André
Pottier
(1799-1867)
Sur
le vase hispano-moresque de l'Alhambra
à propos d'un vase en
porcelaine
donné par le Ministre du Commerce
à la Ville de Rouen
(1851)
Nous allons d'abord parler du vase moresque ; nous ne le connaissons malheureusement que par des descriptions et par des figures d'une exactitude assez contestable, si l'on tient compte des différences de forme et de détails qu'elles présentent entre elles ; mais, cependant , à l'aide d'une comparaison judicieuse, il nous sera peut-être possible d'extraire de ces documents insuffisants quelques données à peu près certaines. Toutefois, avant de commencer notre court exposé historique, constatons un fait malheureusement trop certain, c'est qu'il y avait naguère deux vases à l'Alhambra, différant légèrement entre eux de forme et d'ornementation, mais frères cependant par l'antiquité, par les dimensions extraordinaires, par la merveilleuse richesse de la décoration, et que l'un des deux a disparu. Tous deux existaient encore de 1803 à 1809, période pendant laquelle De la Borde et Murphy les dessinèrent. Mais, par suite de cette incurie extrême que les Espagnols apportent à la conservation des plus précieux monuments de leur histoire, l'un des deux fut cassé. Un gouverneur de l'Alhambra, nommé Montana, s'en fit un pot à fleurs, jusqu'à ce qu'une dame française, dont nous regrettons d'ignorer le nom, prise de pitié pour ce noble débris, sollicita et obtint la faveur d'en recueillir et d'en emporter les fragments (1). On perd dès-lors leur trace et l'on ne sait ce qu'ils sont devenus. Au reste, peut-être cette perte n'est-elle pas irréparable. M. Girault de Paugey, l'auteur de plusieurs splendides ouvrages sur l'architecture et les arts des Arabes en Espagne et dans les autres contrées de leur domination, affirme que, il y a une quinzaine d'années, plusieurs vases semblables de tout point à ceux de l'Alhambra ont été découverts en Sicile. Espérons qu'un zèle plus diligent et mieux inspiré veillera à leur conservation. Comme l'histoire des deux vases est à peu-près indivisible, il nous arrivera presque toujours de parler d'eux collectivement, jusqu'à ce que nous soyons arrivé à la description spéciale de celui qui fait l'objet de cette Notice. Nous n'avons rencontré nulle part de renseignements sur l'époque précise où ces deux précieuses reliques de l'art et de l'industrie des Arabes furent découvertes. Leur existence fut revélée aux savants et aux artistes par la belle publication qu'entreprit, vers la fin du siècle dernier, l'Académie royale de Madrid sur les antiquités arabes de l'Espagne (2). Les deux vases forment, sans contredit, un des sujets les plus intéressants de cette monographie ; ils y sont gravés dans de très grandes proportions (40 centimètres de haut), avec un soin dans le tracé des ornements, un scrupule de netteté dans la reproduction des légendes, qui doivent porter à conclure que ces représentations sont, au moins pour la partie décorative, d'une plus grande exactitude que toutes celles qui leur ont succédé. Quant au galbe, au contour, au profil des vases, en un mot, et particulièrement de celui qui nous occupe, nous pensons qu'il est moins rigoureusement exprimé. Mais on sait combien il est difficile d'atteindre à une parfaite exactitude à cet égard. Les différences que nous constaterons plus loin, dans les proportions relatives des divers dessins publiés, différences que nous exprimerons en chiffres, feront comprendre jusqu'à quel point l'œil et la main des dessinateurs peuvent varier, même dans la figuration d'objets qu'ils ont dû s'appliquer à reproduire avec précision. A défaut de renseignements positifs, nous aurons recours à une tradition conservée à Grenade. On y raconte que ces vases furent trouvés dans des réduits voûtés, situés au-dessous des appartements royaux contigus à la Plaza de los algibes, ou cour des citernes, et l'on ajoute, circonstance un peu plus merveilleuse, qu'ils furent trouvés remplis d'or. Dans ce cas, c'eût été le trésor des rois mores qu'Abouabd-Allah-el-Zakir, dernier souverain de Grenade, vaincu dans l'Alhambra sa dernière forteresse, par Ferdinand et Isabelle, abandonnait, en fuyant vers les Alpuxarres, à ses heureux vainqueurs. Cette découverte suivit-elle immédiatement la prise de possession de l'Alhambra par les Chrétiens ou fut-elle due, plus tard, à quelque hasard heureux ? c'est que la tradition nous laisse ignorer. Le renseignement même qui concerne l'endroit ou fuirent trouvés ces vases, est on ne peut plus vague, et, par ces mot : appartements royaux contigus à la place des Citernes, on ne sait s'il faut entendre les restes exigus qui subsistent encore, vers l'endroit indiqué, de l'ancien palais des rois mores, ou les parties bien autrement considérables qui furent rasées par Charles-Quint, lorsqu'il conçut le malencontreux projet d'élever, sur cet emplacement, un massif palais qu'il laissa inachevé. Pour fournir au lecteur, que pourraient intéresser ces détails, quelques bases d'appréciation, nous rappellerons en très peu de mots la disposition primitive de l'Alhambra. L'Alhambra était tout à la fois le palais et la forteresse des rois mores, c'est-à-dire que c'était un palais enfermé dans la vaste enceinte d'une forteresse qui dominait en partie la ville de Grenade. Cette enceinte fortifiée occupait le sommet d'un mamelon, et se divisait intérieurement en plusieurs parties. A la pointe, qui s'avançait presque au centre de la ville, s'élevait l'Alcassabah ou forteresse proprement dite ; vers le centre était le palais qui formait un carré long, régulier. Entre la forteresse et le palais, s'étendait la place des Algibes ou des Citernes. Disons en passant que ces citernes, qui sont encore aujourd'hui parfaitement conservées, sont peut-être le plus merveilleux ouvrage qui subsiste dans cette enceinte. La principale, dont la voûte est à dix-sept pieds sous le sol, n'a pas moins de cent pieds de longueur, cinquante-cinq de largeur, et quarante-sept de hauteur sous voûte, avec des murailles de six pieds d'épaisseur. Ces citernes, qui reçoivent l'eau des montagnes voisines par des conduits souterrains d'une lieue d'étendue, pouvaient en toute saison suffire aux besoins de la nombreuse population qui habitait le palais et la forteresse. Au-delà de la place des Citernes, s'élevait, avons-nous dit, le palais, qui formait un parallélogramme régulier, divisé au centre en deux parties égales par le Patio del agua ou delestanque, magnifique cour intérieure, terminée à son extrémité septentrionale par l'énorme tour de Comarès. Les parties les mieux conservées et les plus complètes du palais s'étendent à l'orient de cette partie centrale ; c'est là particulièrement que se trouve le patio ou cour de la Fontaine-des-Lions, admirable modèle de légèreté, d'élégance et de richesse ornementale profusément répandue. A l'ouest de la cour centrale, se trouvait un autre patio qui répétait exactement la disposition de celuide la Fontaine-des-Lions ; mais cette cour et toutes les galeries qui l'environnaient, en un mot toute l'aile occidentale du palais est tombée pour faire place à la lourde construction que Charles-Quint est venu, par une sorte de barbare orgueil , implanter au sein même du féerique palais des rois mores. Il se peut donc que, en pratiquant les démolitions et les assises des fondations que nécessitaient ces constructions nouvelles, sur cet emplacement qu'on sait d'ailleurs être sillonné en tous sens par de nombreux souterrains, on ait rencontré dans quelque réduit secret, ainsi que la tradition le rapporte, les deux vases, placés là en prévision des éventualités du combat suprême, pour les soustraire au vainqueur ; soit seulement à cause de l'estime qu'on en faisait comme objets précieux et d'une haute valeur, soit à cause du trésor qu'on avait pu déposer dans leurs flancs. A quelque époque qu'ait eu lieu la trouvaille des deux vases, ce que l'absence de renseignements ne nous permet pas de préciser, toujours est-il qu'ils restèrent associés, objets tous deux de l'admiration des voyageurs et des artistes, jusqu'au moment où l'un d'eux disparut par suite de l'incurie apportée à leur conservation. Cet accident si regrettable ne parait pas cependant avoir éveillé la sollicitude du gouvernement espagnol à l'égard de celui qui subsiste, car un des touristes qui ont le plus récemment visité l'Espagne, notre compatriote Théophile Gautier, déplore en ces termes l'état d'abandon où il trouva ce rare et précieux spécimen de l'art céramique des Arabes . « A gauche , dit-il en parlant de la grande cour centrale, dite du réservoir ou des myrtes, se trouvent les archives et la pièce où, parmi des débris de toutes sortes, est relégué, il faut le dire à la honte des Grenadins, le magnifique vase de l'Alhambra, haut de près de quatre pieds, tout couvert d'ornements et d'inscriptions, monument d'une rareté inestimable, qui ferait à lui seul la gloire d'un Musée, et que l'incurie espagnole laisse se dégrader dans un recoin ignoble. Une des ailes qui forme les anses a été cassée récemment (3). » Ici se terminent les renseignements historiques, en bien petit nombre, que nous avons pu recueillir sur les deux vases de l'Alhambra. Nous allons maintenant décrire sommairement celui qui subsiste, principalement sous le rapport de sa composition céramique et de son ornementation. Nous ne parlerons de celui qui est perdu, et dont on peut voir la figure dans plusieurs ouvrages, que pour spécifier qu'il était un peu plus volumineux et plus développé dans sa panse que l'autre ; que ses anses étaient plus larges, et que son ornementation était moins chargée d'inscriptions. Le vase actuel, désigné en Espagne sous le titre de la Jarra, qui est le nom habituel d'une espèce de grands vases en terre fabriqués dans ce pays, est, suivant la technologie des arts céramiques, un vase composite, c'est-à-dire dont l'ensemble, que le vase soit ou non composé de plusieurs pièces, résulte de l'assemblage, de plusieurs formes superposées. La Jarra originale est d'une seule pièce et se compose d'une panse volumineuse en forme de poire ou de canope égyptien, debout sur sa pointe tronquée, et au-dessus de laquelle est implanté un col assez étroit, figurant un cylindre évasé par le haut. Deux anses, en forme d'ailerons aplatis, prennent naissance, par une large implantation, sur cette partie de la panse qu'on appelle les épaules, et vont, en se terminant en pointe, se rattacher à la partie supérieure du col. Cette forme, d'un ensemble assez étrange, et dont le caractère particulièrement saillant est d'être apode, c'est-à-dire sans pied proprement dit, parait appartenir à l'Espagne, et probablement à l'art moresque ; on la retrouve, en effet, appliquée à deux vases figurés dans le Musée céramique de MM. Brongniart et Riocreux (pl. v, fig. 4 et 5), et dont l'un, d'époque ancienne, a été retrouvé par M. le baron Taylor, employé dans la construction de voûtes du XIVe siècle, à Barcelonne , et dont l'autre, de fabrication moderne, provient de la Nouvelle-Castille ; on la retrouve également dans des hydrocérames ou Alcarazas des fabriques de Majorque et de Valence, figurés dans le même ouvrage, etc. Nous parlerons plus loin du galbe ou contour du vase, lorsque nous examinerons la question de savoir si la reproduction, exécutée à Sèvres et donnée à la ville de Rouen, peut passer pour fidèle. Disons seulement ici que, suivant une mesure donnée par M. Brongniart (Traité des Arts céramiques, t. II, p. 54), le vase original a 1m 36c de hauteur totale, et 0m 90c, de diamètre au maximum d'amplitude de la panse, et, suivant Marryat (History of Pottery and Porcelain, p. 258), 4 pieds 3 pouces anglais, sur 2 pieds 11 pouces, ce qui équivaut à 1m 30c sur 0m 89c, mesure un peu différente ; et , en outre, que, suivant les données fournies par les gravures de l'Académie de Madrid et de Murphy, la panse aurait à peu près les deux tiers de la hauteur totale. Arrêtons-nous encore un instant sur cette forme, qui semble procéder de celle des amphores antiques, et qui nous parait aujourd'hui aussi étrange qu'incommode , à cause du peu de base qu'elle présente. Jusqu'ici, à notre connaissance, on n'a rien dit de plausible pour l'expliquer. Cependant toute forme, surtout dans les vases d'une très grande dimension ou d'une utilité générale doit avoir sa raison d'être, et il ne suffit pas d'invoquer la fantaisie de l'ouvrier pour expliquer ce qui semble contredire les convenances les plus naturelles et même les lois de la statique. Les amphores antiques, destinées à conserver le vin, l'huile, et tous les liquides d'usage domestique, se terminaient en pointe d'ove tellement allongée, ou même par un prolongement tellement aigu, qu'elles manquaient complètement de base de sustentation, et qu'on nepouvaient les maintenir dans une situation perpendiculaire qu'en les enterrant jusqu'à une hauteur. C'est ainsi, du reste, que se sont présentées toutes celles qu'on a rencontrées à Rome, à Pompéia et ailleurs, dans des celliers qui avaient conservé leur disposition primitive. Pour comprendre la préférence donnée à cette forme singulière, qui nécessitait de pareilles précautions, il faut se rappeler que les anciens, pour la consommation et l'usage journalier des boissons et des liquides alimentaires, ne se servaient point comme nous de vaisseaux à ouverture inférieure qui permettent de soutirer ces liquides, mais qu'ils paraissent n'avoir fait emploi que de vaisseaux à large orifice supérieur par lesquels on puisait ces mêmes liquides, à l'aide de simpula ou d'autres ustensiles appropriés. Cet usage s'est, au reste, conservé dans le Midi et dans une partie de l'Orient, principalement pour les huiles. Ces vases, à formes allongées, à base conique et à station perpendiculaire, avaient donc l'avantage de favoriser la dépuration du liquide, en rassemblant dans leur culot en pointe, et sous un volume que le repos des couches supérieures tendait à réduire de plus en plus, toutes les matières tenues en suspension. Cette configuration avait, dès-lors, un but économique très bien entendu, surtout lorsqu'il s'agissait de la conservation de vins aussi chargés de matières colorantes que ceux des anciens. Maintenant, pour expliquer le maintien de cette forme à travers la succession des âges et les vicissitudes des révolutions, il suffit d'admettre la transmission de l'usage, justifiée par l'empire des habitudes et par des raisons de climat ; et, quant à l'application de cette forme, alors essentiellement usuelle, à des vases de pure décoration, tels que ceux de l'Alhambra, l'histoire des arts céramiques et l'étude philosophique des éléments de l'art ornemental à toutes les époques, fournissent trop d'exemples de ce genre pour qu'il soit besoin de chercher à la justifier. L'usage des jarres, c'est-à-dire de vases de forme simple, mais souvent de dimensions énormes , destinés à contenir de l'huile, du vin, des fruits, des grains, de l'eau, etc., et plutôt, en un mot à servir à des emplois domestiques qu'à la décoration, appartient à tous les pays, dès les époques les plus anciennes. Les amphores antiques trouvées près d'Antium , dans le territoire de Cumes, et qui ont près de six pieds et demi de hauteur, sont de véritables jarres, analogues, pour la forme et les dimensions, à celles que l'on fabrique dans différentes parties du globe. Quelques–uns de ces vases, fabriqués dans le midi de l'Europe, sont d'une dimension et d'une capacité extraordinaires. En Espagne, où on les appelle aussi tinajas (prononcez tinacas), ils atteignent les proportions les plus gigantesques que l'on connaisse. Quelques uns nécessitent les efforts de vingt hommes pour être portés au four. La jarre espagnole que l'on voit au Musée céramique de Sèvres n'a pas moins de : 3m 08c de hauteur sur 1m 06c de diamètre à la panse ; sa contenance est de 4,197 litres. Le baron Perey, chirurgien en chef des armées impériales, affirme, dans un de ses Mémoires, qu'il a mesuré quelques-unes de ces jarres qui avaient 4m de hauteur sur 2m de diamètre. Il parait qu'autrefois on en faisait de plus volumineuses encore ; on assure en avoir vu qui avaient une contenance presque double de celle dul Musée de Sèvres, et l'on ajoute que les citernes de chaque habitation à Grenade ne sont composées que de ces immenses jarres. Il est bon que, l'on sache que ces énormes pièces de poterie, soit anciennes, soit modernes, n'ont été et ne sont jamais exécutées sur le tour. Leur grandeur et leur poids rendraient impossible l'emploi d'un pareil procédé. On les façonne à la main, en établissant d'abord le fond ou culot, sur lequel on élève peu à peu les parois, à l'aide de rouleaux de terre molle ou de zones d'égale épaisseur, que l'on place en les comprimant fortement avec les mains, pour les lier plus intimement entre eux. Quand on arrive vers le milieu de la jarre c'est-à-dire vers sa partie la plus renflée, on est obligé de soutenir cette partie, soit avec des liens, soit avec des étais, pour l'empêcher de s'affaisser ou de s'écarter sous le poids des couches suivantes. Grâce à ces légères précautions , on conduit ainsi la plus grande jarre, depuis son fond jusqu'à son ouverture, sans le secours d'aucun autre instrument que les mains, si ce n'est toutefois une petite batte et une règle qui aide à donner aux parois une rondeur parfaite. La fabrication de ces vases remonte certainement, en Espagne, à l'époque de la domination des Mores ; à défaut d'autres témoignages, l'exemple fourni par les vases mêmes de l'Alhambra en serait une preuve, si d'ailleurs l'on ne retrouvait cette fabrication à peu près dans tous les lieux où les Arabes se sont établis ; ainsi, par exemple, parmi les tribus du mont Atlas. Les jarres à huile, dont il est parlé dans le conte arabe des Quarante Voleurs, qui fait partie des Mille et une Nuits, étaient probablement de ce genre. Les peuplades qui habitent les vallées du Caucase fabriquent aussi d'énormes jarres appelés Koupchines, qui leur servent à conserver le vin, et qui ne diffèrent que très peu sous le rapport des dimensions et de la forme des jarres espagnoles. Arrivant à qualifier la matière dont est composé le vase de l'Albamhra, nous rencontrons une erreur grave que les ouvrages les plus mieux informés ont successivement accréditée, et qu'il importe de rectifier. Dans ces ouvrages, en effet, on lit que les deux vases moresques sont en porcelaine ; or, aujourd'hui que de savants traites ont popularisé les connaissances céramographiques, il n'est permis à personne d'ignorer que les Arabes, soit d'Afrique, soit d'Espagne, n'ont jamais connu la porcelaine, dont la fabrication n'a commencé, en Europe que vers la fin du XVIIe siècle. Ce qui a probablement donné lieu à cette grave méprise, c'est que le nom de la porcelaine est bien plus ancien en Europe que le produit céramique auquel il s'applique exclusivement aujourd'hui : il a souvent servi, au XVIe siècle, à désigner les faïences fines d'Italie et d'Espagne qu'on appelle maintenant Majolica ou Majoriques. Il n'est donc pas impossible que cette désignation , appliquée aux vases dès l'époque de leur découverte, par suite de l'usage que nous venons de citer, ait été conservée par tradition, depuis même qu'elle avait perdu toute exactitude. En réalité, la Jarra est de faïence ; de cette faïence dont les Arabes, héritiers de tant de connaissances venues des profondeurs mystérieuses de l'antique Asie, apprirent le secret à l'Italie, et par elle à toute l'Europe (4). Ce peuple ingénieux, passionné, pour toutes les recherches de l'élégance et du luxe, a laissé, sur tous les monuments qu'il a construits, principalement en Espagne, d'innombrables témoignages de l'habileté qu'il avait acquise à revêtir la terre cuite des plus brillantes couleurs, appliquées, soit sous forme de vernis vitrifié, soit sous celle de véritable émail. Le sol et les murs des appartements, jusqu'à une certaine hauteur, sont revêtus de carrelages, de mosaïques en faïence, des dispositions le plus variées, et de l'éclat le plus merveilleux. Ce qui caractérise principalement ces fayences, ce n'est pas seulement la variété des couleurs, entre lesquelles l'azur domine, d'où le nom générique d'azulejos (prononcez azulécos) que portent ces pièces de revêtement ; ce sont bien plutôt ces admirables glaçures, appelées lustres et burgos, à reflets métalliques, d'or ou de cuivre poli, qui, employés seuls, ou sur d'autres couleurs auxquelles ils communiquent leur éclat chatoyant, produisent, lorsqu'ils sont frappés par la lumière, le plus éblouissant effet. Les récits des voyageurs, aussi bien que les observations des technologues, sont d'accord pour nous attester que les vases de l'Alhambra ne diffère pas, sous le rapport des procédés pour sa décoration, des faïences à lustres métalliques qui nous viennent des Arabes ou de leurs successeurs immédiats, en Espagne et en Italie (5). Le fond en est blanc ; non toutefois de ce blanc éclatant que, vers 1415, Luca-della-Robbia sut appliquer à ses riches faïences décoratives, et qui est un véritable émail, mais d'un blanc un peu jaunâtre, ce qui parait dénoter une simple couverte silico-alcaline. Les ornements qui s'étalent avec tant de prodigalité sur ce fond : feuillages, rinceaux, entrelacs, animaux et inscriptions, sont exécutées, partie en bleu à deux teintes, l'une plus foncée que l'autre, partie avec ce lustre métallique d'un éclat auréo-cuivreux qui décore si splendidement toutes les faïences arabes de la même origine. Le dessin original que M. Dauzats a mis complaisemment à notre disposition, nous renseigne sur le mode suivant lequel ces couleurs sont réparties. Comme dans les azulejos, le bleu est dominant ; étendu en teinte légère, il forme le fond des cartouches, des bordures, des ailes, etc. ; appliqué en teinte éclatante d'outremer, il dessine les animaux, les inscriptions, les feuillages fantastiques. Le jaune ou lustre cuivreux sert à réchampir toutes ces parties, en les entourant de bordures et de filets. Comme dans tous les monuments arabes, les inscriptions jouent un rôle très important dans la décoration de la Jarra. Si l'on s'en rapporte à la gravure des Antiguedades arabes, bien plus encore qu'au vase reproduit à Sèvres, ces inscriptions, gracieusement agencées en ornements et entremêlées de feuillages, suivant la méthode des artistes arabes, contournent la panse en une large ceinture, forment bordure autour des ailes, et enfin remplissent de grands cartouches découpés en forme de lambrequins qui semblent suspendus de chaque côté à la zône circulaire. Murphy, le premier à notre connaissance qui ait parlé de ces inscriptions et tenté de les interpréter, a fait la remarque que, suivant un usage fréquent dans les monuments arabes, ces longues séries de caractères se décomposent en groupes peu étendus, qui se reproduisent indéfiniment ; d'où il faut conclure que, ces inscriptions, en apparence très développées, ne font que répéter un grand nombre de fois une seule et même formule très concise. Déjà, sur le vase qui a été détruit, Murphy avait constaté que des inscriptions qui chargeaient trois écussons ou qui s'enroulaient en légende autour d'eux, n'étaient que la répétition d'une seule formule : Wa la ghâlib illâh llah, c'est-à-dire : Il n'y a point d'autre fort (ou d'autre vainqueur) que Dieu ; formule adoptée, vers le milieu du XIIIe siècle par Mohammed-ben-Alhamar, souverain de Grenade et fondateur de l'Alhambra, puis conservée comme devise par tous ses successeurs, en décorèrent profusément tous les monuments construits ou enrichis par eux. Cette dernière inscription ne pouvait présenter de difficultés sérieuses d'interprétation, parce que, reproduite à satiété, sous toute forme, en lettres cufiques, en caractères neskhi, avec ou sans points diacritiques, sous quelque transformation qu'elle se montre, elle est à l'instant signalée et reconnue ; mais il n'en était pas tout à fait de même de l'inscription de la Jarra ; moins vulgarisée que la précédente, et privée d'ailleurs partout de ses points déterminatifs, dont l'emploi est d'indiquer les voyelles absentes, elle n'a offert à Murphy qu'une lecture conjecturale et conséquemment un sens douteux ; cet antiquaire a cru y voir : Lâ amthàlan lahut, c'est-à-dire Point de ressemblance à lui (à Dieu) ; ce qui équivaut à : Nul n'est semblable à Dieu. Nous remarquerons, en terminant ce qui concerne ces inscriptions, que la devise des rois de Grenade, qui se lisait sur le vase détruit : Et il n'y a point de fort si ce n'est Dieu, suffit à elle seule d'abord pour témoigner que ces vases sont bien d'origine hispano-arabe, probablement de la fabrique de Grenade, et ensuite que l'époque de leur confection doit se renfermer entre ces deux limites : 1248, date du règne de Mohammed-ben-Alhamar, qui adopta la devise précédente, et 1492, date de l'expulsion des Mores de Grenade ; c'est-à-dire dans un espace, de deux siècles et demi. Cette latitude est encore assez grande pour qu'on ait tenté de la réduire et de préciser une date moins vague. M. Brongniart, nous ne savons à la vérité sur quel témoignage ou d'après quelle appréciation personnelle, dans un tableau chronologique de l'histoire des faïences (Traité des arts céramiques, t. II, p. 70), a posé, tout en le faisant suivre d'un signe dubitatif, le chiffre de 1320 ; mais on ne peut considérer cette fixation que comme une simple conjecture. L'auteur anonyme d'un article inséré dans le Magasin pittoresque, numéro de juillet 1850, se fondant principalement sur ce que, dans l'un des cartouches de notre vase, on voit deux antilopes, et, parmi les ornements des anses du vase disparu, quelques oiseaux, s'est efforcé de faire considérer ces représentations comme un indice de fabrication relativement plus récente, c'est-à-dire se rapportant à une époque, où l'oubli des prescriptions sévères du Coran conduisait les Arabes à introduire, dans leur ornementation, la représentation des figures animées auparavant si sévèrement interdite. En un mot, cet écrivain ne pense pas que ces deux vases soient antérieurs de beaucoup d'années à l'expulsion des Mores d'Espagne, cest-à-dire à la dernière moitiédu XVe siècle.Cet argument a peu de valeur a nos yeux parce que cette interdiction de représenter des figures animées n'a jamais été observée d'une manière bien rigoureuse par les Musulmans, même à des époques plus anciennes, que la fondation de l'Alhambra. Ainsi, pour ne citer qu'un exemple concluant à cet égard et choisi entre beaucoup d'autres, le savant M. Reinaud a publié, dans sa Description des Monuments musulmans du cabinet de M. de Blacas, (t. II, p. 423), un vase représentant des chasses, des combats, et d'autres scènes de la vie des Orientaux, fabriqué à Mossoul, en l'année 1232 de notre ère, par un fervent Musulman qui l'a couvert de pieuses maximes empruntées au formulaire de sa religion. Ce serait donc vainement qu'on s'appuierait sur une pareille argumentation pour essayer de déterminer la date probable de nos vases, et la question soulevée ne restera pas moins flottante entre les deux limites que nous avons posées, jusqu'à ce qu'un observateur compétent, par une appréciation directe et raisonnée des procédés de fabrication employés, ait réussi à fixer une approximation moins contestable. Ici se termine à peu près tout ce que nous avons pu recueillir de positif ou de moins conjectural sur les deux célèbres vases de l'Alhambra et sur la Jarra en particulier qui a servi de modèle au vase exécuté à Sèvres et accordé en don à la ville de Rouen. Nous allons maintenant faire part de nos observations sur cette reproduction, examiner jusqu'à quel point on peut la considérer comme une copie fidèle ; puis, discutant à cette occasion la question si grave de la conservation ou de l'altération du galbe primitif, nous montrerons combien, malgré l'autorité de tant de gravures publiées dans les ouvrages les plus exacts et les plus recommandables, il reste encore d'incertitudes sur les proportions réelles, la forme absolue et le galbe authentique du véritable vase de l'Alhambra. Nous voudrions pouvoir affirmer l'exactitude absolue de la reproduction du vase de l'Alhambra, exécutée à Sèvres, et offert en don à la ville de Rouen ; trop d'inexactitudes, soit dans les détails, soit même dans l'ensemble, nous paraissent évidentes pour que nous osions risquer une pareille affirmation. D'un autre côté, les nombreuses gravures publiées d'après le vase original (6), quoique appartenant à des ouvrages dont l'importance et le luxe d'exécution sembleraient devoir garantir la sincérité, présentent entre elles des dissemblances telles, qu'il serait impossible d'en déduire avec certitude une forme précise qui servit de type ou de critérium. A défaut de ces autorités figurées, une mensuration exacte des hauteurs, proportions et diamètres successifs des différentes parties du vase, si elle existait quelque part, suffirait sans doute pour établir la forme générale ; mais les voyageurs n'ont parlé que de la hauteur totale, dimension à laquelle M. Brongniart a ajouté celle du plus grand diamètre de la panse. Or, ces deux données sont complètement insuffisantes, eu égard à la forme composite du vase, pour en restituer le galbe. La mesure la plus importante à obtenir, après celles que nous venons de citer, serait sans contredit le diamètre de la base. En effet, la panse du vase étant, comme nous l'avons dit précédemment, en forme de poire, dressée sur sa pointe tronquée, on conçoit combien une différence de diamètre, pour peu qu'elle soit importante dans cette dernière partie, doit contribuer à modifier toutes les proportions du contour. Nous allons, au reste, le démontrer en faisant connaître les différentes proportions de ces deux diamètres extrêmes, telles que nous les avons relevées avec soin sur les principales gravures publiées d'après le vase de l'Alhambra. La gravure insérée dans Antiguedades arabes de Espana offre, comme nous l'avons dit, tant par ses dimensions que par le soin apporté à son exécution, la plus importante reproduction qui ait été publiée du vase de l'Alhambra. Dans cette gravure, copiée d'ailleurs avec exactitude mais sous forme très réduite, dans le Magasin pittoresque (Juillet 1850, page 213), la pause du vase présente une belle forme ovoïde, à peine renflée vers sa partie supérieure, et qui diffère énormément de celle que lui assignent les dessins postérieurs. Le diamètre de la base est contenu à peu près trois fois et demi dans celui de la pause. La proportion entre ces deux diamètres est à peu près la même dans la gravure insérée dans l'ouvrage de Murphy ; déjà cependant la forme de poire est sensiblement plus accusée. Cette forme devient prédominante dans la gravure du Musée céramique ; aussi la proportion du grand diamètre est-elle presque doublée ; elle est de six fois et demi supérieure à celle du petit. Enfin, la différence proportionnelle entre ces deux dimensions devient tout-à-fait excessive dans les gravures d'Owen Jones et de Marryat ; le diamètre de la panse est neuf fois et demi plus grand que celui de la base. On conçoit que, entre ces différents termes de proportion qui s'éloignent de plus en plus les uns des autres, il soit impossible d'établir une donnée positive qui serve à justifier l'exactitude de reproduction du vase donné à la ville de Rouen. Les proportions de ce dernier différent, au reste, de toutes celles que nous venons d'énoncer, y compris même celles que fournit la gravure du Musée céramique, laquelle cependant devrait être en rapport exact de proportion avec son original. Le diamètre de sa panse étant de 76 centimètres, et celle de sa base de 14, il s'ensuit que le plus grand est de cinq fois et demi supérieur au plus petit ; ce qui constitue une différence d'un petit diamètre entier entre le vase et sa gravure (7). Il importe maintenant de faire connaître sur quelle autorité et d'après quel dessin la manufacture de Sèvres a établi sa reproduction. Un de nos peintres les plus distingués, M. Dauzats, voyageant en 1836 en Espagne, avec M. le baronTaylor, pour recueillir, au compte de la liste civile, les tableaux qui devaient former la collection du Musée espagnol, au Louvre, éprouva le désir, en séjournant à Grenade, d'emporter dans ses portefeuilles d'artiste, un souvenir aussi complet que possible du merveilleux vase de l' Alhambra. Suivant des renseignements fournis par lui-même, il mesura les dimensions du vase, et dessina scrupuleusement les divisions et les ornements d'une moitié de la partie apparente à l'œil du spectateur, placé à un point de vue ordinaire ; ce qui donne un peu moins du quart de la circonférence. Il indiqua, en outre, sur son dessin les nuances du coloris et des émaux. Après le retour de l'artiste en France, M. Brongniart, directeur de la manufacture de Sèvres, ayant pris connaissance de ce dessin, pensa qu'il pourrait servir à exécuter une reproduction en porcelaine, dans les dimensions de l'original. Il en obtint donc la cession, et c'est sur les éléments graphiques, fournis par ce tracé, que fut exécutée, en 1812, la première copie du vase, copie qui décore aujourd'hui l'Hôtel de la Présidence de l'Assemblée Nationale. Disons en passant que cette première reproduction diffère à beaucoup d'égards de la seconde, qui fut exécutée quelques années plus tard, et que possède aujourd'hui la ville de Rouen. Nous ne savons, à la vérité, si, dans ce premier essai, les artistes décorateurs se sont astreints à l'imitation des couleurs indiquées par le dessin original, mais, ce que nous pouvons dire, c'est que l'ornementation est en grande partie en bleu, et appliquée par un procédé qu'on appelle d'incrustation ; c'est-à-dire que les couleurs, au lieu d'être étendues en couche mince et en guise de peinture sur les parois, remplissent, à la manière des marqueteries, des vides ménagés sur toute la surface dans l'opération du moulage. Le dessin de M. Dauzats, autant que nous pouvons en juger par la reproduction à laquelle il a servi de base, est bien loin de concorder, dans ses détails principaux, avec les gravures précédemment publiées. Nous ne dirons rien du galbe ; il est évident, en considérant les énormes différences d'appréciation auxquelles ont abouti les dessinateurs, en tentant d'établir les proportions relatives des deux diamètres principaux, que cette suite de modifications délicates de la forme qui constitue le galbe est bien difficile à saisir. Nous n'oserions donc affirmer que M. Dauzats ait été plus heureux que ses devanciers. Cet artiste déclare d'ailleurs qu'il s'est contenté de prendre des mesures, sans employer de moyens d'approximation plus certains, tels que celui, par exemple, de relever le profil avec une bande de carton découpée qui en eût exactement épousé le contour. Quant aux ornements, aux figurations diverses, il s'est appliqué, assure-t-il, à les dessiner avec une scrupuleuse précision, mais à simple vue, sans tourner autour du vase, et surtout, sans employer le secours du calque pour en bien fixer les détails. Il était loin de songer, d'aiileurs, lorsqu'il exécutait ce tracé, qu'on tenterait plus tard de reconstruire le vase d'après cette simple donnée. Il agissait alors en peintre et non en céramiste ; aussi déclare–t-il que, s'il s'est efforcé d'être exact, il n'a point cependant visé au trompe-l'œil. Nous voudrions bien ne pas faire dégénérer cette critique en discussion stérile à propos de minuties. Toutefois, nous ne saurions nous dispenser de relever une inexactitude qui nous paraît toucher à une question véritablement archéologique ; nous voulons parler des inscriptions. On se rappelle que Murphy, le seul qui ait parlé de ces inscriptions et tenté de les interpréter, avait remarqué qu'elles se composaient d'une formule peu étendue, répétée un grand nombre de fois. La figure qu'il a donnée du vase, ainsi que celle qu'a publiée l'Académie de Madrid, fournissent un appui à cette supposition, car on y remarque trois ou quatre groupes de caractères qui se reproduisent et s'enchaînent constamment sur tous les bandeaux ou cartouches que décorent ces inscriptions. Or, dans le vase que nous examinons, c'est en vain que nous cherchons à retrouver ces groupes parfaitement caractérisés. Nous ne voyons guère qu'un pêle–mêle de caractères baroques, beaucoup plus semblables à des traits de fantaisie qu'à l'épigraphie des monuments hispano-moresques. Au reste, nous avons fait une remarque qui pourrait, jusqu'à un certain point, aider à expliquer celle confusion introduite dans des formes qui se présentent aussi nettes que précises, sur les gravures citées. Les caractères de l'écriture arabe, dans presque toutes les inscriptions monumentales, se montrent rarement simples ; ils sont presque toujours enjolivés de traits, de feuillages et de fleurs qui décorent les vides de l'écriture ou forment un fond sur lequel celle-ci se détache. Les gravures nous attestent que les inscriptions du vase original ne dérogent point à cet usage ; d'élégants feuillages diaprent le fond sur lequel elles s'étalent. Or, il nous a paru que le dernier dessinateur, en copiant les inscriptions, s'était proposé de négliger les accessoires, mais que, soit que la coloration fût la même pour les unes comme pour les autres, soit que la distinction fût difficile à établir pour tout autre qu'un arabisant, il avait, par méprise, conservé, parmi les véritables caractères, des trait , des formes, des appendices qui ne devaient appartenir qu'à l'accessoire de pure fantaisie De là un assemblage de formes et de traits qui déroutent l'œil de l'observateur habitué à l'élégant enchaînement des caractères arabes ; disparate et confusion que le décorateur est venu aggraver en surchargeant lourdement ces légendes d'une couleur noire intense qui les fait trancher avec dureté sur les couleurs tendres de toute l'ornementation. La coloration du vase, nous l'avons déjà dit, est toute de fantaisie. C'est M. Dieterle, artiste en chef de la manufacture de Sèvres, qui en est l'auteur. Tout en respectant scrupuleusement le tracé du dessin fourni par M. Dauzats, il a combiné le choix des couleurs en se guidant principalement sur des modèles empruntés aux manuscrits persans. Cette combinaison ne nous paraît pas entièrement heureuse. La plus grande partie du fond est en rose–isabelle, couleur très suave, mais un peu fade pour une aussi grande pièce ; sur cette couleur se détachent les rinceaux et les ornements en argenture de platine. Le fond des cartouches est en or mat, de couleur pâle, dit or vert. C'est sur ce fond que s'enlèvent les légendes en noir, dont nous avons parlé, et les figures d'Antilopes qui décorent deux grands cartouches placés à la partie supérieure de la panse. Ces dernières figures, ainsi que les bordures des cartouches, sont exécutées en vert à deux teintes, d'une nuance dure et criarde qui ne s'harmonise pas mieux que le noir des légendes avec toutes les couleurs claires de l'ensemble. Le col du vase, dont nous aurions peut-être dû parler, lorsque nous discutions tout ce qui concernait la forme, pour faire observer que, si l'on s'en rapporte à toutes les gravures publiées, ce col paraît être à pans brisés dans l'original, et non cylindrique comme dans notre vase, le col est plus heureusement décoré que le reste. Les couleurs, appliquées par moins grandes surfaces que sur la panse, s'y marient avec plus d'harmonie. Au total, l'effet est froid, indécis, et manque totalement de ces contrastes hardis et brillants qui caractérisent les colorations des monuments arabes. Nous regrettons vivement que l'artiste ait, à quelques détails près, exclu le bleu de son système de coloration. Le bleu d'azur, indépendamment de ce qu'il constitue une couleur qu'on peut considérer comme essentiellement arabe, puisque son nom est tiré de la langue des Mores (azul) et que les Arabes l'ont prodigué sur leurs faïences, possède un éclat, un velouté qui le rend particulièrement propre à la décoration. L'application restreinte qu'on en a faite sur les ailes du vase témoigne assez qu'un emploi de cette couleur, plus largement distribué, eût contribué à produire un résultat infiniment plus riche et plus avantageux. Puisque nous venons de citer les ailes du vase, disons, avant de terminer, que ces deux appendices ne sont point exécutés en porcelain , comme l'ensemble de la pièce ; ils sont en cuivre émaillé. C'est le premier essai que la manufacture de Sèvres ait fait, il y a quelques années, dans le but de tendre à la réhabilitation de cet art du moyen-âge : l'émaillure sur métal par incrustation, ou, suivant le terme technique, à champ-levé. Depuis cette tentative qui laissait encore beaucoup à désirer, les émaux n'étant que lustrés au feu et non polis à la meule, comme sur les belles plaques émaillées du XIIIe siècle, la manufacture de Sèvres a monté un atelier complet pour ce genre de travail, et elle a produit des émaux, à l'imitation de ceux de toutes les époques du moyen-âge et de la renaissance, dont l'exécution ne laisse plus rien à envier aux modèles des siècles passés. Il nous reste à donner quelques détails sur le mode de fabrication que l'on a suivi pour exécuter une aussi grande pièce que la panse du vase, d'un seul morceau et sans soudure de pièces avant la cuisson. Le col, qui est lui-même formé de deux tronçons ajustés et liés ensemble par un boulon, et les deux ailes en cuivre émaillé sont des pièces de rapport qui sont simplement implantées sur la panse, et fixées à l'aide de vis ; mais la panse, d'une hauteur de 95 cent. sur un diamètre de 75 au moins, est d'une seule pièce, et l'exécution d'un vase creux, en porcelaine, d'un aussi grand volume, présente des difficultés, tant au moulage qu'à la cuisson, qu'il n'est pas facile de surmonter. Voici, en peu de mots, le procédé dont on s'est servi : On a composé un moule de sept à huit zones horizontales, chacune d'une seule pièce, représentant autant d'anneaux de diamètres différents, lesquels, posés les uns sur les autres, donnaient par leur vide intérieur la forme du vase. L'anneau qui correspondait à l'orifice étant placé à la base de la pile, on l'a rempli à la main d'une couche de pâte, qu'à l'aide d'un maillet tamponné on a appliquée exactement sur les parois du moule ; cette pièce remplie, on a ajouté un second anneau, puis un troisième et ainsi de suite jusqu'au dernier, en élevant successivement le mur de pâte qu'on avait soin de bien incorporer avec la zône immédiatement inférieure. Le vase entier étant ainsi moulé, et la pâte ayant pris de la consistance par la dessiccation, tous les anneaux ont été enlevés, les cinq à six premiers par en haut, autant que leur diamètre progressivement croissant permettait d'opérer cette dépouille. Un seul anneau, formant ceinture un peu au-dessous du plus grand diamètre, était brisé en deux demi-circonférences fortement reliées ensemble par des cordes ; il servit, au moyen d'attaches, à extraire le vase hors des anneaux inférieurs, et à le transporter, entièrement dénudé, sur un socle pour recevoir les derniers apprêts. Ces détails techniques, peu compréhensibles de leur nature sans le secours des figures, fatigueraient sans doute l'attention du lecteur, si nous tentions de les étendre davantage ; nous terminerons donc ici cette notice, déjà beaucoup trop longue peut-être, mais que justifie jusqu'à un certain point l'importance de cette belle oeuvre d'art et d'industrie que la ville de Rouen doit à la munificence du Gouvernement. P. S. Depuis que cette notice a été insérée dans la Revue de Rouen, M. Dauzats a eu l'extrême obligeance de nous communiquer le dessin original qu'il a exécuté en 1836, à Grenade, d'après le vase de l'Alhambra. Nous ne pouvons que rendre hommage aux soins minutieux dont l'artiste a fait preuve pour atteindre à la précision, au rendu parfait des détails, dans l'exécution de ce dessin de la grandeur de l'original. Si nous avions connu plus tôt ce document, auquel nous ajoutons toute confiance, nous aurions pu parler avec plus de certitude et dit vase lui-même et de l'exactitude de reproduction de la copie exécutée à Sèvres. Néanmoins, nous maintenons la plupart de nos remarques, excepté toutefois pour ce qui concerne les légendes arabes que le dessinateur paraît avoir copiées avec la même exactitude que le reste, et qui diffèrent complètement, il faut bien le dire, de celles qu'on voit figurées sur les gravures des Antiguedades arabes, et de l'ouvrage de Murphy. On se rappelle que, dans ces gravures, une seule formule, composée d'un petit nombre de caractères, se reproduit indéfiniment sur les bordures et les cartouches ; ce qui venait à l'appui de l'assertion de Murphy, qui avait tenté de donner la traduction de cette formule. Dans le dessin de M. Dauzats, qu'on a copié à Sèvres aussi exactement que l'ont permis les conditions même de ce dessin qui, comme nous l'avons dit, ne représente que le quart visuel du vase, les légendes sont évidemment composées de formules beaucoup plus développées, et quelques-unes, celles des cartouches inférieurs, par exemple, remplissent, sans répétitions, le cartouche entier. Il est, au reste, évident, comme nous l'avions pressenti, que des parties ornementales, des fleurons, des appendices de fantaisie sont mêlés aux caractères, suivant l'usage des calligraphes arabes, et contribuent à jeter, sur les légendes, une apparence d'inexactitude et de capricieux pastiche, qui nous avait fait douter de la sincérité de la copie. Les seuls reproches sérieux que, après comparaison faite du dessin et du vase exécuté à Sèvres, nous maintenions contre ce dernier, c'est la coloration toute de fantaisie, laquelle, avec la prétention de produire plus d'effet que celle de l'original, est réellement restée bien au-dessous ; c'est une altération du galbe résultant d'un affaissement circulaire des épaules, accident qu'il faut mettre sur le compte de la cuisson ; c'est enfin l'arrondissement circulaire du contour de l'orifice, quand le dessin indique évidemment une succession de pans brisés. A part ces altérations plus ou moins graves du type primitif, le vase de Sèvres est une œuvre remarquable, d'une exécution difficile, et dont la réussite fait le plus grand honneur aux artistes qui l'ont tentée. [Extrait de la Revue de Rouen et de Normandie, janvier-février 1851.]
NOTES : (1) Marryat ; History of Pottery and Porcelain, art. Jarra. M. Brongniart (Traité des Arts Céram., II, 53, note), se borne à dire, sans préciser d'époque, que ce vase ayant été cassé, fut vendu à un voyageur. M. Dauzats assure en avoir encore vu les débris en 1836. (2) Cet ouvrage, entrepris sous les auspices du gouvernement espagnol, par deux architectes, un ingénieur et une commission de savants de l'académie de Saint-Ferdinand, n'a point été achevé. Le premier volume, de format in-folio, a été publié à Madrid, en 1780, sous le titre de Antiguedades arabes de Espana. Il contient des plans et des vues de l'Alhambra et de la cathédrale de Cordoue, mais en trop petit nombre pour bien faire connaître ces deux monuments de l'architecture moresque à ses deux points extrêmes, à son commencement et à son déclin. Malheureusement, le texte joint à cette publication ne fournit aucun détail sur le sujet des planches. Ce n'est qu'une explication des inscriptions arabes inscrites sur ces deux édifices. (3) Théoph. Gautier ; Voyage en Espagne, chap. XI. (4) La composition de la pâte des anciennes faïences hispano-moresquess a été analysée par M. Brongniart qui a trouvé les résultats suivants : Silice : 46,04
Cette composition ne diffère que par des inégalités de dosage très
peu
importantes de celle de toutes les autres faïences connues, excepté
toutefois celles de Palissy que caractérise une absence presque totale
de chaux. Voici, par exemple, comme terme de comparaison, la
composition de la pâte des anciennes faïences de Rouen, également
fournie par M. Brongniart ( Traité des Arts Céram., II, 23) :Alumine : 18,45 Chaux : 17,64 Magnésie : 0,87 Fer : 3,04 Acide carbonique et perte : 13,96
Silice : 47,96
(5) Le lustre cuivreux, qui revêt avec tant d'éclat les
faïences hispano-arabes, n'a point
encore laissé surprendre aux chimistes modernes
le secret de sa préparation. C'est à peine si, après des analyses très
délicates et réitérées, M. Brongniart est parvenu à se convaincre
qu'il n'y avait aucune parcelle d'or dans ce lustre, et que tout son
état était dû au cuivre. Mais à quel état se trouvait le cuivre dans
cette couche colorante ? Cest ce qu'il
ne lui a pas été possible de déterminer d'une manière absolue, à cause
del'épaisseur à peine appréciable de cette couche ; il lui a paru
probablequ'il y était à l'état de silicate de protoxide de cuivre.
Les essais que M. Brongniart a tentés pour reproduire ce
lustre, sans être couronnés d'un succès complet, l'ont cependant
conduit à des résultats satisfaisants. Ainsi, ayant fait rougir dans
une moufle des tessons de faïence commune, et ayant projeté dans
l'intérieur de cette moufle, au moment de la plus grande chaleur, du
papier grossier contenant de l'oxide de cuivre, il a trouvé, en
défournant les tessons couverts par places d'un lustre qui ne différait
en rien des plus beaux lustres des
vases d'Espagne. ( Voyez Tr. des Arts céram., II, 607).Alumine : 15,02 Chaux : 20,24 Magnésie : 0,44 Fer : 12,27 Acide carbonique et perte : 12,27 (6) Les deux vases de l'Alhambra, ou celui qui subsiste seul aujourd'hui, ont été figurés dans les ouvrages suivants : 1° Antiguedades arabes de Espana ; publié en 1780, par l'Académie de Madrid. 1 vol. in-f°, pl. XVIII et XIX. - 2° Copie française des planches de cet ouvrage exécutée seulement au trait et de format petit in-f°. Les deux vases sont sur une même planche. - 3° Voyage pittoresque et historique de l'Espagne, par le comte Alex. de La Borde. Paris, 1807, 4 vol. gr. in-f°, t. II, pl. LXVI et LXVI, p. 25. - 4° The Arabian antiquities of Spain, by James Cavanah Murphy. London 1813 ; in-f° atlant., pl. XLVII et XLVIII. - 5° Plans, élévations et coupes de l'Alhambra, avec les détails, etc., par Jules Goury et Owen Joncs, architectes. Paris, 1852, grand in-f°, pl. XIX. - 6° Magasin pittoresque, juillet 1850, p. 212 et 213 ; copie réduite des gravures insérées dans les ouvrages 1° et 2°. - 7° Description du Musée céramique de Sèvres, par MM. Brongniart et Riocreux. Paris, 1845, in-4°, III° divis., pl. III, fig. 2. - 8° A History of Pottery and Porcelain, by Jos. Marryat. London, 1850, in-8°, p. 258, copie réduite de la gravure insérée dans l'ouvrage, n° 5°. (7) Pour faire juger d'un coup-d'oeil la différence que présentent ces diverses proportions, nous dirons, sans tenir compte des petites fractions, que le diamètre de la panse du vase est à celui de la base :
D'après Murphy et l'Académie de Madrid
3 1/2
1
D'après le vase donné à la ville de Rouen 5 1/2 1 D'après le Musée céramique 6 1/2 1 D'après Marryat 9 1/2 1 (texte non relu après saisie - 22.XI.08) |