Libreville, 5
février 1882.
A Monsieur G. Gravier,
Président honoraire, Secrétaire
général de la Société
normande de Géographie
Je regrette de ne pouvoir vous donner tous les renseignements que vous désirez avoir sur le Gabon ; cependant, voici ceux que j'ai pu me procurer. Le territoire cédé à la France en 1862 s'étend depuis le golfe du Gabon au nord, jusqu'aux bouches de l'Ogôoué au sud, sur une étendue d'environ deux degrés. Dans le golfe du Gabon, qui a donné son nom à toute la contrée, viennent se jeter le Como et le Rhamboë, et une autre rivière moins importante, la Maga, qui, à son embouchure, confond ses eaux avec celles du Rhamboë. Les rives de ces fleuves sont habitées, dans la partie supérieure, par les Pahouins ou Bas-Fanns, et, vers leur embouchure, par les Bakalais. Les Pahouins ont chassé devant eux les Bakalais, fort nombreux il v a cinquante ans, mais décimés par la traite qui se faisait sur une immense échelle avant que la France n'eut acheté ce territoire, Dans le haut Como, on trouve à droite, en remontant le fleuve, les montagnes de Cristal, couvertes de forêts jusqu'à leur sommet. Le Como est navigable jusqu'au delà de ces montagnes ; mais là il se divise en deux branches, l'une ayant quatre mètres de large, l'autre cinq ou six, et qui sont obstruées par les arbres tombés dans leur cours. Le commerce, dans ce fleuve, est peu considérable. Les factoreries se trouvent à Ningué-Ningué, situé à 35 milles environ de l'embouchure du Como. Ce village était autrefois occupé par un détachement d'infanterie de marine, commandé par un officier. Le Rhamboë prend sa source tout près de la rive droite de l'Ogôoué. La contrée qu'il arrose est entrecoupée de collines couvertes de bois et d'une riche végétation. On y rencontre beaucoup d'animaux, entre autres l'éléphant. Les bords de ce fleuve sont habités par les Pahouins, les Bakalais et les Boulons. Le Rhamboë a pour affluents, à droite le Yambi, et à gauche la Bilagone. Ces rivières n'ont pas un cours très long ; aussi les a-t-on vite remontées avec un aviso à hélice. Mais elles sont, comme le Rhamboë, très profondes et très facilement navigables. Le principal commerce de ces rivières est l'ivoire. En face de l'embouchure du Rhamboë se trouve le village de Chinchoua où existe une factorerie tenue par un noir. L'Ogôoué est le point de départ des principaux explorateurs de l'Afrique équatoriale. Ce fleuve se jette dans la mer par plusieurs embouchures, dont les principales portent le nom de Nazareth et Arinigouana ou Gobbi au nord, Animba ou Mexias au centre, et Fernand Vaz au sud. Ces cours d'eau peuvent recevoir des navires calant de 1m80 à 2 mètres au plus pour l'Ogôoué, et 4 mètres pour le Fernand Vaz ; mais la sortie du Fernand Vaz offre de grandes difficultés, à cause de la barre qui arrête les bateaux calant plus de 1m60. A 200 milles environ, on rencontre dans l'Ogôoué le premier rapide. Nous sommes remontés dernièrement, avec le Marabout, à deux heures de ce rapide, jusqu'au premier poste de M. Savorgnan de Brazza ; mais là le fleuve est semé de roches sur lesquelles nous aurions pu nous échouer en continuant à remonter. En cet endroit, le fleuve est divisé en deux branches par une île, au point qu'il ne mesure plus que 20 mètres de largeur environ. Le commandant est descendu à terre, a fait arborer le pavillon français près de la case de M. de Brazza, et attacher au mât une bouteille renfermant un papier indiquant le passage du Marabout, puis le pavillon a été salué par le bâtiment de 21 coups de canon. Les peuples qui habitent les rives de l'Ogôoué sont, avec les Pahouins et les Bakalais, les Gallois, de la même famille que les M'P'ongoué, autre peuplade qui habite l'extrémité de la rive sud de l'estuaire du Gabon. Les Gallois s'allient avec les M'Pongoué et parlent la même langue. On rencontre en abondance, dans le territoire arrosé par ce fleuve, des éléphants, des léopards, des gorilles et des antilopes ; l'hippopotame y est très commun, le crocodile y est rare. L'ivoire est le principal commerce ; on y exploite, comme au Gabon, du bois rouge et de l'ébène ; on y trouve aussi l'arachide et le coton. Il y a dans le pays quelques mines de fer, que les noirs savent travailler. A moitié route du premier rapide, au village de Lambaréné, se trouvent deux factoreries, l'une anglaise, l'autre hambourgeoise, qui se sont emparées de tout le commerce. Là aussi on rencontre une mission catholique et le premier poste de M. Ballay, qui doit aller rejoindre MM. de Brazza et Mizon. Les produits de toute cette contrée, du Gabon à l'Ogôoué, sont l'ivoire, le bois d'ébène, le bois rouge ou de santal, la cire, la gomme copale, le caoutchouc et les graines oléagineuses, le sésame et l'huile de palme. Le commerce de l'ivoire peut monter à 200 tonnes. L'ivoire vaut, en rivière, 30 fr. le kilog., et, dans les factoreries de Glass, 40 fr. Le bois d'ébène, par bûches de 15 centimètres de diamètre sur 75 centimètres de long, vaut environ 2 fr. Le bois rouge vaut 10 centimes la bûche, le caoutchouc vaut 50 centimes le kilog. Les objets que l'on peut importer d'Europe dans la colonie, avec l'assurance de les revendre au moins le double de leur valeur, sont les spiritueux, les vins, les armes, la poudre, la quincaillerie, la mercerie, les tissus divers, les confections, les faïences, les meubles, le tabac, surtout le sel. Dans notre dernier voyage dans l'Ogôoué, à Lambaréné, une pirogue de quinze pagayeurs, presque tous d'au delà des rapides, étant venue à bord au moment où nous prenions notre repas, je leur donnai quelques grains de sel, qu'ils se mirent à croquer comme du sucre je n'ai jamais vu de gens si heureux. Au Gabon, les naturels travaillent presque tous et payent avec de l'argent ; toutes les monnaies d'argent ont cours, de quelque pays qu'elles soient ; mais les nègres ne veulent pas de monnaie de billon, qu'ils considèrent comme sans valeur ; aussi aucun objet ne se vend au-dessous de 50 centimes. En rivière, où les nègres sont très paresseux, le commerce se fait par échanges ; les principaux moyens d'échange sont le tabac en feuille, l'alcool (alougou), le sel, le pagne, pièce d'indienne de 5 à 6 mètres de long dans laquelle ils s'enveloppent, le fer, les armes ; etc. Il n'est guère de noir qui n'ait son fusil à pierre ; mais il est défendu aux factoreries de leur fournir des armes à tir rapide. Dernièrement, dans un voyage dans le Como, nous avons emmené au Gabon un noir tenant une factorerie, qui vendait des fusils Spincer, et les scellés ont été mis sur sa case. Dans les rivières, on rencontre une espèce de monnaie dont les naturels se servent entre eux, mais en petite quantité, car cette monnaie est assez rare : c'est un bout de fil de fer ayant à peu près to centimètres de long, dont une des extrémités est très aplatie et recourbée à angle droit et a 3 centimètres de longueur. La valeur de cette monnaie est inconnue. Le centre commercial le plus important est Glass, grand village situé à peu de distance de Libreville ; cependant, les grands bâtiments de commerce sont obligés de mouiller à 1,500 mètres au moins de terre, et leur chargement et déchargement se fait au moyen de grandes pirogues ou de cutters. Dans les rivières, les succursales des factoreries du Gabon se trouvent quelquefois sur l'eau ; ce sont d'anciens cotres ou cutters impropres à la navigation et qui sont ancrés au milieu de la rivière, en face d'un grand village. On ne trouve pas de ces factoreries dans l'Ogôoué, toutes sont à terre. Dans toutes les rivières, les villages sont toujours situés de petites éminences ; presque toujours ils n'ont qu'une rue ; les cases sont placées de chaque côté. Lorsque le village est trop populeux, on trouve deux rues, mais cela arrive rarement. Derrière les cases se trouvent toujours des plantations de bananiers. La case la plus rapprochée de la rivière est le poste, où une sentinelle veille jour et nuit, car il n'est pas rare de voir deux villages en guerre. Hommes et femmes portent tous un petit pagne à peine suffisant pour cacher leur nudité. Les hommes portent aux poignets des bracelets en ivoire, les femmes ont les bras et les jambes chargés de bracelets en cuivre ou en perles. Avant la prise de possession du pays par les Français, tous les peuples se servaient de sagaïes qu'ils forgent encore maintenant avec une grande habileté, et de couteaux (souaka) qu'ils portent à la ceinture, dans un fourreau fait de peau de serpent. Lorsque vous entrez dans une case, au milieu vous voyez un feu, dans un coin une natte : c'est là que couche le propriétaire. Les seuls ustensiles de cuisine sont quelques casseroles en fonte, sans oublier le traditionnel petit chaudron en cuivre jaune qui sert un peu à tout. Les villages sont soumis à un chef, et leur population varie suivant la puissance de ce chef ; on rencontre des villages de 10 ou 12 cases, d'autres de 50 à 60 ; les villages les plus peuplés se trouvent sur l'Ogôoué. Les moeurs sont très relâchées dans tout le Gabon ; pour un dolè (5 fr.), un mari cède facilement sa femme ; si le prix convenu n'a pas été payé, on coupe au débiteur soit le nez, soit une oreille ; on rencontre quelquefois des indigènes ainsi mutilés, mais ces coutumes n'existent guère qu'aux environs du cap Lopez. II y a quarante ou cinquante ans, on mangeait les blancs et les noirs sur toute la côte et dans l'intérieur, mais cette coutume a disparu. Les Gabonnais, ainsi que les peuples du haut Como, ont l'habitude de se limer les dents en pointe pour être plus jolis. Lorsqu'une personne vient a mourir, on l'enterre, mais on ne la recouvre de terre que juste assez pour que les animaux ne viennent pas violer sa dépouille ; on met sur la tombe tout ce qui servait au défunt pendant sa vie. Tous les noirs de la côte d'Afrique portent sur eux une ou plusieurs petites amulettes qu'ils nomment gri-gri ; il y en a des milliers de variétés, aussi est-il très difficile de les décrire. Tels sont, Monsieur Gravier, les renseignements que je puis vous fournir sur le Gabon. Soyez persuadé que je regrette beaucoup de ne pouvoir faire plus. Votre ami tout dévoué,
E. PLAIS.
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