Joseph-Henri Flacon Rochelle
(Philidor R****)
(1781-1834)

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Les fureurs de l'amour
Tragédie burlesque en un acte et en vers
(1779)

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Personnages :
BRANCAS, traiteur-restaurateur.
ZÉPHIRINE, marchande de plaisirs.
FURIO, décroteur.
MONTMORT, cuisinier, confident de Brancas.
 
La scène représente une place publique à Paris

 
SCÈNE PREMIÈRE.
BRANCAS, MONTMORT.

 
MONTMORT.

Illustre compagnon du célèbre Bedaine,
Vous, jadis si vanté pour les chapons du Maine,
Que l'on vit autrefois, armé de ce couteau;
Mettre dans un seul jour, vingt canards au tombeau;
Qui, du matin au soir, embrochant la volaille,
Aviez su mériter le surnom de Ripaille;
Cher Brancas, d'où vous vient cet air sombre et rêveur?
Qui peut entretenir cette noire douleur,
Dont le crêpe funèbre obscurcit ce visage?
Déjà des envieux briguent votre héritage,
Et contens du repos où languit votre bras,
Se flattent d'éclipser la gloire de Brancas.

BRANCAS

Il est vrai, cher ami, la douleur qui me mine
M'a fait abandonner le soin de ma cuisine.
Dindons, reposez-vous au fond du poulailler,
Non, Brancas n'ira plus vous couper le gosier.
Livrez-vous aux douceurs d'une paix fraternelle.
Mais toi, fameux Montmort, toi, qui vois tous mes maux,
Compagnon de ma gloire et de mes longs travaux,
Ami, dispense-moi de t'expliquer la cause
Du chagrin obstiné qui dans mon coeur repose.

MONTMORT

Vis-à-vis de Montmort à quoi bon ce secret?
Prince, m'avez-vous vu quelquefois indiscret?

BRANCAS

Hélas!

MONTMORT

Vous soupirez ! l'amour vous trotte en tête !

BRANCAS

Je ne veux plus m'en taire.

MONTMORT

Et rien ne vous arrête?
Quand je vois les chalans déserter la maison,
Vous allez à l'amour vous livrer sans raison?

BRANCAS

Ton coeur plus indulgent, m'épargnerait ce blâme,
Si tu voyais l'objet qui brûle mon âme.
Je vais t'apprendre, ami, quel est l'heureux destin
Qui m'a fait rencontrer ce trésor tout divin.
L'autre jour, en passant quartier de la Huchette,
Je vis, à quelques pas, une aimable fillette,
Qui, s'approchant de moi d'un air officieux,
M'offrit des petits pains, pétris de beurre et d'oeufs.
Je m'arrête, étonné de sa noble tournure,
J'admire de son pied l'élégante chaussure,
D'un teint frais et fleuri le charmant incarnat,
De ses célestes yeux la grandeur et l'éclat.
Te le dirai-je, ami? j'en devins idolâtre,
En découvrant un sein qui fait rougir l'albâtre.
Je ne pus résister à ma bouillante ardeur;
Je vous aime, lui dis-je, et j'aime avec fureur;
Du bonheur de mes jours daignez être l'arbitre.
Je deviens votre esclave, et c'est là mon seul titre.

MONTMORT

Le reste se devine; écoutant son courroux,
La dame a répondu : « Seigneur, retirez-vous »

BRANCAS

J'excuse ton erreur : cependant à ma mine,
Tu devais mieux prévoir l'accueil de Zéphirine :
C'est le nom de la belle.

MONTMORT

Ah ! c'est un bien beau nom?

BRANCAS

Nom charmant, il est vrai, qui trouble ma raison!
Elle a reçu mes voeux sans mépris, sans colère,
Et pour tout dire enfin, Brancas a su lui plaire.
Depuis, cet heureux jour, je ne fais qu'y songer;
J'en perdrai le sommeil, le boire et le manger.
Je pousse des soupirs!!! c'est pis qu'une ventouse;
Il faudra que je meure, ou bien que je l'épouse.
Mais figure-toi bien l'excès de mon bonheur;
Je l'attends en ces lieux, quel espoir plus flatteur!
Elle doit y venir pour couronner ma flamme :
Sa présence, Montmort, saura calmer mon âme.
O Vénus bienfaisante! exauce donc mes voeux;
Fais-moi voir Zéphirine, et Brancas est heureux.
Pour toi, Montmort, va voir, observant la coutume,
Si le gigot rôtit, si la marmite écume.

MONTMORT

A vos commandements, seigneur, toujours soumis,
Je m'en vais fricasser et lapereaux et perdrix;
L'écumoir à la main, visiter la marmite,
Et vous donner sujet d'approuver ma conduite.


 
SCÈNE II
 
BRANCAS, seul

Elle n'arrive pas, ô barbare destin!
Je m'étais donc leurré d'un espoir incertain.
Qui peut la retenir? Déjà plongé dans l'onde,
Phoebus, le dieu du jour, n'éclaire plus le monde;
Sans doute, elle a vendu son croquet, son plaisir :
Et, depuis près d'une heure, elle me fait languir!
Je le déclare net, je ne saurais attendre!
Si plus long-temps encore elle tarde à se rendre,
Je me délivre enfin de l'horreur de mon sort,
Avec un long couteau, je me donne la mort.
Mais pourquoi l'accuser? Hélas! l'infortunée,
Peut-être, en quelque coin languit assassinée!
Pour saisir ses bijoux, de féroces brigands,
Peut-être, d'un poignard auront percé ses flancs;
Mon esprit est rempli de sinistres présages,
Je ne vois que tombeaux, que meurtres, que ravages.
Juste ciel! je voudrais me voir anéanti;
Ne balançons donc plus, Brancas, prends ton parti.
Couteau jadis mortel au fond de ma cuisine,
Tu vas anéantir l'amant de Zéphirine!
Hélas! que devient-elle : Ah! si vous existez,
Venez rendre le calme à mes sens agités.
J'entends marcher quelqu'un.


 
SCÈNE III
BRANCAS, MONTMORT.

MONTMORT

Seigneur, pliez bagage.

BRANCAS

Moi, fuir!

MONTMORT

Un inconnu d'humeur assez sauvage,
vient, d'un air furieux, d'entrer dans la maison;
Vainement j'ai tenté de lui parler raison,
C'est à vous qu'il en veut; il crie à la vengeance,
Et je crains qu'en ces lieux bientôt il n'avance.

BRANCAS

Qu'il vienne, je l'attends; je ne sais point trembler,
Et personne jamais ne m'a vu reculer...
Avec ce coutelas, fatal à plus d'un être,
Je veux, sans marchander, me venger de ce traître,
Mais laisse-moi, Montmort, retire-toi d'ici.

MONTMORT

Je pars, seigneur.

BRANCAS

Bonjour.


 
SCÈNE IV
 
BRANCAS, seul.

En proie à mon souci,
Je veux penser en paix à l'objet adorable
Qui cause tous mes maux. O bonheur ineffable!
C'est elle, je la vois.


 
SCÈNE V
BRANCAS, ZÉPHIRINE.

BRANCAS

Idole de mon coeur,
Vous me voyez brûlant de la plus vive ardeur.
Me faire attendre ainsi, c'est un cruel supplice.

ZÉPHIRINE

Pour vous seul j'ai quitté croquets et pains d'épice.
Vous me voyez ici prête à vous obéir.
Dites-moi donc en quoi je pourrais vous servir?

BRANCAS

Ah! vous le savez bien, aimable Zéphirine,
Que je sois votre époux, partager ma cuisine.
Ma richesse n'est pas très grande, j'en conviens.
Et je vous offrirai plus d'amour que de biens;
L'opulence souvent à l'homme est importune,
C'est au fond d'un chaudron qu'est toute ma fortune :
Une livre de beurre, un agneau, deux pigeons,
Trois ou quatre lapreaux, cinq perdrix, six dindons,
Du laurier et du thym, de l'ail, des échalottes,
De navets et d'oignons dix-huit à dix-neuf bottes.
Voilà mes biens, princesse; ils sont peu conséquents;
Je descends, il est vrai, de parents indigents.
Hélas! tant qu'il vécut, défunt mon pauvre père
Fut toujours assiégé par la triste misère...
Il était gargotier dans le faubourg Marceau,
Et donnait à manger à six blancs par morceau.
Son fameux tranche-lard, après ses funérailles,
Fut long-temps mis en vente avec d'autres ferrailles.
J'eus le sort de Pyrrhus : des frères inhumains
Ne voulurent jamais le remettre en mes mains;
Je fûs le racheter, et, poursuivant ma course,
J'entrai chez un traiteur, tout auprès de la Bourse.
C'est en sortant de là que, sachant mon métier,
Je me suis établi non loin de ce quartier;
Mes voeux seront remplis, si vous voulez, madame,
Agréer mon amour, et devenir ma femme.

ZÉPHIRINE

Hélas! je le voudrais; mais je crains d'un rival,
Et les transports jaloux et le courroux fatal;
Furio, décroteur à la cire luisante,
Me voit sur le Pont-Neuf, et me trouve charmante.
Il quitte sa sellette, il est à mes genoux,
Me déclare sa flamme, en des termes si doux,
Qu'il me fallut céder. Tous deux nous nous jurâmes
De ne voir qu'à la mort s'éteindre nos deux flâmes.
Mais, hélas! près de vous, qu'on oublie aisément,
Et son premier vainqueur, et son premier serment.
Je l'éprouvai, seigneur : vous dirai-je le reste?
Furio, furieux depuis ce jour funeste,
Instruit de nos amours, a, la brosse à la main,
Juré qu'il me ferait passer le goût du pain;
Depuis ce grand serment, jamais il ne repose.
Dès que l'aurore, au teint et de lys et de rose,
Annonce que le jour va dorer ce climat,
Le jaloux Furio saute de son grabat;
Il court toute la ville; il m'épie, il me guette :
Vous me voyez tremblante, éperdue, inquiette;
J'accours, pour l'éviter, me jeter en vos bras.

BRANCAS

Ah! princesse, lui seul est digne du trépas.
J'attends ce Furio depuis une heure entière;
S'il fût venu, sans doute il mordrait la poussière.

ZÉPHIRINE

Vous ne connaissez point sa force et sa vigueur;
Prince, fassent les dieux que vous soyez vainqueur!
Mais, hélas! si jamais...


 
SCÈNE VI
LES PRÉCÉDENTS, FURIO.

FURIO

Voici donc la cruelle! Et je jurais de vivre et de mourir pour elle,
Tandis que, dans les bras d'un sale rôtisseur,
Oubliant ses serments, méprisant mon ardeur,
Elle me fait ici la plus sanglante injure;
Va, je t'en punirai, femme ingrate et parjure...
Mais, c'est lui... C'est Brancas... Qu'il périsse à l'instant!
Mon eustache de bois, sers mon ressentiment!

BRANCAS

Arrogant! ne crois pas que sitôt je succombe;
Tu pourras bien avant me suivre dans la tombe.

FURIO, le tuant.

Péris donc le premier, fais tes adieux au jour,
Et va peupler les champs du ténébreux séjour.

(Brancas tombe.)

ZÉPHIRINE

Monstre! le plus cruel qu'ait jamais vu la terre,
Tu seras quelque jour le bourreau de ton père.

FURIO

Bah! mon papa mourut voilà bientôt deux ans;
Ainsi je ne saurais lui déchirer les flancs.
Mais, princesse, pourquoi me voir d'un oeil sévère?
Pardonnez aux transports d'une ardente colère;
C'est mon amour pour vous qui causa mon forfait,
En vous chérissant moins, je ne l'aurais pas fait.

ZÉPHIRINE

Si c'est un trop d'amour qui causa ta vengeance,
Que ne m'honorais-tu de ton indifférence?
Les dieux jaloux ont fait succomber mon amant.
Le cruel Furio triomphe en ce moment!
Faudra-t-il donc toujours voir prospérer le crime?
Contemple, malheureux, ta mourante victime!
Tu crois me posséder, tu t'en flattes en vain;
Jamais je ne serai femme d'un assassin.
Puisque tu m'as ravi cet objet adorable,
L'existence à présent ne m'est plus supportable.

(Elle se tue.)

FURIO

Il est donc des remords! et j'en suis déchiré.
Voilà, de mes forfaits, ce que j'ai retiré!
Suivant, dans mes transports, une rage assassine,
De ce pauvre traiteur, j'ai percé la poitrine.
Mais vous, soyez vengés, Zéphirine, Brancas,
Votre triste bourreau ne vous survivra pas.
Amour! cruel amour, contemple ton ouvrage!
Je vais les suivre aussi sur le sombre rivage.

(Il se tue.)

 
SCÈNE VII
 
MONTMORT, seul.

Que vois-je! où suis-je? Ah! ciel! Brancas! dieux! il est mort!
Et tu lui survivrais, infortuné Montmort?
Je veux, sans plus tarder, m'en aller au Tartare,
Le joindre sur les bords de l'Achéron avare.
Mais, quoi! j'hésite encor! craindrais-je le trépas?
Un sentiment si vil retiendrait-il mon bras?
Non; si je ne meurs point dans ce malheur extrême,
C'est pour pleurer Brancas, et l'enterrer moi-même!;

AU PUBLIC

Si vous plaignez le sort de ces acteurs mourants;
Si vous applaudissez à leurs faibles talents,
Messieurs, comme vous plaire est leur unique envie,
Vos applaudissements vont les rendre à la vie.

(On applaudit, et ils ressuscitent.)


[Rappel : l'orthographe fautive de l'édition suivie a été conservée]

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