Henri Rochefort
Victor-Henri Marquis de Rochefort-Luçay, dit
(1830-1913)

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Les suites d'une poignée de main
(Le Charivari, 1861)

1

Je connais un jeune homme qui répond au nom de Gasparin. On n'est pas parfait. Mais le nom ne fait rien à l'affaire... à l'affaire d'honneur qui l'avait conduit lui, deux épées et deux témoins dans les bois de Ville d'Avray, en face d'un monsieur qu'il ne connaissait pas la veille et contre qui, après un libre échange de mots trop vifs, il se voyait obligé de dégainer.

L'affaire se passa d'ailleurs le plus convenablement du monde. Gasparin reçut à l'avant-bras une égratignure qui pouvait passer pour le coup de patte d'un jeune chat, et honneur, combattants, témoins, tout le monde se déclara satisfait.

Au moment de se séparer, le blesseur, muet jusqu'alors, s'approcha du blessé et lui dit d'une voix légèrement émue :
« Monsieur, je regrette sincèrement de me trouver en rapport avec vous dans d'aussi fâcheuses circonstances ; mais, puisque grâce à Dieu le mal a été aussi minime que possible, permettez-moi de penser que tout est oublié et souffrez, comme gage de réconciliation, que je vous tende cette main qui est celle d'un honnête homme, je vous prie de le croire. »

Gasparin ne fit aucune difficulté de serrer la main en question, les seconds se saluèrent, chacun des deux groupes remonta dans sa voiture respective et tout fut dit.

2

Trois jours après Gasparin se chauffait philosophiquement les os des jambes devant un feu de charbon de terre lorsqu'il reçut une invitation à dîner pour le jour suivant.

Elle était de son adversaire, devenu son ami, comme on sait.

« Diable, se dit-il, ça tombe mal, j'ai précisément rendez-vous avec mon notaire. Je suis forcé de répondre à ce monsieur qu'il m'est impossible d'accepter sa générosité. Après cela un homme avec qui on s'est battu c'est grave, il pourrait croire que c'est une défaite et que j'ai gardé quelque animosité contre lui, ce qui est à cent lieues de ma pensée. Décidément j'irai. L'emprunt que je devais tenter sur mon notaire se trouve compromis mais je ne peux à aucun prix manquer ce dîner. »

Et il y alla.

3

Sa visite de digestion était faite depuis quelque temps quand on sonna un matin vigoureusement à sa porte. Il ouvrit.

C'était son adversaire devenu de plus en plus son ami.

Il était guêtré du talon aux aines, portait une casquette ronde sur l'oreille et un carnier en bandoulière qui ne pouvait laisser aucun doute sur ses intentions de Nemrod.

« Mon cher monsieur, dit-il, ce que je vais vous demander là est peut-être bien indiscret, mais tant pis, prenez-le comme vous voudrez. Je pars dans ma famille à Château-Thierry pour faire l'ouverture de la chasse. Voulez-vous venir avec moi, je vous présenterai à tous mes parents ?
« Je leur ai déjà parlé de vous dans mes lettres ; je n'ai pas besoin de vous dire en quels termes. Ils seront enchantés de vous connaître. Allons, est-ce dit ? ce soir nous montons en chemin de fer.
- Mon dieu, fit Gasparin très embarrassé par, cette proposition qui dérangeait une foule de plans économiques et autres, mon dieu, rien ne pouvait me faire plus de plaisir qu'une offre de cette nature, malheureusement des affaires urgentes me retiennent à Paris : je n'ai pas une minute à moi.
- Mais les affaires se retardent, tandis que l'ouverture de la chasse n'attend pas. Vous n'aurez pas un sou de dépense à faire ; nous resterons huit jours à peine.
- Je vous assure...
- Allons! j'aurais dû m'en apercevoir plus tôt vous me gardez rancune depuis notre ridicule rencontre. Vous vous êtes réconcilié par respect humain, mais au fond vous m'en voulez.
- Moi! oh! par exemple !
- Vous comprenez, il n'y a que ce motif qui puisse vous faire refuser une partie de campagne avec un ami qui vous promet tous les soins et toutes douceurs imaginables. »

Gasparin essaya de lutter et fut obligé de s'avouer vaincu, il acheta un fusil de deux cent cinquante francs, un costume de chasse de trois cent trente-cinq et un chien de vingt-deux qu'il fallut déclarer avant de partir.

4

Si je ne vous ai pas encore dit que Gasparin était employé dans les tabacs c'est que l'occasion ne s'en est pas présentée. Tout en manquant des perdreaux à Château-Thierry il apprit qu'un des membres de la famille où il avait été reçu à bras ouverts végétait depuis dix ans comme expéditionnaire dans les bureaux de la manufacture. On recommanda chaudement ledit végétal à la sollicitude de Gasparin dont on aimait à s'exagérer l'influence.

Celui-ci de retour à Paris n'eut rien de plus pressé que d'aller trouver le directeur général. Les notes consultées, il se trouva que le recommandé était purement et simplement un crétin incapable de sortir des quatre règles entre lesquelles il vivait forcément confiné comme un condamné à perpétuité dans son cachot.

En apprenant l'insuccès des tentatives de celui qu'il croyait s'être attaché par les liens de la loyauté et de la politesse, l'adversaire de Gasparin ne put s'empêcher de faire sur le passé un triste retour.

« Les hommes sont tous les mêmes! s'écria-il. Il ne m'a jamais pardonné le coup d'épée qu'il a reçu de moi. Et aujourd'hui c'est sur mon malheureux cousin qu'il s'en venge. Voilà ce que j'appelle une petitesse. »

5

Contrarié plus que personne de cet échec le conciliant Gasparin tint à honneur de faire éclater le plus souvent possible toute sa sympathie pour le galant homme dont il avait serré la main sur le terrain même. Il le comblait de politesses et l'abreuvait de grogs chaque fois qu'il avait l'heureuse chance de le rencontrer.

« Au moins, se disait-il, s'il doute de mon importance comme fonctionnaire, il ne doutera pas de ma bonne volonté. »

Il se faisait un devoir d'être constamment de son avis, de le reconduire jusqu'à sa porte et de l'appeler par son petit nom. Enfin il s'observait devant lui pour ôter toute prise à la moindre arrière-pensée, comme une pensionnaire qui fait son premier pas dans un salon.

Ces précautions n'empêchèrent pas notre héros de recevoir un matin la lettre suivante :
     Cher ami,
Est-il donc vrai que la franche poignée de main que nous avons échangée dans une circonstance que je n'ai pas besoin de vous rappeler n'ait pas passé l'éponge sur les ressentiments que vous pouviez avoir contre moi ? J'ai eu les premiers torts, je le sais, et je ne fais aujourd'hui aucune difficulté de l'avouer. Pourquoi, sachant combien le rapprochement était sincère de ma part, ne m'avoir pas dit bonjour quand vous êtes entré hier au café Mazarin ? Vous avez passé froidement devant moi pour aller parler à Pouzadou. Et cependant, permettez-moi de vous le dire, Pouzadou n'a certes pas pour vous une amitié plus solide que la mienne.
Venez me voir, que je vous dise ce que j'ai sur le coeur.
                                        A vous.
                                                  Ferdinand R.

6

Gasparin commençait à se sentir furieusement agacé par l'amitié de cet homme qu'au résumé il ne connaissait pas et qu'il était forcé de chérir par-dessus tout au monde. Néanmoins il ne voulut pas qu'on pût attribuer à un autre sentiment moins noble ce qui chez lui n'était que de l'impatience. Il alla en personne chez cet ami dont il regrettait de n'être plus l'adversaire, jura ses grands dieux que sa myopie seule était coupable dans le quiproquo du café Mazarin, mais que désormais il porterait lunettes plutôt que de s'exposer à d'autres mésaventures de ce genre.

L'ami fut convaincu et, pour mettre désormais leur dévouement réciproque à l'abri de tout caprice, il rêva d'en resserrer plus étroitement les liens.

« Nous sommes faits pour nous entendre, lui dit il, votre intelligence est de celles qui ne demandent qu'à prendre leur essor. J'ai un projet que je vous communiquerai prochainement. »

Ce projet n'était autre qu'un vaudeville. Gasparin en écouta le plan avec la résolution de crier au miracle, mais à la troisième scène il n'y tint plus et s'écria :
« Mais c'est idiot !
- Comment, idiot! fit le narrateur en fronçant le sourcil.
- Eh bien! oui, reprit l'auditeur exaspéré, je maintiens le mot et je suis prêt à vous en rendre raison une seconde fois, mais à une condition, c'est que, quoi qu'il arrive, nous ne nous réconcilierons pas sur le terrain, sinon je me laisse tuer sans me défendre. »

En disant ces mots extravagants Gasparin enfonça son chapeau sur sa tête et disparut.

Les deux inséparables ne se sont jamais revus depuis.


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