la mode ancienne, il coloriait à la main certaines épreuves en rouge et en bleu.

C'est surtout dans ses bois d'ornement que Dom Sébastien Braun a donné libre cours à son invention, â son observation, tout en puisant parfois dans le fond des interprétations classiques. Il a gravé pour ce Livre des Bénédictions une série de vignettes, de têtes de chapitres, de culs-de-lampe dans le style populaire qui sont des œuvres délicieuses. Au faux titre on voit un encensoir d'où montent des volutes de fumée. Puis se suivent à chaque page, illustrant, complétant, commentant le poème : un berceau près d'une fenêtre à croisillons, un escalier de bois montant du rez-de-chaussée à l'étage, une table où sur une nappe à carreaux sont déposés des pains, deux tonneaux supportant une planche où sont mis trois brocs, un pot de bière débordant de mousse, une femme à la baratte, une paysanne portant une hotte et un râteau, un van, un pigeonnier, une ruche, des monstres dévorant des rongeurs et des reptiles, un coin de plage, un pèlerin appuyé sur son bâton, des ex-voto, un cierge fleuri, un levier de presse, une couronne de lumière où brûlent des chandelles. Et les poèmes successivement chantent la bénédiction de l'anneau nuptial, de l'enfant, de la maison, du pain, du vin, de la bière, des fromages, des herbes, des semences, des oiseaux, des abeilles, de la mer, des pèlerins, des malades, du cierge pascal, des presses d'imprimerie.

Toutes ces vignettes sont charmantes, pittoresques, expressives et claires. D'un dessin simple, d'une présentation jolie, d'une exécution à la fois libre et minutieuse, elles évitent toujours le maniérisme. Il y a dans ces petites xylographies du Livre des Bénédictions  une parenté avec les xylographies de Max Elskamp, absolument comme les poèmes de Thomas Braun, si pas dans leur forme du moins dans leur esprit, se rapprochent des poèmes de l'auteur des Enluminures, avec peut-être même un peu plus de liberté et de couleur, de réalisme sinon davantage de sensibilité. Ces ornements constituent de la vraie décoration livresque. Les sujets sont traités les uns en blanc sur noir, les autres en noir sur blanc, selon la lumière et la forme ou le relief. Mais toujours de larges aplats sont opposés à de larges espaces, associés par de sobres contours. Jamais de hachures, d'ombres, de modelé. La pure technique des anciens tailleurs d'épargne, la belle image élémentaire des choses parlantes.

La Savoie  d'Octave Maus, superbe album imprimé chez la veuve Monnom, à Bruxelles, en 1911, mais éditée à Paris chez H. Floury, est illustrée de bois en couleurs de Louis Morel, d'un naturisme exquis, frais et nuancé, où il y a quelque chose de japonais dans l'effet, voire dans la technique. Car ce moderniste français si sensible, si observateur, conserve dans son métier, dans sa taille, beaucoup de la manière classique. Art d'un caractère aristocratique, d'une distinction délicieuse, d'un coloris raffiné. Mais c'est là une œuvre d'un artiste étranger.

Léon Perrin, qui a gravé vingt-cinq bois pour notre conte : Le Coq de Laiton, paru en 1918, chez Larcier, est d'origine suisse ; mais il est depuis longtemps acclimaté en Belgique et, par ses goûts et par ses préférences, il est des nôtres. Il est un de ceux d'ailleurs qui aident le plus à la renaissance de la xylographie. Les estampes faites par lui pour notre nouvelle et dont quelques-unes sont tirées en deux couleurs, sont une contribution importante à l'évolution du livre d'art. Ensemble de petites scènes et de petits paysages qui évoquent fort justement la nature et les gens du pays brabançon où l'action se déroule. C'est la toute dernière manifestation d'un art qu'attend le plus rayonnant destin, et dont le sort d'ailleurs est intimement lié au sort de l'imprimerie. Ils vivent et se développent dans une étroite dépendance. Le volume typographié illustré de gravures sur bois constitue la véritable édition d'art, la plus pure et la plus originale.

Pendant la guerre, deux graveurs sur bois belges se sont révélés à l'étranger, l'un est gantois : Frans Maserel ; l'autre est bruxellois: Paul-Auguste Masui-Castrique. Leur esthétique est fort différente. Le premier, dont l'art est d'inspiration franchement populaire, est une sorte de continuateur des imagiers d'Épinal. Il a illustré Quinze poèmes d'Émile Verhaeren et publié une série d'albums originaux : Les Morts parlent, Debout les Morts, Vingt-cinq Images de la Passion d'un Homme, Mon Livre d'Heures, où il atteint souvent au pathétique avec de sobres moyens. Le second est tout aussi ému, mais il atteste, notamment dans les trente six planches de son recueil : La Flandre dévastée, et dans les dix planches qu'il a faites pour le poème de Marcel Wyseur : Le Pays lointain, un don d'observation plus réaliste et un plus grand souci du pittoresque. Il a pris la tête de notre phalange de xylographes en gravant une nombreuse, une prestigieuse série de compositions pour la Légende d'Ulenspiegel de Charles De Coster. C'est l'œuvre inspirée d'un lyrique qui marie l'invention la plus riche à la vérité la plus vigoureuse. Le mouvement, la couleur, le relief de ces scènes font penser aux créations de sir Brangwyn. Masui-Castrique est un maître. Son art ferme et pensé impose une admiration sans réserves.

SANDER PIERRON.

(Texte non relu après saisie, 10.XII.10)

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