Henri de Régnier
(1864-1936)

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La Lettre de Janine
(1936)


MON ami aimé, je pense à vous. Les belles fleurs que vous m'avez apportées sont là, tout près de moi, dans le vase qui vous plaît, sur la petite table auprès de laquelle vous étiez assis cet après-midi. Elles embaument le salon où je suis seule ce soir. Elles sont très belles parce que vous ne savez comment gâter votre Janine ; elles sont toutes blanches parce qu'elles sont un bouquet de fiancée. Aussi je les regarde avec un tendre bonheur auquel se mêle un peu de crainte, car c'est une grande et mystérieuse chose que d'être aimée, pour une petite fille comme moi qui, il y a huit jours, ne songeait pas plus au mariage qu'à être nommée maréchal de France ou chef du Protocole !

« Aussi suis-je encore un peu troublée de ce qui m'arrive, et maman, après dîner, m'a trouvé si mauvaise mine qu'elle n'a pas voulu m'emmener passer la soirée chez nos vieux amis les Brancourt, où nous allons tous les jeudis. Papa et maman sont donc partis seuls en me faisant promettre de me coucher de bonne heure. Mais il n'est pas encore tard ; mes fleurs sentent bon. Votre fau­teuil est resté à côté de la petite table, à la même place où vous étiez assis et d'où vous me regardiez avec tant de bonté pendant notre causerie d'aujourd'hui.

« Elle m'a été bien douce, et mainte­nant que vous n'êtes plus là pour m'in­timider et me rendre sotte, il me semble que je goûte mieux tout ce que vous m'avez dit de passionné, de délicat, de gentil. Ah ! Robert, comme je vous suis reconnaissante d'être avec moi si patient et si attentif, comme je me sens touchée de ce charmant, de cet indulgent désir que vous témoignez de tout connaître de ce qui fut ma petite vie d'avant le grand jour où la vraie vie s'est ouverte devant moi, celle qui sera la nôtre bien­tôt et que nous vivrons ensemble... Alors vous m'interrogez et je réponds à vos questions, si mal, si gauchement que j'ai parfois envie de vous battre !enfance,

« Car c'est très difficile de parler de soi, Robert, très difficile, et puis vous êtes curieux, très curieux, avouez-le ; vous voulez savoir mes goûts, mes pré­férences, mes antipathies, mes habitudes. Cela passe encore ! Mais vous voulez en apprendre davantage, comme si vous n'étiez pas certain de la seule chose qui compte : que je vous aime de tout mon cœur et de toute mon âme. Vous voulez que je vous dise mon caractère, mes façons de penser, le fond même de ma nature. Et ce n'est pas tout. Ainsi au­jourd'hui vous m'avez demandé de vous parler de mon enfance, de vous raconter quelque trait qui vous renseigne mieux sur votre Janine enfant que les photo­graphies de l'album, l'album où papa a collé avec orgueil tous les kodaks qu'il a pris de moi depuis mon bas âge, tous, jusqu'à celui où vous figurez dans ce groupe de garden party où je vous ai rencontré pour la première fois.

« Je viens de les feuilleter de nouveau, ces photographies, et il y en a une sur laquelle mon regard s'est arrêté avec complaisance. Oh ! vous ne l'avez pas remarquée, j'espère bien, car j'y suis laide, laide. Je dois avoir six ou sept ans. Je suis une grosse petite fille joufflue. J'ai un affreux chapeau de jardin, car cette photo-là a été faite à la Verdalière, et je tiens entre mes bras un horrible chien efflanqué, sans race, que je serre amoureusement sur mon coeur.

« Il s'appelait Biscuit, ce chien, et il appartenait au concierge de la Verda­lière. Cette Verdalière est une propriété en Seine-et-Marne que papa avait louée, une année. Dès mon arrivée j'avais dé­couvert Biscuit. Il m'avait accueillie par des jappements furieux et avait tourné autour de moi d'un air hargneux. Miss Bell avait signalé à ma mère la présence de cette bête criarde, ahurie et boueuse, mais les façons rébarbatives de Biscuit ne m'avaient pas découragée. C'était le coup de foudre. Je ne pensais qu'à Bis­cuit. J'en rêvais la nuit, et l'amitié de Biscuit me paraissait le plus enviable des trésors.

« Je ne sais plus comment je l'obtins, par quelles prévenances, par quelles bas­sesses, mais, au bout de quelques jours, Biscuit répondit à mes avances. Il cessa de m'aboyer, ne s'enfuit plus quand je l'appelais et consentit même à me suivre. Ce triomphe m'enivra et je me sentis pour Biscuit une immense tendresse, à laquelle j'étais persuadée qu'il répondait. Bientôt il ne me quitta plus et nous devînmes inséparables, malgré miss Bell, qui avait peur des chiens et que Biscuit épouvantait quand il gambadait autour d'elle.

« Sa terreur redoubla ma passion pour Biscuit. N'en concluez pas que je fusse méchante. J'aimais bien miss Bell, mais j'aimais encore plus Biscuit. Oui, je l'aimais de tout mon petit cœur d'enfant tendre. Je l'aimais parce que je pensais à ce que Biscuit avait dû souffrir de n'être pas aimé, et je voulais lui donner tout le bonheur qu'il n'avait pas connu avant moi. Oui, cette grosse petite fille de la photo était un cœur sensible, et Biscuit en profitait.

« Je ne puis vous dire quelle place tenait Biscuit dans ma pauvre petite vie ! C'est ridicule, je le sais bien, mais je suis sûre, Robert, que vous ne rirez pas trop. Et puis Biscuit était si heu­reux ! Il était nourri à notre table, com­blé de sucreries et de gâteaux, choyé, caressé, et il acceptait tout cela avec un sans-gêne et une placidité de philosophe. Eh bien ! malgré cette attitude désintéressée, je croyais en lui, j'avais con­fiance en son amitié et c'est ce qui fit que, l'été étant venu et la grande cha­leur fatiguant maman, j'appris sans trop de chagrin qu'on allait à la mer passer le mois d'août et qu'on n'emmènerait pas Biscuit.

« Néanmoins, je ne partis pas sans faire toutes sortes de recommandations à son sujet et j'avais le coeur gros en quittant la Verdalière, mais je me laissai distraire par le voyage, et puis la plage, avec son sable, ses algues et ses coquilles, avait bien de l'attrait pour une petite fille de mon âge. Cependant, Biscuit ne cessait pas d'occuper ma pensée. Comme il se serait amusé à courir à la vague et à creuser la grève avec ses bonnes pattes.

« Enfin, le moment de revenir à la Verdalière arriva. J'avais hâte de re­trouver la maison spacieuse, le vaste jardin et Biscuit, le cher, l'aimé Bis­cuit... Ah ! comme il devait m'attendre et quels sauts de joie il allait faire, à l'épouvante de miss Bell, en me léchant la figure !

« Quand la voiture s'arrêta devant le perron, mon coeur battait. A peine des­cendue, je regardai autour de moi. Où était Biscuit ?... Il était là, allongé sur le sable de l'allée, plus poussiéreux, plus dégingandé que jamais ; il était en train de jouer avec une vieille savate. A mon appel il ne daigna pas se déranger. Je m'approchai les bras tendus. Biscuit se leva avec la mauvaise humeur de quelqu'un que l'on dérange, secoua ses oreil­les, me considéra dédaigneusement et se remit à ronger son bout de cuir, tandis que j'éclatais en sanglots désespérés. Biscuit ne m'avait pas reconnue !

« Ce fut un de mes plus grands cha­grins d'enfant, mais il ne faut pas en rire, mon ami si bon et si cher ! Et puis, n'est-ce pas vous qui m'avez poussée à cette confidence ? Aussi ai-je obéi à votre attentive tendresse. J'ai si con­fiance en elle et j'en aurai tant besoin ! Mais je sais qu'il ne faut pas que j'aie peur et qu'avec vous j'aurai le droit d'être moi-même, que je n'aurai pas à voiler à votre délicatesse, cette sensibi­lité, excessive peut-être, mais si vraie, qui est au fond de moi et que vous saurez garantir des trop rudes atteintes de la vie, et vous voudrez bien que votre Janine soit toujours un peu cette enfant au coeur naïf et trop tendre, et qui pleu­rait toutes ses larmes parce que le chien Biscuit ne l'avait pas reconnue .»


(texte non relu après saisie - 04.02.08)

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