Henri de Régnier
(1864-1936)

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Le veuvage de Schéhérazade
(1926)


Pour A. M.

La parole n'est pas son langage...
Mme de STAËL.

SCHÉHÉRAZADE avait mal dormi cette nuit-là. La journée avait été alourdie d'un ardent soleil et l'air en était si pénétré qu'on sentait à le respirer une sorte de brûlure dont rien ne parvenait à tempérer le malaise. La légèreté des plus transparentes mousselines semblait un poids importun et la caresse ailée des éventails demeurait impuissante à rafraîchir l'ombre surchauffée. En vain Schéhérazade s'était-elle dépouillée un à un des voiles que n'exigeait pas la dé­cence. En vain s'était-elle délivrée de la gêne que lui imposaient ses colliers et ses bracelets. En vain avait-elle laissé glisser dans les plateaux, avec un tintement d'or et un choc de pierreries, ses bagues les plus précieuses et jusqu'à cet anneau magique que le sultan Sha­riar lui avait passé au doigt, le soir de la Mille et unième Nuit, comme un témoignage d'amour et un gage de sécurité, l'anneau dont le talisman sacré la rendait désormais inviolable et écar­tait à jamais d'elle la menace de la lame tranchante du sabre et l'étreinte mortelle du lacet de soie. Retirée dans le kiosque le plus secret et le plus aéré de ses jardins, celui qui était fait tout de cristal et au-dessus duquel se croisaient les panaches flexibles de trois grands jets d'eau qui le paraient d'une cou­ronne étincelante et fluide, Schéhérazade avait vu les heures de cette journée torride s'écouler lourdement aux larmes régulières des clepsydres et aux grains successifs des sabliers sans que rien n'apportât de soulagement à la langueur accablée de son impatiente lassitude. A peine si ses colombes favorites, blanches et à la gorge empourprée, en frôlant de leurs ailes amoureuses son visage excé­dé, avaient fait sourire un instant sa bouche et ses yeux. Anéantie par cette torpeur, Schéhérazade n'avait même pas eu la force de songer à l'histoire merveilleuse qu'elle aurait, le soir, à conter au sultan Shariar lorsque, le soleil couché, on se réunirait sur la plus haute terrasse du palais pour y goûter, sous le ciel étoilé, le furtif allègement nocturne.

Comme cette journée insupportable, cette soirée ne l'avait guère été moins et Schéhérazade, avant de chercher un peu de sommeil, s'en était rappelé sans plaisir les circonstances désagréables. La moindre n'était pas la façon indiffé­rente et distraite dont le sultan Shariar avait écouté le conte quotidien. A peine Schéhérazade avait-elle commencé à parler que Shariar avait détourné son attention des paroles de la narratrice pour la reporter sur sa propre pensée. A la manière dont le sultan passait sa main dans sa barbe noire qui commen­çait à se strier de fils d'argent, il était visible que ces pensées ne devaient rien offrir de bien réjouissant à l'esprit de Shariar. Schéhérazade avait vu se fron­cer les sombres sourcils du sultan. Plusieurs fois même, il avait porté sa main avec impatience sur le pommeau de rubis de son sabre et tracassé la poignée d'agate de son poignard. Malgré les ingénieuses péripéties du récit de Schéhérazade, qui était l'histoire d'un génie enfermé dans une bouteille, le visage de Shariar était demeuré taci­turne sous son turban endiamanté. Non seulement il n'avait pas tendu à Schéhérazade, comme il le faisait d'ordinaire pour la remercier de son conte, mais encore il avait négligé de lui faire apporter la coupe de neige où l'usage voulait que la conteuse se désaltérât. Cet oubli, n'était-ce pas la preuve, chez le sultan Shariar, de grandes préoc­cupations ?

Cette attitude de Shariar avait atteint Schéhérazade dans sa vanité. Schéhéra­zade était fière de ses prouesses de conteuse et de l'art qu'elle apportait à ses histoires, dont la renommée, au delà des limites du royaume de Bagdad, s'était répandue sur toute la terre. Partout le nom de Schéhérazade était célèbre et l'on répétait en tous lieux son aventure fameuse. Les femmes surtout témoignaient pour elle d'une enthousiaste admiration. N'était-elle pas l'honneur et la perle de leur sexe et la merveille de leur esprit ? N'avait-elle pas su, par son talent, s'imposer aux cruelles fantaisies d'un Shariar et y mettre un terme ? Par sa ruse délicieuse, par son ingénieuse astuce, elle avait déjoué le piège mortel où elle avait été exposée. N'était-elle pas un exemple magnifique et charmant de la supério­rité féminine ? Tout cela lui valait un renom, auquel elle n'était pas insensible. Et Shariar, ce soir-là, avait blessé sa susceptibilité... Il lui avait " manqué " . Il avait oublié la grâce qu'après tout elle lui faisait. Quand on a le privilège et la bonne fortune d'entendre conter une Schéhérazade, on doit être tout oreilles, et comment peut-on s'exposer à perdre la moindre de ses paroles ? Que veut dire une mine pensive, de se renfrogner sous son turban, de tracasser son sabre et son poignard, de froncer les sourcils, de prendre un air distrait et préoccupé ? Il y a là une véritable offense et, comme tous les auteurs, Schéhérazade était irritable et rancunière. Elle avait été ex­trêmement vexée du procédé de Shariar, mais ce qui avait mis le comble à son dépit, c'était que Shariar, lorsqu'elle avait cessé de parler, ne lui eût pas posé les questions qu'il ne manquait jamais de lui adresser sur les événe­ments et les personnages de ses récits. Décidément Shariar avait été un audi­teur récalcitrant et, le conte fini, sans plus s'occuper de Schéhérazade, il s'était entouré des volutes de fumée de sa longue pipe, tandis que, sous les étoiles, du fond du jardin, venait la plainte des fontaines et que voletaient, autour du sombre visage enturbanné, de malicieuses et furtives petites chauves-souris.

Ce silence du sultan Shariar avait duré jusqu'à l'apparition sur la terrasse du grand vizir Kerendar. Ce Kerendar était un personnage que Schéhérazade n'aimait point. Fort écouté de Shariar, plus d'une fois, il s'était opposé aux coûteuses fantaisies de Schéhérazade. Par exemple, il avait blâmé la construc­tion du fameux kiosque de cristal, cou­ronné de jets d'eau, et divers autres amusements de la sultane. Ces opposi­tions et ces critiques, Kerendar les expliquait par des raisons d'Etat. Les grandes et glorieuses guerres menées par le sultan Shariar avaient coûté beaucoup d'hommes et d'argent. Le royaume était décimé et le trésor à sec. Tout cela n'avait pas rendu Shariar très populaire. On l'accusait de n'épargner assez l'or ni le sang de ses sujets et de les répandre sans ménagement pour satisfaire ses ambitions et ses plaisirs. Le peuple de Bagdad se plaignait et murmurait. De ces plaintes et de ces murmures Kerendar était averti, car il entretenait une police puissante et pers­picace. Elle le tenait au courant de ce qui se passait dans le royaume et aussi dans la ville et le palais. Les faits et gestes de Schéhérazade n'échappaient pas aux investigations de Kerendar. Cette sur­veillance qu'exerçait Kerendar rassurait la jalousie de Shariar, mais horripilait Schéhérazade, non qu'elle eût l'intention d'être infidèle à Shariar. Cependant, il ne lui eût pas déplu d'être entourée de tendres hommages et de douces paroles. Or, la vigilance de Kerendar écartait les plus audacieux. Nul n'osait en sa pré­sence lever les yeux sur elle. La vue d'un beau visage est pourtant un plaisir innocent et Schéhérazade eût aimé en voir quelques-uns lui montrer que le sien les charmait par sa beauté. La sombre figure de Shariar ne lui était pas d'un extrême divertissement.

A mesure que Kerendar avait parlé bas à Shariar, le visage de Shariar était devenu de plus en plus sombre. Sa main se crispait sur le gros rubis de son sabre. Les nouvelles qu'apportait Kerendar n'étaient pas, en effet, des plus agréables. Des émissaires envoyés dans les diverses parties du royaume en avaient retenu les bruits les plus fâcheux. La perception de l'impôt pro­voquait des troubles. En certains lieux on était allé jusqu'à maltraiter les agents du fisc. Ailleurs, les paysans dissimu­laient leurs récoltes et leurs marchands cachaient leurs denrées, comptant sur le renchérissement que produirait la fa­mine, dont on annonçait l'imminence. Beaucoup d'habitants quittaient le pays et plusieurs régions demeuraient désertes. Le mécontentement était général contre un sultan qui passait ses nuits à se faire conter des histoires au lieu de travailler au soulagement de ses peuples. Schéhé­razade, qui avait comme toutes les femmes l'oreille fine, ne perdait rien des propos de Kerendar ; aussi, apprit-elle qu'un complot s'était formé à Bagdad pour attenter à la vie du sultan. Les conjurés projetaient d'envahir le palais, de rompre les portes des jardins, et d'en finir avec Shariar par la torche et l'épée. Cette criminelle affiliation comptait de nombreux membres liés entre eux par des serments formidables et était dirigée par des chefs fanatiques. Bagdad était infestée de ces menées qui eussent présenté un réel danger si la police de Kerendar n'y eût veillé et n'eût eu en mains les fils du complot. Le grand vizir se faisait fort de mettre à néant ces visées néfastes, à condition de ne les point perdre de vue un seul instant, mais il en coûterait des sommes considérables. Aussi fallait-il y astrein­dre toutes les ressources de l'État et ne pas employer à autre chose un seul dinar. Kerendar, si on lui en fournissait les moyens, répondait de tout. Durant ces propos, Shariar n'avait cessé de tirer les pointes de sa barbe et il avait quitté la terrasse, la main posée sur l'épaule de Kerendar et sans un regard pour Schéhérazade, qui n'avait pas tardé à se retirer dans son appartement.

Une fois rentrée chez elle et sûre que Shariar ne viendrait pas la retrouver, cette nuit-là, elle avait renvoyé ses femmes et s'était étendue sur le cuir parfumé de ses coussins. L'air nocturne avait perdu un peu de son ardeur et on le respirait plus aisément. Par les fenêtres entraient le murmure des fontaines et l'odeur des roses. Il s'y mêlait les rayons argentés d'une lune tardive. Le silence n'était troublé que par les appels des sentinelles qui, le yatagan nu, gardaient les portes des jardins. Schéhérazade eut un instant l'idée d'y descendre. Elle aimait parfois à s'y promener la nuit et à y aller admirer le sommeil des volières. Les beaux oiseaux qui les remplissaient dormaient la tête sous l'aile et Schéhérazade s'amusait à leurs silhouettes décapitées, mais elle avait reculé devant la fatigue de chausser de nouveau ses babouches courbes et elle s'était contentée de penser à la pie hâbleuse qui la divertissait tant, lors­qu'elle était enfant. Cette pie était la joie de la pauvre échoppe du savetier, son père. Comme elle babillait, la pie, pendant que le brave homme battait et cousait le cuir ! Schéhérazade songeait souvent à l'échoppe paternelle. C'était là qu'elle avait grandi, vêtue de loques qu'elle arrangeait déjà avec coquetterie en suçant quelque tranche de pastèque. C'était là qu'elle avait écouté parler les gens de toute sorte qui fréquentaient la boutique. Les nouvelles de la ville y circulaient, abondamment commentées. Son père avait la langue aussi pointue et coupante que son alène et ne dédai­gnait pas d'amuser ses clients par ses anecdotes et ses apologues. C'était parmi cet humble et crédule auditoire qu'elle avait pris le goût de ces contes qui avaient joué un si grand rôle dans sa singulière histoire. Dans ces palabres, toute petite, elle plaçait son mot, et ses imaginations et inventions enfantines amusaient ce facile public populaire. Elle avait ainsi attiré l'attention d'Ibra­him, le vieux marchand de tapis, à qui son père l'avait vendue et qui lui avait appris l'amour, sans le lui faire éprouver. Ibrahim n'avait pas été son seul maître en cette matière et d'autres avaient complété ses leçons. Elle n'y avait guère pris de plaisir. Les visages qui s'étaient penchés sur elle ne lui avaient guère montré de jeunesse ni de beauté, mais ses complaisances lui avaient valu d'être mieux nourrie, mieux vêtue, d'être parée de quelques bijoux et de pouvoir venir en aide à la pauvreté des siens. En ces temps difficiles, elle se consolait de ses peines en imaginant des aventures mer­veilleuses où elle s'attribuait le premier rôle. Il en avait été ainsi jusqu'au jour où était parvenu à ses oreilles le bruit de l'étrange épreuve à laquelle le sultan Shariar soumettait les conteuses qui s'évertuaient à distraire ses insomnies. Elle avait su les risques sanglants que couraient les imprudentes, mais un secret désir lui était venu de tenter le dangereux essai. Aussi, un beau jour, s'était-elle présentée au palais pour être inscrite sur la liste fatale. L'appel de son nom n'avait pas tardé. Elle revoyait la haute terrasse ; elle revoyait le sultan, attentif à ses histoires si astucieusement interrompues et laissées en suspens. Elle songeait à l'étrange fortune qui lui était advenue. Non seulement le tran­chant de sabre ne s'était pas abattu sur son cou, mais la barbe noire du sultan avait effleuré son visage, et ses mains aux lourdes bagues avaient caressé son corps. La fille du savetier, la petite conteuse des Mille et une Nuits, était devenue la sultane favorite du grand sultan Shariar. Tout Bagdad enviait sa puissance, et son histoire était plus merveilleuse que toutes celles qu'elle avait racontées... Pendant qu'elle remuait ce brillant passé, Schéhérazade avait senti ses paupières s'alourdir. Peu à peu le sommeil, longtemps infidèle, venait à elle avec les premières clartés de l'aube. Bientôt le pauvre Shariar allait s'éveiller pour s'occuper des affaires de l'État, tandis qu'elle, qui n'avait pas de ces soucis, pourrait dormir longuement, paresseusement, comme si elle était encore au fond de l'échoppe paternelle, la petite fille du savetier !

Mais Schéhérazade ne devait guère dormir, cette nuit-là. A peine avait-elle fermé les yeux qu'il lui avait semblé percevoir des rumeurs insolites. Le palais s'emplissait de bruits bizarres. Des pas couraient dans les jardins et retentissaient dans les escaliers. Bientôt des cris se mêlèrent à ces rumeurs. Partout un étrange désordre se mani­festait. Que se passait-il ? Le peuple de Bagdad se révoltait-il ? Etait-ce quelque incendie ou quelque tremblement de terre ? Des ennemis avaient-ils subite­ment attaqué la ville ? Rêvait-elle, en proie à quelque cauchemar ? Etait-ce un de ses contes qui se continuait dans son sommeil ? Mais non ! Cet homme debout devant son lit, le turban dénoué, les bras levés, n'était ni un fantôme, ni un esprit. Schéhérazade reconnaissait ce teint jaune, ce long nez, ces yeux obliques. C'était bien le grand vizir Kerendar qui se tenait devant elle, hagard, bégayant, gesticulant et dont les mains ensanglantées laissaient tomber sur le pavé de marbre blanc de larges gouttes rouges !

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Le sultan Shariar venait d'être trouvé assassiné dans son lit. Son propre poi­gnard à manche d'agate était enfoncé dans sa poitrine et son propre sabre à pom­meau de rubis avait servi à lui trancher la gorge. A sa porte, ses gardes gisaient, la langue pendante et le lacet au cou. Quant au meurtrier, disparu sans laisser de traces, il ne devait jamais être retrouvé. Un sourd mécontentement régnait dans Bagdad et la mort du sultan Shariar en était la preuve. Entré au matin dans la chambre de son maître et à la vue du tragique spectacle qui s'offrait à ses yeux, Kerendar avait tenté de porter secours au sultan, mais tout secours était inutile. Kerendar n'avait pu que constater la mort de Shariar et avait couru en avertir Schéhérazade. Schéhérazade était fort populaire à Bagdad pour sa beauté et son talent et Kerendar s'offrait à la faire reconnaître comme sultane régnante. Rien n'était plus aisé et notre homme se faisait fort d'arranger les choses pourvu que Shéhé­razade s'engageât à lui conserver le grand vizirat et le chargeât de gou­verner en son nom. Sinon le pouvoir passerait aux mains de l'atabeck de Mossoul et Schéhérazade serait enfer­mée jusqu'à la fin de ses jours en lieu sûr, à moins que ses jours ne se termi­nassent autrement. Schéhérazade n'avait pas d'ambition, mais elle aimait ses aises. La pensée de quitter son palais, ses jardins, ses kiosques, ses fontaines, ses rosiers, ses volières lui était pénible. Puis cette royale aventure ne complé­tait-elle pas glorieusement sa merveil­leuse destinée ? La mort de Shariar ne lui causait guère de chagrin et la pers­pective d'être la maîtresse absolue de ses actes lui plaisait assez. Désormais, elle pourrait vivre à sa guise sans avoir à distraire de son corps et de sa parole un maître, généreux sans doute, mais exigeant. Elle pourrait dormir ses pleines nuits sans avoir à veiller tard pour amuser son insomnieux auditeur ; elle pourrait aller et venir à son gré, se reposer ou se taire et surtout ne plus conter d'histoires. Quel soulagement de n'être plus obligée d'inventer ces récits fabuleux dont elle commençait à être excédée ! Toutes ces considérations la portèrent à accepter la proposition de Kerendar, qui régla tout pour le mieux et avec une remarquable dextérité. Les funérailles de Shariar furent suivies de près par le couronnement de Schéhéra­zade, que compléta bientôt la pendai­son du grand vizir Kerendar, reconnu comme le meurtrier du sultan Shariar, bien que l'on n'eût pu trouver aucune preuve de sa participation au crime. Mais il fallait un coupable et Schéhéra­zade avait pris en grippe Kerendar depuis la peur qu'il lui avait faite en la réveillant brusquement et en agitant ridiculement ses mains sanglantes.

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Les premiers temps du règne de Schéhérazade furent heureux, c'est-à-dire que le peuple de Bagdad continua à souffrir à peu près les mêmes maux, à payer les mêmes impôts, à supporter les mêmes injustices et les mêmes mi­sères, mais cet état de choses qui faisait détester Shariar fit adorer Schéhérazade. Les peuples sont ainsi faits. Leur sort est uniformément pitoyable et leur bon­heur n'est jamais qu'imaginaire. Schéhé­razade inaugura donc un règne heureux. On le lui répéta même si souvent qu'elle commençait à s'étonner de ce que son bonheur ne fût pas égal à celui de ses sujets. Cette disproportion la vexait. Donc, lorsque Schéhérazade eut dormi autant qu'elle voulait, quand elle se fut parée de tous les joyaux du trésor de Shariar, quand elle se fut montrée au peuple et fut rassasiée de ses acclama­tions, quand elle eut rebâti son palais, replanté ses jardins, changé de place les kiosques, les fontaines et les bosquets, fait pendre le grand vizir Kerendar, elle s'aperçut qu'elle n'était pas plus heureuse que du vivant de Shariar. Le soir venu, quand elle montait sur la terrasse de son nouveau palais, quelque chose lui manquait. Elle se sentait oisive et incertaine. Schéhérazade avait l'habi­tude de raisonner ses impressions. Ayant bien réfléchi, elle reconnut que les histoires qu'elle contait chaque soir à Shariar lui entretenaient l'esprit dans une fortifiante et ingénieuse activité. Il lui fallait en inventer le sujet, en imaginer les circonstances. Le jeu cessé, il s'en­suivait pour elle une sorte d'engourdis­sement spirituel qui n'était rien moins qu'une forme discrète de l'ennui. Mais, à cet état, comment remédier ? Elle ne pouvait pas, cependant, grouper autour d'elle ses suivantes et ses gardes pour s'en faire un auditoire. Elle en eût détesté les complaisances et méprisé les applaudissements. Restait la ressource d'écrire ces histoires, mais elle savait qu'à être écrites les histoires contées perdent fort. Aux siennes, si merveil­leuses qu'elles fussent, manqueraient le son de sa voix, la grâce de son geste, la malice et le mystère de son sourire et de ses yeux. Sa réputation universelle de grande conteuse risquerait d'y per­dre. Ces constatations augmentaient son ennui. Les journées lui semblaient lon­gues et l'approche de la nuit l'agitait. Pour se distraire, Schéhérazade eût pu recourir à des plaisirs qui, pour être silencieux, n'en sont pas moins vifs, mais elle savait à peu près tout l'agré­ment que l'on peut attendre des étreintes physiques et l'amour ne s'improvise pas, pas plus pour les sultanes que pour les filles de savetier. Et puis, quand on est au faîte des honneurs, on est adulé, on est respecté, on est craint. Il est bien difficile d'être aimée.

Schéhérazade allait souvent rêver à ces choses dans son kiosque de cristal, le seul qu'elle eût conservé des anciens jardins. Le bruit des jets d'eau berçait ses pensées et il lui semblait que leurs voix fluides lui contaient une invraisem­blable histoire, mais, hélas ! la voix de l'eau n'est pas la voix humaine ! Tout à coup, Schéhérazade tressaillit. Une idée soudaine lui traversait l'esprit. Ne serait-ce pas amusant pour elle qui avait tant conté d'entendre conter à son tour ? Pourquoi n'essayerait-elle pas ? Certes, comme Shariar elle ne ferait pas déca­piter le conteur ennuyeux ! Elle se con­tenterait de lui faire couper les oreilles pour le punir de n'avoir pas su charmer les siennes. Schéhérazade n'était pas cruelle ; elle se repentait même un peu d'avoir fait pendre le pauvre Kerendar. Maintenant, elle était plus sage, mais la sagesse a ses heures d'ennui. Décidé­ment, elle convoquerait les conteurs. La nouvelle en serait publiée demain dans Bagdad...

Elle le fut et y produisit le meilleur effet. La merveilleuse histoire de Sché­hérazade, la fille du savetier, devenue sultane favorite du grand Shariar, avait mis les contes à la mode et cette mode avait fait naître un nombre infini de conteurs. Il n'était guère de maison à Bagdad où l'on ne contât. Les veillées retentissaient de récits fabuleux, pleins de péripéties et de prodiges. Il s'était formé des assemblées ou académies où l'on se réunissait à certains jours pour écouter les nouvelles compositions des membres de l'association. Ces sociétés avaient institué des concours et distri­buaient des prix. Il en résultait des vanités singulières, des rivalités ardentes et des animosités qui allaient jusqu'à la haine. Ces cénacles se jalousaient âprement. Bref, une véritable fureur littéraire s'était emparée de Bagdad. On juge de l'effet que produisirent l'appel lancé par la sultane aux conteurs et l'invitation qu'elle leur faisait de la venir distraire. Les concurrents disposés à prendre part à l'épreuve pouvaient se faire inscrire chez le grand maître du palais. La clause des oreilles coupées en cas d'échec inquiéta bien un peu, mais la vanité des conteurs bagdadiens était si forte qu'aucun d'eux n'admettait la possibilité d'avoir à subir un pareil outrage. Leur talent ne leur garantissait-il. pas l'heureuse issue de l'aventure ? Le plus modeste était persuadé que, dès que Schéhérazade aurait entendu son conte, elle s'empresserait de l'en récompenser magnifiquement. L'ordre des conteurs serait tiré au sort.

Le premier que le sort favorisa fut Mardouk. C'était un petit homme laid et prétentieux. Il avait pour lui-même une estime infinie, aussi ne doutait-il pas que Schéhérazade, lorsqu'elle l'aurait entendu, s'en tiendrait là et à lui et l'attacherait à sa personne. Aussi fut-ce plein d'une assurance admirable qu'il se présenta au palais. Malgré que ses rivaux méprisassent Mardouk et le jugeassent un petit esprit, ils n'en étaient pas moins quelque peu anxieux. Les femmes ont si mauvais goût que l'on n'est jamais sûr de la justesse de leur choix et leurs caprices déroutent toutes prévisions. Quant à Mardouk, il était certain de sa réussite. Cela se voyait à la façon dont il monta en boitillant sur ses jambes torses l'escalier qui conduisait à la terrasse du palais où l'attendait Schéhérazade. Mardouk, pour la circonstance, avait fait toilette. Il s'était fait coudre par le meilleur tailleur de Bagdad un habit qui l'avan­tageait et il s'était coiffé d'un volumi­neux turban surmonté d'un piquet de plumes. Les cheveux taillés de frais et la barbe parfumée, il se sentait animé d'un vaste orgueil. En effet, les confrères de sa corporation avaient tenu à l'accompagner jusqu'à la porte du palais et une grande foule de peuple s'était jointe à eux. Ce fut dans ce cortège imposant que Mardouk se présenta au palais. Quand il y eut été admis, la foule ne s'était pas dissipée. Une grande animation agitait les groupes. Des discussions s'élevaient sur le talent de Mardouk. La nuit avait beau s'avancer, les conversations ne cessaient pas ; cependant, elles se turent soudain quand la grande porte de bronze du palais s'ouvrit brusquement et qu'on vit reparaître Mardouk. La robe en désordre, le turban déroulé, il tenait précieusement dans un morceau d'étoffe ses deux oreilles coupées.

L'exemple de Mardouk ne découra­gea pas ses rivaux. Chaque semaine, celui que le sort désignait montait sur la haute terrasse du palais de Schéhérazade. Elle écoutait avec soin l'histoire qu'on lui débitait, mais elle était obligée de reconnaître qu'elle n'y prenait pas grand plaisir. Les inventions merveil­leuses, qui la divertissaient fort quand elles naissaient dans son esprit, lui paraissaient sans intérêt lorsqu'elle les entendait de la bouche d'un autre. Que ces aventures sont donc monotones, avec leurs lampes merveilleuses, leurs jarres enchantées, leurs génies, leurs monstres, leurs trésors, leurs voyages, leurs grottes, leurs sortilèges et tout ce à quoi se plaît la pauvre imagination des hommes ! Que tout cela est donc vain et fastidieux ! Si bien que Schéhé­razade, après un certain nombre d'essais et un certain nombre d'oreilles coupées, laissa, découragée, repartir les conteurs sans exiger d'eux le gage auriculaire qu'elle eût été en droit de leur réclamer. Qu'avait-elle à faire de ces billevesées et de ces bourdes ? Personne ne serait donc capable de soulager son ennui ? Excédée, elle en arrivait à congédier les conteurs avant même qu'ils lui eussent déballé leurs sornettes. Ceux-ci, atteints en leur vanité, ne manquaient pas d'attribuer leur échec à des causes qui leur en adoucissaient l'amertume. Des langues venimeuses répandaient dans Bagdad des propos sournois et malveillants. Il se répétait à voix basse que la sultane, affaiblie d'esprit et abaissée d'intelligen­ce, n'était plus en état d'apprécier les beaux récits des conteurs bagdadiens. Des chansons et des épigrammes coururent sur son compte, où elle était vilipendée.

Pour se distraire de ses déconvenues, Schéhérazade errait dans ses jardins. Ils lui paraissaient extrêmement vides. La solitude lui pesait. Le bruit de son pas répété par l'écho la faisait tressaillir. En vain les bassins élançaient leurs jets d'eau, en vain les fleurs épandaient leurs parfums, en vain chantaient les oiseaux, Schéhérazade se sentait mélancolique et abandonnée. Le respect qui l'entou­rait, en lui montrant l'étendue de sa puissance, lui en faisait voir l'inutilité. Elle en arrivait presque à regretter les baisers ponctuels et barbus de Shariar, ses solides étreintes, sa voix rude, mais qui parfois savait louer sa beauté. Par­fois, Schéhérazade songeait à voyager, à parcourir son royaume. Montée sur la plus haute terrasse de son palais, elle regardait l'horizon. Le fleuve traversait la ville, de son cours majestueux et monotone où se reflétaient les minarets des mosquées. Au delà, une campagne immense s'étendait jusqu'à de lointaines montagnes. Elle voyait les aigles planer au ciel et les troupeaux tacher la verdure des prairies arrosées par le fertile lacis des canaux. Parfois, elle apercevait quelque caravane en route vers Bagdad. N'apporterait-elle pas, au pas rythmé des chameaux, la nouvelle inattendue, le bijou rare, la présence unique, le visage merveilleux ? Et elle songeait avec regret au temps où la vie était faite pour elle de misère et d'inconnu, où, petite fille du savetier, elle mangeait des écorces de pastèques ramassées dans les détritus des marchés, tandis que pullulait la vermine dans les loques qui couvraient mal sa jeune peau nue.

Ce fut dans l'un de ces jours de tristesse que l'on vint annoncer à Sché­hérazade l'arrivée d'une grande cara­vane. Du fond de la contrée des Gara­mides, à travers les déserts de la Bogdiane, elle avait gagné Bagdad au prix de mille fatigues et de mille dan­gers, pour offrir à la sultane des présents que lui adressait le roi de ce pays. Les hommes qui la composaient ne ressem­blaient à ceux de Bagdad ni par le vêtement, ni par la figure. Parmi eux s'en trouvait un qui passait pour un conteur célèbre et prétendait tenter l'épreuve. Il était de haute stature et portait le visage soigneusement voilé, comme une femme. On le disait de grande race et de famille princière. Il sollicitait la faveur de conter devant la sultane. A cette demande, Schéhéra­zade avait haussé les épaules. A quoi bon tenter une fois encore une expé­rience inutile ? Que lui voulait donc cet étranger présomptueux ? Celui-là, par exemple, elle ne l'épargnerait pas. Pour punir son audace, elle lui ferait non pas couper les oreilles, mais trancher la tête. Tant pis pour lui et qu'on lui dise qu'elle l'attendait le lendemain !

C'était une nuit chaude et lumineuse pareille à celle où avait été assassiné Shariar. Les étoiles luisaient et la lune était levée. Schéhérazade, étendue sur ses coussins de cuir parfumé, écoutait, comme cette nuit-là, le murmure des fontaines en respirant l'odeur des roses. Elle se sentait étrangement troublée. Elle aurait voulu baigner son corps fiévreux dans une eau glacée pour en éteindre l'ardeur inquiète. Dès qu'elle en aurait fini avec l'étranger présomp­tueux, elle se plongerait dans la piscine souterraine dont les eaux provenaient d'une source si profonde qu'elles avaient l'étincelante transparence du diamant  mais auparavant elle comman­da que l'on introduisit l'homme aux contes. A l'instant, il parut.

Il était, en effet, de haute taille et semblait de complexion robuste et élégante. Une ample robe l'enveloppait tout entier et sa figure était couverte d'un voile. Au lieu de se prosterner aux pieds de la sultane, il se tint debout devant elle. Elle le considérait avec curiosité. Quelles paroles allaient sortir de cette bouche secrète ? Schéhérazade se sentait soudain intéressée. Soudain, il lui semblait que le cuir de ses coussins devenait d'une fraîcheur délicieuse, que les étoiles étaient plus brillantes, la lune plus argentée. L'air avait un goût particulier. Les fontaines murmuraient plus harmonieusement ; les roses étaient plus odorantes. Tout à coup, dans l'ombre soudain divine, un rossignol chanta. L'étranger se taisait toujours et demeurait voilé. Schéhérazade se taisait aussi, le coeur palpitant, et elle baissait les yeux.

Quand elle les releva, l'homme s'était dévoilé et la regardait, le visage nu, un doigt posé sur ses lèvres. Il était beau, beau comme le bonheur et l'au­rore, et il continuait à se taire et cepen­dant Schéhérazade entendait sortir de cette bouche taciturne les muettes paroles du plus merveilleux des contes, celui que l'Amour dit au silence et qui contient toute la beauté de la mort et de la vie.

(texte non relu après saisie - 14.IV.08)

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