Henri de Régnier
(1864-1936)

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L'Obstinée
(1936)


CE fut un être charmant, singulier et terrible, et nulle femme ne me fit souffrir plus cruellement avec un art plus raffiné et plus minutieux, et cependant aucune n'eut un plus doux et un plus pur visage que cette délicieuse créature aux gestes harmonieux, à la voix tendre, qui semblait faite pour répandre autour d'elle le bonheur et la paix.

Néanmoins, ce ne fut ni le calme ni la joie qu'elle apporta dans ma vie. Lorsque je la rencontrai, je n'en étais pas à ma première expérience d'amour. J'avais connu ce que l'on appelle les orages du coeur et les feux de la passion ou, du moins je croyais les connaître assez pour m'en garer désormais. Sans être las de l'amour, j'en souhaitais plu­tôt les plénitudes que les excès, les dou­ceurs apaisantes que les torturantes ar­deurs ; aussi quand le hasard me mit en présence de Germaine (donnons-lui ce nom si vous voulez), il me sembla que j'allais réaliser mon vœu secret et qu'une vie nouvelle s'offrait à moi avec les promesses de tous ses enchantements.

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Celle que je menais alors se prêtait bien à la magnifique transformation que je lui entrevoyais. Je jouissais d'une complète liberté de cœur et de situation. Orphelin de bonne heure, mes parents m'avaient laissé, avec une assez belle fortune, cet hôtel que j'habite encore aujourd'hui. Mon père, homme de soli­tude, l'avait choisi dans ce quartier plus tranquille autrefois qu'il ne l'est à présent, et ma mère, femme de goût, l'avait meublé des belles vieilles choses qui l'ornent encore maintenant. Ta­bleaux, tapisseries, bibelots, je n'ai tou­ché à rien. Tout y est demeuré dans le même état. Je pourrais m'y croire aux jours de ma jeunesse et au milieu de ma vie, si les chères et vivantes figures du foyer n'y étaient devenues les ombres mélancoliques du souvenir et les poi­gnants fantômes du passé..
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Ce fut sur la fin d'une belle journée d'été que Germaine pénétra pour la pre­mière fois dans ce salon où nous sommes. La lumière était pareille à celle qui nous vient par ces hautes fenêtres et il faisait ce même silence. Germaine daigna trou­ver bon air à mon logis. Elle en apprécia certains meubles et certains tableaux anciens. Elle portait une robe claire et un chapeau charmant. Elle était déli­cieusement belle et avec elle je crus voir entrer le bonheur. Je le lui dis. Elle m'écouta en se souriant dans le petit miroir à main qui est là, posé sur cette table ; puis elle le replaça où elle l'avait pris, et longuement, tendrement, nos lèvres s'unirent en un baiser.

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Que de fois, depuis lors, Germaine ne franchit-elle pas cette porte ? Que de fois son pas léger ne foula-t-il pas ce tapis ? Que de fois nos lèvres avides ne s'unirent-elles pas ? Je l'aimais d'une tendresse passionnée, d'une ardente ado­ration, et elle m'aimait aussi, mais il y avait dans son amour une sorte d'appré­hension maladive du temps où je ne l'aimerais plus. Ni mes serments, ni mes promesses, ni le pouvoir qu'elle exerçait sur mon coeur ne pouvaient la convaincre que ne viendrait pas un jour où je la quitterais, où je m'éloignerais d'elle, où je cesserais de l'aimer, où je l'oublierais. Et cette pensée, que rien ne pouvait dissiper, la torturait jusqu'à la terreur.

Etre oubliée ! Cette idée révoltait son orgueil. L'oubli ! Ne plus être toute la vie, toutes les heures, toutes les minutes, ne plus être la présence vivante, ne plus être le visage nécessaire, la voix essen­tielle, diminuer peu à peu dans la mé­moire, disparaître du souvenir, s'effacer, s'anéantir, l'oubli ! Et comment être l'inoubliable ? Est-ce que les baisers et les caresses ne s'oublient pas ? Est-ce par le bonheur qu'il a donné qu'un être s'impose pour jamais à un autre être, par sa tendresse, par sa beauté ? Que reste-t-il des heures d'ivresse, des dons de la chair et du cœur ? L'oubli n'étend-il pas sur tout cela sa cendre impalpable et mortelle ? Seule la souffrance est plus forte que lui et creuse dans les âmes des profondeurs douloureuses où il n'at­teint pas et dont il respecte l'incurable irritation.

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Vous savez ce que peut souffrir d'une femme un homme qui aime passionné­ment, et quelle supériorité elles ont sur nous au terrible jeu d'y réveiller les instincts les plus secrets et les sensi­bilités les plus cachées. Notre amour a besoin de foi et de certitude : il a ses susceptibilités, ses exigences et ses vanités. Il est facile à inquiéter, à troubler, à blesser, à affoler. Ah ! qu'il est aisé à une femme de torturer celui qui l'aime, de créer en lui le doute, l'anxiété, la jalousie, les colères, le désespoir et la détresse, toutes les souffrances, et de le conduire ainsi jusqu'à un point de lui-même où il tournoie en une sorte de panique aveugle. Ah ! le beau jeu, et avec quel art raffiné et savant, précis et nuancé, s'y livra cette ambitieuse, qui vou­lait ainsi s'assurer dans son orgueil contre les forces destructives de l'oubli ! Et quand elle crut avoir achevé son œuvre, elle y ajouta la terrible surprise de disparaître soudain, sans un adieu, sans un regard, sûre d'avoir laissé derrière elle l'ineffaça­ble image de sa cruelle et mortelle beauté.

Que vous dirais-je ? Cette image, j'ai lutté contre elle pendant des mois et des années ; j'ai voyagé, j'ai travaillé, j'ai cru aimer d'autres femmes. J'ai employé tous les moyens pour la chasser de mon souvenir, pour m'en affranchir, pour m'en délivrer. Vingt fois j'ai cru que je succomberais et que je retour­nerais à mon supplice, mais je savais bien que Germaine serait inexorable et que l'abandon où elle m'avait laissé faisait partie de son impitoyable volonté de m'asservir à jamais à elle par la souf­france. C'était de moi seul que je devais attendre ma guérison et mon salut, et cette guérison, ce salut, ils n'étaient que dans l'oubli, dans cet oubli dont cette femme avait voulu si cruellement et si orgueilleusement m'interdire le recours et le bienfait.

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Ce furent d'atroces années jusqu'au jour où, tout à coup, une sorte de voile s'interposa entre moi et ce douloureux passé. Soudain, il me sembla entrer dans un grand silence, dans un grand vide, dans un grand calme ; mes yeux se fer­mèrent sur ce qu'avait été ma vie et se rouvrirent peu à peu à une vie nouvelle. Je repris goût à l'existence. De nouveau, je goûtai le charme des fleurs, la beauté des visages, l'agrément et la joie des choses. Germaine était plus morte dans mon souvenir que si elle avait été couchée au tombeau. Elle était tombée dans cet oubli qu'elle redoutait tant. J'étais presque heureux et je le serais encore si...

Tenez, vous voyez ce miroir qui est là, sur cette table, près de cette lettre. C'est celui où Germaine aimait à se regarder en souriant, quand elle avait suscité en moi une de ces souffrances dont elle suivait sur mon visage ravagé les traces douloureuses et c'est un de ces visages, un de mes visages d'autre­fois que j'y ai revu lorsque, par hasard, j'ai levé à la hauteur du mien cette glace magique et terrible.

Alors j'ai senti que ce voile d'oubli dont je vous parlais tout à l'heure venait de se déchirer et que l'impitoyable torture que j'avais soufferte jadis allait renaître des cendres du passé.

Oui, maintenant, quand j'évoquerai, du fond de ma douleur, l'image de celle qui ne voulut pas être oubliée, ce ne sera pas une vivante qui m'apparaîtra, mais son fantôme acharné. Cette lettre, qui est là, m'apprend que Germaine de S... est morte hier, à l'heure même où je retrouvais dans ce miroir l'éternel torturé qu'elle a voulu que je fusse et qu'au delà de la mort elle asservit encore à son souvenir.


(texte non relu après saisie - 04.02.08)

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