Jean Richepin
(1849-1926)

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L'Homme aux yeux pâles


MONSIEUR le juge d'instruction Pierre-Agénor de Vargnes est absolument le contraire d'un mauvais plaisant. C'est la dignité, le sérieux, la correction en personne. Comme homme grave, tout à fait incapable de commettre, même d'imaginer, fût-ce en rêve, quoi que ce soit pouvant ressembler, fût-ce de loin, à une fumisterie.

Cela connu, on comprendra sans peine que j'aie senti passer en moi le frisson de la petite mort lorsque M. Pierre-Agénor de Vargnes me fit l'honneur de me raconter l'histoire suivante :

Un jour de l'hiver dernier, vers les huit heures du matin, comme il allait sortir de chez lui pour se rendre au Palais, son valet de chambre lui remit une carte de visite ainsi libellée :

LE DOCTEUR
JAMES FERDINAND
Membre de l'Académie de médecine de Port-au-Prince,
Chevalier de la Légion d'honneur

Dans le bas de la carte, il y avait écrit au crayon : de la part de Mme Frogère.

M. de Vargnes connaissait fort bien cette dame, très aimable créole d'Haïti, qu'il rencontrait dans plusieurs salons. D'autre part, si le nom du docteur n'éveillait en lui aucun souvenir, la qualité seule du personnage et ses titres, même sans la recommandation de Mme Frogère, exigeaient la politesse d'un accueil, quelque bref qu'il dût être. Aussi, quoique pressé de sortir, M. de Vargnes donna-t-il au valet de chambre l'ordre d'introduire ce visiteur si matinal, tout en le prévenant que le Palais réclamait M. le juge, dont les minutes étaient comptées.

A l'entrée du docteur, M. de Vargnes ne put, malgré son habituelle impassibilité, retenir un mouvement de surprise.

Le docteur, en effet, présentait cette étrange anomalie, d'être un nègre du plus beau noir avec des yeux d'homme blanc, de blanc extrêmement septentrional, des yeux bleus très pâles, très froids, très clairs.

La surprise de M. de Vargnes redoubla quand le docteur, après quelques mots d'excuses sur l'heure indue de sa visite, ajouta en souriant d'un sourire énigmatique :

- Mes yeux vous étonnent, n'est-ce pas, monsieur ? J'étais sûr qu'ils vous étonneraient. Et, à vrai dire, je ne suis venu ici que pour vous les faire bien regarder, afin que vous puissiez ne les oublier jamais.

Le sourire et la phrase, encore plus que le sourire, semblaient d'un fou. Cela, d'ailleurs, était dit fort doucement, de cette voix enfantine? zézayante, particulière aux nègres, avec les r s'écrasant sous la langue en flûtements mouillés. Et, dans ce gazouillis les paroles au sens mystérieux, presque menaçant, n'en avaient que mieux l'air d'être proférées au hasard par un être dénué de raison.

Mais le regard, lui, le très pâle, très froid et très clair regard des yeux bleus, il n'était pas d'un fou, certes. Il disait nettement la menace, en vérité, oui, la menace, et aussi l'ironie, et par-dessus tout une férocité implacable. Ce ne fut qu'un éclair, mais flamboyant, de façon qu'on ne pût, en effet, jamais l'oublier.

- J'ai vu, ajoutait M. de Vargnes en en parlant, j'ai vu bien des regards d'assassin, et à fond. En aucun cependant comme en celui-là je n'ai plongé jusqu'à une telle profondeur de crime et d'impudente sécurité dans le crime.

L'impression fut si forte que M. de Vargnes crut alors être le jouet d'une hallucination, d'autant que le docteur, sa phrase prononcée, continuait en souriant de plus belle et avec son accent le plus puéril :

- Vous devez, monsieur, ne rien comprendre à ce que je vous dis là. De cela aussi, veuillez m'excuser. Demain vous recevrez une lettre qui vous expliquera tout. Mais il était nécessaire que d'abord je me fisse voir à vous, ou du moins que je vous fisse voir, bien voir, tout à fait voir, mes yeux qui sont moi, mon seul et vrai moi, comme vous en jugerez.

Après quoi, sur un salut d'une suprême distinction, le docteur s'était retiré, laissant M. de Vargnes, abasourdi, en proie à ce doute :

- Ne serait-ce qu'un aliéné ? La féroce expression, la profondeur criminelle de ce regard auraient-elles pour cause unique le bizarre contraste de la face ténébreuse et des yeux si pâles ?

Ainsi absorbé, M. de Vargnes laissa malheureusement s'écouler quelques minutes. Puis, tout d'un coup :

- Mais non, non, pensa-t-il, je ne suis le jouet d'aucune hallucination. Il n'y a là aucun phénomène d'optique. Cet homme est évidemment un scélérat effroyable. J'ai failli à tous mes devoirs en ne l'arrêtant pas moi-même, séance tenante, illégalement, au risque de ma vie, qu'importe !

Et le juge s'était précipité dans l'escalier, à la poursuite du docteur. Mais trop tard ! L'autre avait disparu.

M. de Vargnes se présenta dans l'après-midi chez Mme Frogère pour lui demander quelques éclaircissements. Elle ne connaissait pas le moins du monde le docteur nègre et pouvait même certifier que le personnage était fictif ; car, très au courant de la haute société haïtienne, elle savait pertinemment que l'Académie de médecine de Port-au-Prince ne comptait parmi ses membres aucun docteur de ce nom.

M. de Vargnes insistant et donnant le signalement du docteur, avec mention spéciale de ses yeux si extraordinaires, Mme Frogère se mit en à rire et dit :

- Vous avez certainement eu affaire, cher Monsieur, à un mystificateur. Les yeux que vous me décrivez là sont des yeux de blanc, sans doute possible. L'individu devait être barbouillé.

Rappelant alors tous ses souvenirs, M. de Vargnes reconnut que le docteur, en effet, n'avait guère du nègre que la noirceur, la chevelure et la barbe en toison, le parler facile à contrefaire, mais nullement le type, ni même l'allure onduleuse si caractéristique. Peut-être bien, donc, n'était-ce qu'un mauvais farceur. Tout le jour, M. de Vargnes se complut dans cette idée, qui blessait un peu sa dignitié d'homme grave, mais qui apaisait ses scrupules de magistrat.

Le lendemain, il recevait la lettre promise. Elle était écrite, ainsi que l'adresse, en mots imprimés découpés dans les journaux. La voici :

«Monsieur,
«Le docteur James Ferdinand n'existe pas ; mais l'homme, dont vous avez vu les yeux, existe, et vous le reconnaîtrez sûrement à ces yeux-là. Cet homme a commis deux crimes. Il n'en a pas de remords. Seulement, étant psychologue, cet homme a peur de céder quelque jour à l'impérieuse tentation de confesser ses crimes. Vous savez mieux que personne (car c'est là votre aide le plus puissant) avec quelle force irrésistible les criminels, les intellectuels surtout, éprouvent cette tentation. Le grand Edgard Poe a écrit là-dessus des chefs-d'oeuvre qui sont l'exacte notation de la vérité. Toutefois il a oublié de noter le phénomène ultime, dont je vais vous instruire, monsieur le juge d'instruction. Oui, moi, criminel, j'ai besoin, épouvantablement besoin que quelqu'un sache mes crimes. Mais, ce besoin satisfait, mon secret révélé à un confident, je suis tranquille à jamais, quitte envers le démon de la perversité qui ne tente qu'une fois. Eh bien ! voilà qui est accompli. Vous aurez mon secret : car le jour où vous me reconnaîtrez à mes yeux, vous chercherez à découvrir de quoi je suis coupable et comment je le fus ; et vous le découvrirez, étant un maître en votre profession, ce qui, entre parenthèses, vous vaut l'honneur d'avoir été choisi par moi pour porter le poids de ce secret, désormais à nous deux, et à nous deux seuls. Je dis bien à nous deux seuls. Vous ne pourrez, en effet, ce secret, en prouver à personne la réalité, sinon par mon aveu, que je vous défie d'obtenir sous forme d'aveu public, puisque maintenant j'ai trouvé moyen de vous le faire, à vous, et sans danger».

Trois mois plus tard, dans une soirée, M. de Vargnes rencontrait M. X.... et du premier coup, sans la moindre hésitation, il reconnaissait en lui les extraordinaires yeux bleus très pâles, très froids et très clairs, les yeux inoubliables.

L'homme, lui, demeura impassible souverainement, si bien que M. de Vargnes en fut réduit à se dire :

- C'est probablement cette fois-ci que je suis le jouet d'une hallucination. Ou bien alors il existe au monde deux paires d'yeux tout à fait semblables. Et quels yeux, pourtant ! Est-ce donc possible ?

M. de Vargnes fit une enquête sur la vie de M. X... Il apprit ceci, qui leva tous ses doutes.

Cinq ans auparavant, M. X... était un pauvre étudiant en médecine, fort brillant, d'ailleurs, et qui, sans être encore reçu docteur, s'était fait remarquer déjà par de curieux travaux microbiologiques. Une jeune veuve extrêment riche s'était éprise de lui et l'avait épousé. Elle avait, de son premier mariage, un enfant. En l'espace de six mois, l'enfant d'abord, puis la mère, étaient morts de la fièvre typhoïde, et M. X... avait ainsi hérité, en bonne et due forme, sans discussion possible, de la grosse fortune. Il n'y avait qu'une voix pour proclamer qu'il avait prodigué ses soins aux deux malades avec un dévouement admirable.

Ces deux morts, fallait-il donc y voir les deux crimes mentionnés dans la lettre ?

Mais alors, M. X... aurait empoisonné ses deux victimes avec des microbes de fièvre typhoïde, savamment cultivés en elles, de façon à rendre l'infection invincible même aux soins du dévouement le plus admirable ?

Pourquoi pas ?

- Vous croyez cela ? demandai-je à M. de Vargnes.

- Absolument, me répondit-il. Et ce qu'il y a de plus affreux, c'est que le scélérat a eu raison en me défiant de le contraindre à un aveu public. Je ne vois, en effet, aucun moyen d'y arriver, aucun. Un instant j'ai songé au magnétisme. Mais qui pourrait magnétiser cet homme aux yeux si pâles, si froids, si clairs ? Avec des yeux pareils, c'est lui qui forcerait le magnétiseur à se dénoncer lui-même comme un coupable. Puis, en poussant un grand soupir :

- Ah ! la justice d'autrefois avait du bon ! Et, comme mon regard l'interrogeait, M. de Vargnes ajouta d'un ton très ferme et très convaincu :

- La justice d'autrefois avait à son service la torture.

- Ma foi ! répliquai-je avec un insconcient et naïf égoïsme d'artiste, il est certain que, sans la torture, cette étrange histoire n'a pas de conclusion, et, pour le conte que je vais en faire, c'est bien fâcheux.

 

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