Jean Richepin
(1849-1926)

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Le Nez de Choupille


«Le nez de Cléopâtre, dit Pascal, s'il eût été plus court, la face du monde était changée».

Le nez de Choupille n'était pas gros de telles conséquences, mais il n'en fut pas moins un nez prodigieux. Comme à bien des héros obscurs, il ne lui a manqué qu'une plus vaste scène pour devenir illustre, et un poète enthousiaste pour le chanter. J'ai caressé un moment l'espoir d'être cet Homère. J'ai dû y renoncer par découragement. Il faudrait une trop grande lyre pour un si grand nez.

Je me bornerai donc au rôle modeste d'historiographe et me contenterai de faire en simple prose l'ascension de cet Himalaya.

Il va de soi qu'avec un nez pareil, Choupille parlait du nez. J'oserai même risquer ici une expression nouvelle, et dire qu'il vivait du nez.

En effet, toute la pauvre petite personne de Choupille, chétive, ratatinée, recroquevillée, lamentable, semblait n'exister que pour subvenir à l'entretien et à la magnificence de cet objet énorme. Choupille était maigre et le nez s'engraissait. Choupille était pâle, et le nez flamboyait. Choupille était triste, et le nez s'épanouissait. Choupille marmottait à voix basse, et le nez éternuait comme un buccin. Choupille s'effaçait, et le nez s'étalait. Choupille, en somme, végétait, et le nez seul vivait. Bref, ce n'est pas à son nez qu'on eût pu appliquer la périphrase d'«appendice nasal». Il était beaucoup plus juste d'appeler tout son être l'appendice corporel de son nez.

Et Choupille le sentait bien. Tout en parlant du nez, il parlait surtout de son nez, y rapportait les grands comme les menus événements de son sort, et montrait du reste combien il était obsédé de trouver toujours son horizon bouché par cette montagne. Lui-même il disait de son nez :

- Cet animal !

Ce qui prouve qu'il le considérait comme vraiment doué d'une existence propre et personnelle.

Et avec quelle amertume il disait cela ! Avec quelles rancoeurs, et quelles terreurs aussi ! On voyait qu'il s'agissait là d'un ennemi qui lui avait fait beaucoup de mal déjà, et qui n'avait certes pas encore désarmé.

Comment, d'ailleurs, eût-il désarmé, le monstre ? Il prenait, au contraire, chaque jour des forces nouvelles, accaparait toute la substance du pauvre homme, ne s'occupait qu'à croître et embellir avec les années, et devenait d'autant plus orgueilleux et plus prépondérant que Choupille, tout en lui gardant rancune, lui faisait de continuelles concessions.

Car, il faut bien l'avouer, Choupille était lâche envers son vainqueur. Les somptueux habits de triomphe que portait ce conquérant, c'est Choupille qui en fournissait tout le vermillon, le cinabre, le cramoisi, l'écarlate, le pourpre et tous les rouges où le bleu du ciel venait se fondre en un violet mirifique ; et l'on pense bien que toutes ces fleurs-là ne poussaient pas en les arrosant uniquement avec de l'eau claire.

Hélas ! oui, le bon Choupille était un peu ivrogne. Non pas de ces ivrognes qui se jettent dans la boisson comme dans un gouffre et s'y abîment jusqu'à perdre la raison ! Choupille ne touchait jamais ce fin fond de l'ivresse. Il restait à mi-côte seulement. Mais, s'il ne descendait point plus bas, il ne remontait pas de là davantage. Il y était donc toujours.

C'est une grave question, que j'ai souvent discutée avec Choupille lui-même, de savoir si son nez était la cause ou l'effet de son ivrognerie. Je soutenais, moi, qu'il en était la cause. Mais Choupille argumentait ferme pour démontrer le contraire.

- C'est toi, lui disais-je, qui as fait ton nez en buvant.

- Pas du tout, me répondit-il, je n'ai bu que pour me consoler de lui.

Et je dois avouer qu'il avait au moins une raison assez concluante en ceci, à savoir que son nez existait avant que lui-même eût pensé à boire. Il reconnaissait bien avoir contribué, par ses libations, aux débordements du misérable ; mais il refusait d'endosser la responsabilité des premiers torts.

- Somme toute, disait-il, il y a une chose avérée, limpide : c'est que, dans ce duel entre mon nez et moi, c'est mon nez qui a commencé.

Et, à preuve, il me racontait comment, tout enfant et dès le berceau même, il avait été la victime de ce brigand, victime inconsciente alors et sans défense. Est-ce que son parrain, un commis voyageur facétieux, n'avait pas eu l'idée de l'appeler Dieudonné, à seule fin de faire là-dessus un mauvais calembour, et de le surnommer Dieu-du-Nez ? Est-ce que sa mère elle-même, sa mère n'avait pas été obligée de renoncer à le nourrir, à cause de ce tampon de chair sous lequel le biberon seul avait pu trouver sa bouche ? Est-ce que ses premiers pas n'avaient pas été retardés par le poids de cette chose qui lui faisait perdre l'équilibre ? Et ses camarades d'enfance, dont les plus bêtes le baptisaient tout de suite du nom de Piffard ! Et les boulettes de papier mâché, et les noyaux de cerises ! qui convergeaient fatalement en droite ligne vers le centre d'attraction de cette cible tout indiquée.

- Ah ! s'écriait Choupille, le coquin n'a pas attendu mon premier verre d'eau-de-vie pour avoir déjà l'air d'une aubergine.

Puis, plus tard, que d'autres infamies !

Choupille avait débuté dans le commerce. Mais allez donc faire l'aimable et enjôler le client avec ce «machin-là» dans la figure ! On pouffait de rire et l'on n'achetait rien. Renvoyé de quatre maisons, où il n'arrivait pas à vendre, le pauvre commis avait été définitivement dégoûté du négoce par son parrain, l'homme facétieux, qui lui dit un jour :

- Mon cher, tu ne peux te placer que dans les jouets, au rayon des masques. Et encore, ta trombine déprécierait la marchandise.

Choupille s'était retourné vers la comptabilité et les écritures. Mais pour peu qu'il somnolât entre deux additions, son nez traînait sur la page et y brouillait les chiffres. Et le patron, furieux, de lui dire :

- Ah ! ça, mon garçon, vous faites donc courir là-dessus des hannetons, le derrière trempé dans l'encre ?

Choupille avait essayé d'être saute-ruisseau. Mais son nez troublait la gravité des études. Et d'ailleurs, aux pupitres mal éclairés où il travaillait, l'ombre portée du géant couvrait toute une feuille de papier timbré, en sorte que Choupille copiait dans les ténèbres et faisait chevaucher ses lignes, ce qui gâtait un tas de feuilles : coût cinquante centimes chacune (double décime non compris).

En désespoir de cause, Choupille s'était résigné à devenir garçon de café. Mais en portant sur la main étendue le grand plateau chargé de verres, quand il voulait le passer par-dessus les têtes des consommateurs et qu'il haussait l'avant-bras, son nez trempait dans les mazagrans, reniflait la mousse des bocks, et s'enlisait dans les bavaroises.

Bref, je n'en finirais pas, si j'entreprenais de suivre Choupille dans le dénombrement des mésaventures qu'il devait à son nez. Cela, sans compter les plaisanteries, brocards, nasardes (c'est bien le cas de le dire), et autres «scies» dont ce malencontreux pyramidion était le naturel et inévitable affûtoir. Car de même qu'un souverain ne peut se montrer en public qu'on ne salue son passage par des cris d'enthousiasme et qu'on ne lui joue un hymne national, ainsi le nez de Choupille n'avait qu'à paraître pour faire éclater les quolibets et pour qu'on entendît retentir : Ah ! c'cadet-là, quel pif qu'il a ! ou bien : Un éléphant ! sa trompe, sa trompe, ou quelque Marseillaise de ce genre à l'usage des gens en possession d'un pareil édifice olfactif.

Une seule fois dans sa vie, Choupille avait failli bénir son nez et devoir la fortune à l'oppresseur dont lui venaient toutes ses misères. Un banquiste, l'ayant rencontré à la foire au pain d'épice, était tombé en extase devant le monstre. Séance tenante, le Barnum avait offert à Choupille trente sous par jour, la nourriture, et la moitité de la «manche», c'est-à-dire de la quête faite après chaque séance par le phénomène «pour ses petits bénéfices». Choupille serait exhibé sous le nom de l'Homme -Nez.

- Enfin, s'écria Choupille, je vais donc prendre ma revanche !

Et, saisissant à deux mains son odieux persécuteur, il lui dit :

- Chacun son tour à être exploité.

- Seulement, avait repris le banquiste, tout cela à une condition, une condition capitale.

- Capitale ! Laquelle ? fit Choupille, effrayé, qui voyait déjà son parasite exécuté et confit dans un bocal.

Et à ce point de son récit il ne pouvait se défendre d'un attendrissement pour son bourreau, qu'il aimait malgré tout.

- Parce que, enfin, ajoutait-il, j'ai beau lui en vouloir, je ne consentirais tout de même pas à me séparer de lui. Il y a si longtemps que nous nous connaissons !

- Ma condition, avait dit en concluant le banquiste, la voici. C'est qu'à partir du moment où nous aurons signé le traité, le nez m'appartiendra par privilège exclusif et que vous me laisserez le mettre tout à fait en état de nous faire honneur.

- Qu'entendez-vous par là ?

- Que j'emploierai tels moyens qu'il me conviendra, à moi connus, et auxquels vous vous prêterez sans réclamations aucunes!...

- Pour ?

- Pour le rendre encore plus gros.

Choupille s'était sauvé sans demander son reste.

- Non, mais croyez-vous ? Est-ce possible ? disait-il en terminant cette histoire. Voyez-vous cela d'ici ? Un particulier qui trouve mon nez insuffisant ! C'est trop fort !

- N'empêche, lui ai-je dit souvent, que tu as perdu là une belle occasion. Tu as manqué ton avenir.

- Quel avenir ? répondait-il. Ah ! je l'ai vu, au contraire, cet avenir, je l'ai compris et j'en ai horreur. Songe donc à ce que ce fou voulait faire de moi. Rendre mon nez plus gros ! Mais alors je n'aurais plus été qu'un nez, rien qu'un nez. Oui, sans doute, c'était la gloire, peut-être la fortune. Quoi, cependant ? Quand on se sent un homme, c'est dur de se résigner à n'être plus qu'une trompe.

Et il ajoutait mélancoliquement :

- Sans compter qu'à ce jeu-là, j'aurais peut-être fini un beau jour par m'éternuer.


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