Jean Richepin
(1849-1926)

leaf.gif

Le Môme à la mère Antoine


Comment j'ai appris l'histoire que je vais vous conter ?

Qu'est-ce que ça vous fait, pourvu que je la conte bien ? Or, je suis sûr de la conter bien, je le déclare d'avance, et sans amour-propre d'auteur ; car je n'ai rien à y voir comme auteur, et je me bornerai à conter tout uniment les faits tels que je les ai recueillis.

Il y avait une fois une pauvre mère-grand et son pauvre petit-fils, qui ne possédaient rien au monde que leur affection l'un pour l'autre ; et la mère-grand avait soixante-dix-sept années, et le petit-fils en avait huit.

Ils demeuraient au sixième étage, dans une maison ouvrière de l'impasse de l'Orillon, entre Belleville et Ménilmontant, un quartier où il n'y a guère de riches. Or, même parmi les misérables du voisinage, leur misère était remarquée. C'est dire combien elle était grande.

Jugez-en. L'enfant était malade, infirme, alité depuis tantôt douze mois, et la vieille était bien vieille, bien débile, quasi impotente aussi, en sorte qu'avec la meilleure volonté du monde elle ne pouvait vraiment pas travailler beaucoup.

Heureusement que les gueux sont bons pour leurs semblables ! Les pauvres gens du quartier faisaient l'aumône à cette pauvreté plus pitoyable que la leur ; et leurs charités, jointes à quelques secours de l'Assistance publique, suffisaient à la vie de la mère-grand et du petit-fils.

La vieille s'appelait la mère Antoine, et l'enfant s'appelait le môme à la mère Antoine. On ne lui connaissait pas d'autre nom, car jamais on ne l'avait vu courir et jouer dans la rue avec les gamins de son âge ; jamais on n'avait entendu un camarade lui crier d'un trottoir à l'autre, en enchâssant, à la mode populaire, son nom de galopin dans une rime absurde et sonore :

- Va donc, Léon !
- Tout juste, Auguste !
- A la tienne, Etienne !
- T'es rien leste, Ernest !
- Va t'asseoir, Edouard !

Non ! on se disait seulement, de temps à autre, entre voisines :

- Eh ben ! et le môme à la mère Antoine, comment va-t-il ?

Hélas ! il allait toujours de mal en pis, le môme à la mère Antoine. Fils d'une poitrinaire et d'un sublime, il était à la fois phthisique et rachitique, le pauvret, et quand il ne criait pas des douleurs sourdes de sa coxalgie, il toussait d'une toux sèche et sanglante qui lui mettait deux bouquets de violettes sombres sur les joues.

Pendant toute son enfance, bien qu'il traînât un peu et fût souvent sur le dos, il a eu néanmoins de bonnes époques. Alors le grand-père, qui travaillait encore malgré ses quatre-vingts ans, le menait faire de belles promenades à l'air pur et au soleil, et lui gagnait de quoi acheter par-ci par-là des remèdes qui le requinquaient pour quelques semaines. Mais depuis qu'on habite ce mauvais galetas du sixième, sur une cour d'où monte l'odeur fade des plombs, que la vieille ne trouve plus à glaner que juste ce qu'il faut pour ne pas crever de faim, depuis décembre de l'autre année, le môme à la mère Antoine ne s'est plus levé du tout, et il est bien probable qu'il ne se lèvera plus jamais.

La dernière fois qu'il est sorti, c'est à la Noël passée.

Ce jour-là, la mère Antoine l'avait emmitouflé de son mieux dans un gros cache-nez qu'elle lui avait fait avec son vieux châle ; elle lui avait mis ses deux seules paires de bas à elle, pour qu'il eût les pieds chauds, dans ses galoches toutes neuves, et elle l'avait conduit sur les boulevards, le long des petites baraques pleines de joujoux, d'images, de pantins, qui faisaient une féerie splendide et multicolore.

Cette féerie, elle est restée dans les yeux et dans l'imagination du malade ; et toujours, depuis lors, il en a parlé avec des frissons de regret et de désir, en ouvrant toute grande sa bouche extasiée, en tendant ses maigres petits bras vers le mirage de toutes ces merveilles entrevues et inoubliables. Il y avait surtout, là-bas, près de la place du Grand-Opéra, un superbe polichinelle, bariolé, doré, presque aussi haut que le bambin lui-même, et qui, lorsqu'on tirait la ficelle, secouait gaiement des clochettes et des grelots, levait les bras, écartait les jambes et vous regardait en même temps avec sa face enluminée et sa grimace quasi vivante.

- Oh ! qu'il était beau, qu'il était beau ! s'écrie souvent le môme à la mère Antoine. Ça coûte bien cher, dis, m'man, un porichinelle comme ça ?

Et la vieille répond toujours :

- Je t'en achèterai un, va, quand nous serons plus riches.
- Et quand c'est-il, que nous serons plus riches ? C'est-il pas bientôt ?
- Oui, mon chat, bientôt.
- Alors, je l'aurai, hein ! le porichinelle ?
- Oui, oui, tu l'auras.
- Vois-tu, m'man, je suis sûr que, si je l'avais, je serais tout de suite guéri.

Et cette idée-là revient sans cesse, ainsi qu'une obsession. Et quand il va plus mal, le pauvre petit, quand ses douleurs le torturent davantage, quand la toux abominable le secoue comme si elle voulait lui arracher le souffle, oh ! alors, le désir devient plus vif, presque acerbe. On voit qu'il ajoute à la souffrance et qu'en réalité la possession du joujou apaiserait le mal par enchantement.

Et elle avait compris cela, la vieille mère Antoine ! A force de promettre le polichinelle, elle s'était dit qu'elle devait tenir cette promesse et qu'elle n'avait plus que ce moyen-là pour faire vivre encore un peu son chérubin. Oui, il l'aurait, son polichinelle ! Et il serait guéri ! Elle aussi, elle avait fini par croire à cette folle espérance.

Oui, il l'aurait. Mais comment ? Ainsi qu'il le disait lui-même avec des larmes de convoitise impuissante, ça devait coûter bien cher, un polichinelle comme ça ! C'était un joujou de riche. Au moins vingt francs. Peut-être davantage. Où trouverait-elle cet or, elle qui ne connaissait même plus la couleur de l'argent et qui ne voyait que de loin en loin quelques gros sous mêlés aux aumônes qu'on lui faisait en nature ? Vingt francs ! Une fortune, quoi !

Elle bazarda des loques qu'on lui donnait à l'entrée de l'hiver. Elle vendit jusqu'à des bons de viande et de pain, qu'elle avait tant de peine à obtenir, et si maigrement. Elle n'en réserva que pour le petit. Elle, elle jeûnait. Et quand il mangeait tout seul et qu'il lui disait :

- Tu n'as donc pas faim, m'man ?

- Non, répondit-elle, on m'a fait avaler une assiettée de soupe à l'atelier de l'ébéniste.

Et elle passa ainsi des deux jours de suite, quelquefois, sans rien avoir dans le ventre. Qu'importe ! Il aurait son polichinelle.

Voilà trois mois qu'elle économise de la sorte, et avant-hier au matin elle avait en tout neuf francs et trois sous.

- Au moins dix francs, pensa-t-elle, il me faut au moins dix francs. Encore dix-sept sous à trouver d'ici à demain.

Ce jour-là, le môme à la mère Antoine allait tout à fait mal. Dame ! avec la quinzaine d'hiver qu'on venait de passer, vous voyez d'ici dans quel état devait être le cher petit ange. Et les pauvres n'ont pas pu faire beaucoup de charités à la vieille, eux-mêmes mourant de faim et de froid. Plus de loques à vendre ! Trois bons de pain et de bois, c'est ce qui restait à la mansarde.

Mais le petit est si bas, si bas, qu'il ne peut plus rien avaler. Alors, à quoi bon le pain aujourd'hui ? Pour elle ? Allons donc ! Et demain ? Ah ! demain, elle en trouvera. Ce qu'il faut en ce moment, le nécessaire, l'indispensable, ce n'est plus la nourriture, c'est le polichinelle. S'il l'avait, là, maintenant, dans ses menottes tremblantes, pour sûr il irait mieux.

- Comme il était beau ! fait-il, avec un râle étouffé.

Et ses yeux se dilatent ; ses narines, pincées par la maladie, palpitent soudain ; une chaleur lui monte à la peau ; la vie revient à ses lèvres si pâles. La vie, oui, la vie ! Il vivra encore si son rêve est réalisé.

- Comme il était beau !
- Je vais te le chercher, va, j'y vais tout de suite.
- Qui ça, le porichinelle ?
- Oui, le porichinelle.
- Nous sommes donc riches, m'man ? - Oui, mon chat. Tiens, regarde.

Elle montre ses neuf francs trois sous. C'est tout en sous, il y en a un gros tas.

L'enfant bat des mains.

- Va vite, m'man, va vite, dis. Ne sois pas longtemps.

Elle est partie. Non, elle ne sera pas longtemps. Avec ses vieilles jambes débiles elle court d'abord chez les voisins, pour vendre ses trois bons, les derniers.

- C'est pour acheter un remède au môme, dit-elle.

Et elle dit vrai : c'est bien un remède qu'elle va chercher.

Dix francs ! elle les a enfin ! Il a fallu perdre une demi-heure pour cela ; mais elle les a. Comme elle se dépêche, cahin-caha, malgré le pavé glissant, malgré l'engourdissement du froid qui lui gèle les os ; car elle n'a rien mangé hier, rien aujourd'hui, et elle a mis ses frusques sur le grabat du malade. Elle n'a qu'une mauvaise jupe et un mince caraco sur sa chemise. Brrr ! Elle va quand même ! Et c'est loin. Elle ne veut pas aller à la première boutique venue. C'est là-bas, là-bas, près du Grand-Opéra qu'il faut aller. Le porichinelle y est peut-être encore cette année, et, qui sait ? peut-être qu'il ne coûte pas plus de dix francs !

Oui, c'était bien le même, et pour dix francs elle l'a eu, en marchandant. C'était bien le même. Elle l'a reconnu. Elle revient en le serrant contre son coeur, avec des précautions de mère, comme si elle avait peur de lui faire du mal. Et elle aussi elle dit :

- Comme il est beau !

Abrégeons. Le destin est le plus terrible des dramaturges. Personne aussi bien que la réalité n'invente les coups de théâtre. Quand on les raconte, ceux que fait la vie, il n'y a qu'à les dire en deux mots.

La vieille était restée dehors deux grandes heures. En rentrant, elle a trouvé l'enfant mort.

On a enterré hier le môme à la mère Antoine.

Elle a mis dans le petit cercueil, sur le suaire fait d'un drap rapiécé, le beau polichinelle couvert de couleurs éclatantes, de clochettes sonores, de dorures merveilleuses, et ainsi le pauvre cadavre a eu son Noël.

Puisse la mère Antoine avoir bientôt ses étrennes, la mort !


ACCUEIL   -   SOMMAIRE   -   JOURNAL DES NOUVEAUTÉS   -   BIBLIOGRAPHIE