Henri
de Régnier
(1864-1936)
Le
Secret de M. de Kerbrel
(1936)
C'était pourtant en agréable compagnie que nous avions dîné chez les Chambry. M. et Mme de Chambry savent recevoir et leur appartement du quai Malaquais a grande allure avec ses trois salons à haute fenêtre et son beau mobilier de château que relèvent quelques pièces rares, car Chambry a du goût et sait acheter. J'ajouterai même qu'il a de l'esprit, ce qui, à notre époque, sans que l'on soit véritablement et autrement remarquable, vaut que l'on soit remarqué. Sa femme n'en manque pas non plus, et quoique n'étant plus jeune, elle a conservé de la grâce. J'aime son visage délicat et fané, de même que me plaît la figure démodée de Chambry. Sans enfants, ils aiment à s'entourer de jeunesse ; aussi, ce soir-là, leur table s'égayait-elle de frais visages. En l'honneur de leur nièce Emilie de Liran, ils avaient convié quelques-unes de ses amies et quelques-uns de ses danseurs, parmi lesquels le beau Louis de Maillemane, et la charmante Juliette Varin, en ce moment sans son mari en mission au Maroc. Dès le commencement du dîner, il avait été bien évident que Mme Juliette Varin et Louis de Maillemane, placés l'un à côté de l'autre, éprouvaient une réciprocité de sympathie qui ne demandait qu'à devenir plus encore. L'attrait mutuel qu'ils ressentaient était visible. Leurs regards, leurs gestes, leurs rires, leurs silences l'attestaient. Nous assistions à la naissance d'un sentiment et peut-être au début d'une passion, ce dont personne ne semblait s'apercevoir, sinon mon vieil ami Hugues de Kerbrel qui observait le duo du regard le plus bleu de son oeil breton. C'était pour rencontrer Hugues de Kerbrel que les Chambry m'avaient invité. Kerbrel, avec qui j'avais été assez lié jadis, venait rarement à Paris, confiné dans son manoir du Finistère où le retenaient moins ses travaux historiques qu'une liaison connue, admise, définitive, avec une personne du voisinage, une de ces liaisons que rien ne dénoue ni ne rompt. Ainsi, Kerbrel avait vieilli dans la fidélité, comme j'avais vieilli dans l'inconstance, chacun en notre méthode particulière de célibat... J'avais rallumé ma cigarette qu'une goutte de pluie avait éteinte et je m'étais tourné vers la haute fenêtre éclairée. On dansait maintenant dans le grand salon et je voyais les couples s'enlacer aux sons de cette musique aiguë et langoureuse qui est de mode à présent. Parmi eux, je distinguais Juliette Varin et Louis de Maillemane. Ils passaient et repassaient voluptueusement enlacés, beaux, jeunes, amoureux et comme déjà enivrés d'eux-mêmes et, à cette vue, je me sentais de plus en plus envahi par cette amère mélancolie qui m'avait fait quitter le salon. Et ce n'était pas seulement de la mélancolie que j'éprouvais, celle que donne à l'homme vieillissant le sentiment de son passé et le souvenir de sa jeunesse enfuie, c'était une sorte de jalousie sourde et inavouable, c'était, disons-le, de l'envie, une vilaine envie à la fois sentimentale et sensuelle. — Ah ! vous voilà, mon cher, Mme de Chambry vous cherchait, elle vous craignait parti pour quelque rendez-vous, ô incorrigible coureur, car le bruit de vos débordements arrive jusqu'au fin fond de la Bretagne. Allons tenez, vous avez assez regardé tourner cette jeunesse. Le bridge vous appelle. Hugues de Kerbrel avait posé sa main sur mon épaule et me souriait dans sa grande barbe grise. A ce moment Juliette Varin et Louis de Maillemane parurent dans le cadre lumineux de la fenêtre, si beaux, si jeunes, si unis par le rythme de tout leur corps et par les battements de leur cœur que je ne pus m'empêcher de m'écrier : — Mais regardez-les donc, Kerbrel, ces deux-là ! Regardez-les, vont-ils assez à l'amour, de tout leur être ! Pensez ce que seront les jours qu'ils vont vivre. Ah ! Kerbrel, ils connaîtront les tremblements de l'aveu, les angoisses délicieuses des premières résistances et les espoirs craintifs des premiers consentements, les doutes et les certitudes, les reprises et les abandons. Leurs yeux se parleront, leurs mains se serreront. Les moindres mots prononcés prendront pour eux un sens mystérieux et profond. Tout pour eux aura une valeur nouvelle. Ils entrent dans une vie qui ne ressemblera plus à la vie et qui sera plus vivante qu'elle. La couleur du monde sera changée pour leurs yeux et ils en seront l'un à l'autre la raison d'être. Je vous le dis, Kerbrel, ils sont au seuil du royaume infini de l'amour et puissent-ils y trouver des obstacles pour qu'ils aient la joie de les surmonter et de les vaincre, car rien n'est plus enivrant, voyez-vous, Kerbrel, que cette lutte pour la conquête d'un être aimé, rien n'est plus émouvant, plus passionnant que cette poursuite du bonheur par le désir, du bonheur qui s'offre, qui se dérobe, jusqu'au jour où vos bras se referment sur lui et où il tombe palpitant sur votre coeur. Je m'étais tu un instant et Kerbrel demeurait silencieux. Je repris : — Oui, c'est cet instant, c'est cette période ardente et incertaine qui est le moment le plus pathétique de l'amour, et le plus divin parce qu'il est fait de tout notre désir irréalisé. C'est alors que nous y employons nos forces les plus secrètes et les plus profondes, que nous y atteignons à la plus puissante exaltation et c'est pour le retrouver ce moment unique, c'est pour le renouveler que j'ai renoncé aux bonheurs partagés, que j'ai gâché de belles et douces tendresses. C'est le goût, c'est cette folie du recommencement qui a fait de moi l'amant infidèle et changeant que j'ai été, et c'est de penser que ces heures ne reviendront plus qui rend si dur de vieillir... C'est la pensée d'être bientôt exclu de ces âpres joies qui met au cœur cette amertume qui va jusqu'à l'envie envers ceux qui nous en donnent le spectacle comme ces deux tourtereaux qui tournent et s'enivrent de leur roucoulement. Mais vous ne pouvez pas comprendre cela mon pauvre Kerbrel ; vous, vous êtes un constant, un fidèle, vous, vous n'avez jamais connu cette recherche passionnée, vous n'avez... Hugues de Kerbrel m'avait de nouveau posé la main sur l'épaule. Il souriait dans sa grande barbe grise, mais il me semblait lire dans son bleu regard de Breton une expression singulière. Tout à coup, il me dit d'une voix étrange : — Connaissez-vous Les grands Jours d'Auvergne, de Fléchier ? Oui, n'est-ce pas ? C'est un bien curieux livre qui tient de la Gazette des Tribunaux et du Carnet Mondain et où l'envers du grand siècle nous apparaît sous des couleurs assez rudes, où le crime porte noms de gentilhommes, où l'on badine de pendaisons et où l'on danse sous la potence, où le jargon des procureurs se mêle au branle des violons ; oui, un bien curieux livre, plein de réquisitoires et de galanteries, mais souvenez-vous d'une petite phrase que je vais vous dire ? Je la sais par coeur, elle explique bien des choses et donne la raison de ces fidélités que vous opposez à vos inconstances. Ecoutez ce que nous rapporte le gentil Fléchier d'un propos qu'on lui tint : « Il m'a confessé depuis, nous dit-il, en parlant d'un de ces messieurs des Grands Jours, qu'il n'aurait jamais cru qu'il en coûtât tant de dire qu'on aime et que, quand il ne serait pas le plus ferme et le plus constant de tous les hommes, par son naturel, il le serait pour n'avoir plus à recommencer une chose si difficile qu'une déclaration d'amour. » M. de Kerbrel avait prononcé ces paroles d'une voix lente, puis, après un silence et un soupir, il ajouta : — Vous trouverez la phrase à la page 19 de l'édition Hachette et maintenant, mon cher, allons rejoindre Mme de Chambry qui nous attend . Je jetai par-dessus la rampe du balcon ma cigarette allumée qui raya l'ombre d'une étincelle de feu et je suivis M. de Kerbrel dont je comprenais maintenant la vie secrète et retirée en une immuable et peut-être mélancolique fidélité. (texte non relu après saisie - 25.01.08) |