Satin
[Madame Paul Gaschon de Molènes, née Louise-Antoinette-Alix de Bray]
(18..-18..)
I
AU COUVENT Allocution de la révérende mère supérieure aux élèves la veille des vacances de Pâques. Mes chères filles, C'est toujours à regret que nous nous séparons de vous. Pourtant nous comprenons la nécessité d'envoyer leurs enfants aux dignes et nobles familles auxquelles vous appartenez. J'espère que vous passerez ces jours de vacances dans les joies paisibles que le Seigneur permet. Vos parents vous attendent les bras ouverts et se consacreront à vous pendant ces jours qu'ils appellent de tous leurs vœux. Jouissez pleinement de ces temps bénis. Vos pères et vos frères seront fiers de vous donner le bras pour des excursions instructives ; vos mères vous conduiront à de pieux pèlerinages, et, le soir venu, vous écouterez quelque récit touchant de votre aïeule. Nous vous attendrons, chères enfants, en priant. Ne nous oubliez pas trop, et chaque soir faites à notre intention un petit journal de ces heures de vacances que deux fois par année le bon Dieu accorde aux familles qui glorifient son saint nom.
II
EN FAMILLE Journal de Jacqueline
SAMEDI 16 AVRIL
Ouf ! je suis brisée, mais aussi que de choses j'ai faites ! D'abord, je m'étais levée de bonne heure pour la messe de communauté, et puis j'ai embrassé les bonnes religieuses. La voiture de maman a été eu retard : il paraît que les ordres n'avaient pas été donnés la veille, le cocher s'est excusé. Maman a acheté un coupé nouveau. J'étais si bien dans ce satin parfumé que j'ai trouvé la route courte. Je pense que des voitures comme celle-là empêchent de vieillir ; on est bercée comme dans les bras de quelqu'un qui vous trouverait jolie. Mon père partait pour se promener à cheval. — Bonjour, fillette, m'a-t-il dit. Comme tu es fagotée ! J'espère qu'on va s'habiller mieux que cela. Ces béguines, elles ont une coupe de corsage à elles. Il m'a fait marcher devant lui. — Il faut te serrer juste au-dessus des hanches et ne pas opprimer le haut, fichtre ! — Papa, je vous prierai de lire mes notes ; vous verrez comme j'ai bien travaillé. Les voulez-vous tout de suite ? — Mais, ma chérie, cela m'est parfaitement indifférent. Ne me traite pas en antiquaille. Que veut un père sensé ? Avoir une jolie fille qui soit la coqueluche de tous les hommes. Je suis très content de t'avoir rencontrée ce matin, parce que je constate que tu as tout ce qu'il faut pour cela. Nous en recauserons. Au revoir, mignonne. Je pense qu'on a préparé ton appartement. Tu dois t'ennuyer au couvent, mais tu n'en as pas pour longtemps peut-être. Après cela je n'en sais rien, je n'en ai pas causé avec ta mère. Tu as su mes embêtements pour mes chevaux de courses : Home Rule m'a fait des farces, et, mon enfant, de plus, je me suis campé une culotte sur le Panama. Oh ! mais ne crois pas que je te dis cela pour te refuser de l'argent. En veux-tu ? monte chez moi, il y a a des louis sous le flambeau de gauche. Mais je bavarde, il faut que je sois à neuf heures trois quarts dans l'avenue des Poteaux : la duchesse est fort exacte et ne plaisante pas. A tantôt, fillette. Je me sens tout content de t'avoir vue, je ne songeais pas du tout que nous étions aux vacances de Pâques... Ah çà, quel âge as-tu donc ? — Je vais avoir seize ans, papa. — Seize ans, tu plaisantes ! Seize ans, cela me pousse joliment. Mais tu es jolie, je te pardonne.
* *
* Mon père a enfourché son cheval, m'a saluée et est parti. Au moment où j'allais monter, mon frère glissait sa petite clef dans la serrure de son appartement du rez-de-chaussée. — Tiens, Jacqueline ! Bonjour, mon mioche. — D'où viens-tu ? lui ai-je dit. Tu as l'air tout défait. Sous son petit paletot café au lait, on voyait qu'il était en habit et en cravate blanche, mais il avait une mine de déterré. — On ne raconte pas cela aux enfants... tout ce que je puis te dire, c'est que j'ai eu une déveine ! Bonsoir, embrasse-moi. Si je t'avais embrassée hier, tout ça ne serait pas arrivé peut-être ; tu m'aurais enlevé ma guigne... Ce soir je me rattraperai... Je dois à Dieu et à diable. Tu sais que maman a plein une malle de papier timbré à mon adresse ; la vie est amère, ma chère soeur !... — Comme tu vas avoir peu de temps pour dormir ! lui dis-je quand il m'en laissa le temps. On déjeune à midi. — Tu te flattes, reprit-il, d'un déjeuner de famille, fille pleine d'illusions ! Papa déjeune dehors, maman dans sa salle de bain, moi chez moi. Demande comme vin du mercurey blanc. Tu es jolie, mais il faut que tu acquières du montant ; c'est indispensable, Jacqueline. Bonsoir, je dors debout, mon enfant...
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* Lorsque ma mère a sonné sa femme de chambre, je suis entrée chez elle. — Je t'attendais presque, m'a-t-elle dit en m'embrassant. — Comment ! presque seulement, maman ? Nous sommes au congé de Pâques. — Je ne me rappelais plus si Pâques était une grande sortie. As-tu mangé ? — Non, j'attendrai pour déjeuner avec vous. — Je ne veux pas, c'est trop tard. Voyons, regarde-moi. Tu as bon besoin du coiffeur et du couturier. Oh ! comme tu as les mains rouges ! Mélanie te donnera de la pâte divine. J'ai tiré de ma poche la pelote brodée à son chiffre. — Très gentil ; mais c'est l'aiguille qui altère tes mains. Tu me feras le plaisir de ne rien coudre ni broder jamais. Ah çà, les leçons de danse ont-elles bien été ? Je te mènerai au bal. — Je reste avec vous une semaine. — Sonne pour qu'on apprête mon bain, dis à Mélanie de faire le linge tiède seulement ; il me semble que le temps est moins, froid. Je suis ravie de t'avoir. Je te mènerai chez tes grand'mères. C'est que mes journées sont bien prises, enfin nous verrons. Il te faut un chapeau : aimes-tu l'extravagant ? nous irons chez Haie-Lafleur. — Je sais deux morceaux de piano par cœur pour vous les jouer. — Oh ! en fait de musique, je n'aime que l'opéra ; tu peux te dispenser de faire avec moi la petite fille sage : tu me prends pour une mère-grand, Jacqueline ? — La supérieure vous présente son respect, maman. — Eh ! je n'en ai que faire : est-elle toujours aussi ennuyeuse et aussi laide ? Quelles têtes elles ont toutes, ces saintes filles ! heureusement que cela ne se gagne pas : tu es jolie, tu me ressembles, embrasse-moi.
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* J'ai eu le coiffeur, il m'a trouvée jolie, heureusement, car sans cela qu'aurait dit ma famille ? je suis allée commander deux robes. Le couturier a dit à la femme de chambre : « Vous direz que je trouve la jeune fille bien. » On n'est donc occupé que de ma beauté ? Il n'y a donc que cela d'intéressant ? Au retour j'ai déjeuné toute seule. J'ai demandé des livres à maman : elle m'a crié de son cabinet de toilette de prendre sur la table de sa chambre. Il y en avait deux; j'ai lu un peu de l'un et de l'autre. Le premier, c'est le récit des amours de femmes malades, crispées, folles... L'autre, les histoires d'un petit ménage qui se brouille, mais se racommode toujours au moment de se coucher... Pourquoi ?
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* Très amusée au Concours hippique ; beaucoup d'hommes sont venus parler à maman, mais le marquis est resté tout le temps. Maman m'a dit : « C'est un ami qui a un culte pour moi. » Un culte ? qu'est-ce que cela veut dire ? Rencontré mon frère qui n'a guère quitté une femme très regardée et très bruyante que maman a saluée froidement. J'ai entendu maman qui disait à Mme de Thanges : « Ce collage. est écoeurant » Pas compris. Nous avons aperçu papa, et j'attendais qu'il vint auprès de nous. Maman a dit : « Pas de danger, il fourrage dans le poulailler. » Que signifie ? Le marquis regarde maman toujours, il semble être là pour la protéger et empêcher que personne ne la touche ; ils se comprennent avant d'avoir achevé ce qu'ils disent. Un culte ? pourquoi appelle-t-elle cela un culte ? je ne saisis pas le sens exact. On dit : ministre du culte pour désigner un prêtre ; mais ce monsieur n'est pas dans les ordres ! On dit encore : ministre de l'instruction publique et des cultes, mais il ne servirait pas ce gouvernement-ci. Il y a aussi le culte des faux dieux ; mais maman n'est pas une idole païenne : c'est agaçant de ne pas comprendre. A l'église on quête pour les frais du culte, c'est un suisse et un vicaire ; mais le marquis ne quête jamais pour maman. Nous avons dîné rapidement ; nous allions entendre Lucia aux Italiens ; le marquis était derrière maman et lui touchait le bras quand il voulait la faire retourner de son côté pour lui parler bas... C'est du culte probablement. Ah ! il faut voir les yeux que se font Lucia et Edgardo ; jamaisje n'ai vu d'yeux pareils. Notre sainte Thérèse de la chapelle, qui en a pourtant une fameuse paire, est dépassée. Il y a peut-être du culte aussi là-dessous. A la sortie, le marquis se fait gros et écarte les coudes pour que maman ne soit pas foulée; c'est encore du culte cela, probablement. Moi j'ai manqué d'être étouffée sur les dernières marches ; on me tirait, on me décoiffait ; si j'avais eu des faux cheveux, ils auraient été arrachés. Si j'avais un culte, ma sortie eût été plus agréable ; quelle cohue ! Le marquis nous a mises en voiture, et, malgré les piaffements des chevaux et les criailleries des sergents de ville, a gardé la petite main de maman dans la sienne en lui demandant quelque chose pour demain. Quelle affaire que ce culte ! cela n'arrête pas : le soir, le matin, toujours des secrets de culte. Il faudra absolument que je sache ce qu'on entend par là.
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DIMANCHE
J'ai dormi jusqu'à dix heures. Maman est venue avec moi à la messe d'une heure. A peine étions-nous sur nos prie-Dieu que le marquis est arrivé derrière nous. Je trouve que pour quelqu'un qui est du culte, il n'a pas beaucoup prié ; il était distrait. Après cela, peut-être son culte n'est-il pas de Sainte-Clotilde. Il est venu avec nous au Conservatoire. Aux passages les plus beaux de la musique, maman et lui se regardaient extasiés. Évidemment, maman aime le culte du marquis ! Nous sommes allés au lunch de Mme de Berné ; j'ai remarqué qu'on laisse une place pour le marquis, tout près de maman, et qu'on le charge de lui porter des gâteaux. Tout le monde sait donc qu'il a un culte pour elle ? Maman a causé avec d'autres hommes, mais on voit que le culte du marquis est reconnu ; ils ne s'installent pas. J'ai profité d'un moment où Mme de Thanges s'arrangeait une tasse de thé pour lui dire : — Qu'est-ce que c'est qu'un culte ? — Un culte, c'est une religion. — Mais un culte pour quelqu'un ? — C'est une adoration. Maman m'a fait signe qu'il fallait partir ; nous n'avions que le temps de nous habiller pour le dîner de Mme de Phar. J'ai mis ma robe neuve ; j'étais gentille. Le marquis, qui était au nombre des convives, a donné le bras à maman pour la couduire à table. Il parait que le culte existe aussi pendant les repas. J'étais à côté de M. de Ropert, membre de l'Institut, qui va un peu chez maman et est très aimable pour moi. J'ai profité de l'occasion. — Monsieur, voudriez-vous m'expliquer ce que c'est qu'un culte ? — Un culte, mademoiselle, quel culte ? Alors il a entamé un discours sur les anciens qui adoraient le soleil ; et puis il a parlé de Bouddha, de Mahomet, sans que je pusse l'arrêter. Très ennuyeux ce savant-là. Maman n'adore pas dit tout le soleil, au contraire ; elle a toujours, l'été, une ombrelle et un voile, et le marquis ne parle jamais de Bouddha. Mais quand j'ai vu M. de Ropert lancé, je n'ai plus osé lui préciser ma question, d'autant plus qu'il a dit à sa voisine : « Cette jeune fille est pleine d'esprit. » A dix heures et demie, nous sommes allées chez Mme de Firmaman, où l'on dansait. Maman est restée un quart d'heure dans le salon pour voir comment je valsais. Elle a trouvé que je m'en tirais assez bien et s'apprétait à me donner des indications sur la manière de poser ma main sur mon valseur, quand le marquis qui nous avait rejointes l'a emmenée dans la serre. Il a fait là son culte pendant une grande heure. Personne n'a osé les troubler. C'est un culte respecté. Je me lèverai demain dès le matin pour demander à papa une bonne explication sur le culte. Il ne s'agit que d'être prête avant qu'il ne monte à cheval.
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LUNDI
Il allait sauter dessus. — Papa, un instant, je vous en supplie. Avant de partir vous promener à cheval, dites-moi ce que c'est qu'un culte. — Comprends pas. — Un culte pour quelqu'un ? Par exemple, un homme qui a un culte pour une femme ? Papa partait, mais m'a répondu : — Tâche d'en inspirer un, Jacqueline ; je ne te dis que cela... Pas plus avancée. Dès que les rideaux de mon frère ont été ouverts, je l'ai prié de me dire la chose. — Être l'objet d'un culte, mon enfant, c'est être adorée de quelqu'un qui ne vit que pour vous. C'est le bonheur de l'existence, tout simplement. Est-ce que tu as un amoureux ? Viens me conter cela. — Je n'ai pas d'amoureux, mais maman m'a dit : « Le marquis est un ami qui a un culte pour moi. » Je voulais saxoir ce que c'était, parce que cela me plairait beaucoup, à moi, d'avoir aussi un culte, et je suis sûre que tu fais du culte aussi, avoue-le. Mon frère m'a grondée ; il avait l'air fâché et m'a dit que je n'étais pas d'âge à parler de cela... Nous avons fait le tour du lac avec maman, mais je n'étais pas aussi gaie. Le marquis conduisait ses beaux chevaux et les a fait passer et repasser devant nous, demandant des yeux à maman si elle les trouvait bien mis ; puis les deux voitures se sont arrêtées. Le marquis et maman ont causé chevaux; comme il l'écoute, même sur des questions qu'il connaît probablement mieux qu'elle ! Il paraît que le culte s'étend sur les choses d'écurie. Moi je me sens bien seule au milieu de tous ces gens à culte. Papa est si affairé qu'il doit en avoir aussi ; quant à mon frère, il doit être à plusieurs cultes, lui ; d'abord, il ne l'a pas nié. Je ne sais pas pourquoi je n'aurais pas mon culte, moi.
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MARDI
Hier nous sommes allées à l'Opéra. Là le culte a été autre chose. Le marquis ne trouve aucune femme jolie. J'ai très bien vu que son type est maman et que le culte l'oblige à découvrir aussitôt les imperfections des autres femmes. Il a dit que la duchesse n'avait plus de col ! maman a le col long. Il a dit que la princesse avait le nez si gros qu'elle avait toujours l'air enrhumé ! maman a un nez fin, adorable. Il a dit que Mme de C... couvrait son front de frisettes parce qu'il était ridé. Maman se coiffe tranquillement parce que son front est resté très pur... Par exemple, il y a un moment où le culte m'a beaucoup étonnée... Maman et lui parlaient d'une danseuse qui me semblait charmante et ont discuté la place de son mollet. Maman disait : « Sa jambe est exquise...» Le marquis, presque en colère, a dit : « J'aime cent fois mieux la vôtre ! » Comment ! alors les jambes aussi sont du culte ? Drôle de religion ! ...
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* Nous sommes allées à la Croix de Berny. C'était joli cette campagne avec toutes ces élégantes. Mais il faisait froid, et alors le culte a été une occupation incessante de la santé de maman. Comme nous étions en voiture ouverte, le marquis n'a cessé de l'envelopper. Elle a dit qu'elle avait un pied gelé ; alors le marquis a tenu le pied de maman dans sa main jusqu'à ce qu'il l'ait senti bouillant. Maman était si contente d'être si bien soignée, qu'en revenant elle paraissait sommeiller en souriant ; nous avions l'air d'une famille russe dans nos fourrures. Maman et le marquis, en face l'un de l'autre dans le landau, avaient la couverture de martre jusqu'au menton, les bras dessous ; on ne leur voyait que le bout du nez. Moi j'ai somnolé aussi, en cherchant dans ma tête qui est-ce qui pourrait bien avoir un culte pour moi ; car rester sans culte me serait maintenant impossible. Rue Royale, le marquis a fait arrêter la voiture devant un glacier où nous avons bu quelque chose de très bon mais de très fort ; il a dit qu'il était indispensable de se réconforter. Il paraît que le culte s'occupe aussi de l'estomac. Que de branches à cette religion, mon Dieu ! Le soir, aux Français, le marquis est tombé sur les actrices. Moi, il y en a que je trouvais bien. Il ne faut pas qu'on lui parle de femmes de théâtre, et il dit qu'elles lui font mal au coeur... Il paraît que dans ce culte-là le théâtre est jugé sévèrement. Cela s'accorde avec ce que nous dit la supérieure ; elle appelle les actrices : des damnées.
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MERCREDI
Au dîner nous étions très nombreux et gais au petit bout de la table,. Mon cousin Athanase était à de moi. C'est un beau garçon qui a l'air franc, un joli sourire, et qui se porte comme le Pont-Neuf. Il a vingt ans et m'a fait mille gentillesses, disant : « Mais que tu es très gentille ! Est-ce qu'on va te remettre dans ta boite ? Cela serait dommage. Montes-tu à cheval quelquefois le matin avec mon oncle ? je te retrouverais ? » Nous avons fait des projets et, ma foi, avant de nous lever de table, j'ai risqué mon affaire : j'ai dit : — Tu me trouves gentille, tu voudrais que je ne rentre pas au couvent et tu me retrouverais le matin pour galoper au bois de Boulogne ? J'ai quelque chose à te proposer qui est mieux que tout cela, moi ! Veux-tu avoir un culte pour moi ? Il m'a dit de lui ficher la paix, de ne lui reparler de cela de ma vie, et n'a pas reparu de la soirée dans le salon. Joli début pour mon culte !
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JEUDI
J'ai pleuré dans mon lit et j'ai dit que j'étais malade, pour ne pas me lever et rester à réfléchir au moyen de me procurer un culte. Vivre sans m'est, je le vois, impossible. Maman, qui était sortie de bonne heure, est montée dans ma chambre au milieu de la journée pour savoir ce que j'avais. — Pourquoi n'es-tu pas descendue ? est-ce que tu souffres ? Veux-tu voir le médecin ? Maman m'a embrassée. — Mais tu as pleuré. Qui est-ce qui t'a fait du chagrin ? Parle à ta mère, ma chérie. Ma foi, j'ai senti la confiance venir. Qui est-ce qui peut mieux comprendre les choses du culte que maman ? J'ai répondu : — Puisque vous êtes si bonne pour moi, je vais vous dire la vérité : je ne suis pas malade du tout ; seulement j'ai du chagrin et je vais vous expliquer ce qu'il me faut. Je ne puis plus me passer d'un culte. Qu'est-ce que tu veux dire ? — C'est bien simple : en voyant le marquis remplir son culte auprès de vous, car vous m'avez dit, n'est-ce pas : « C'est un ami qui a un culte pour moi », j'ai compris qu'on ne peut pas être heureuse sans un culte, et j'ai décidé d'en avoir un. Maman a eu d'abord envie de rire, et puis elle a pris un air sévère. — Vous saurez, mademoiselle, qu'on n'a pas de culte à votre âge, et puis vous n'êtes pas dans les conditions : on se marie d'abord, et après on tâche d'inspirer des cultes : mais vous n'en êtes pas là. Vous êtes une petite sotte... Levez-vous, faites comme vous voudrez, au fait : je vous croyais plus d'esprit ; si vous n'êtes pas raisonnable, vous allez être, reconduite au couvent. Maman est sortie fâchée. J'ai continué à pleurer. Beaucoup ennuyée toute la journée. On m'a monté mon dîner. Demain je sortirai avec maman comme si de rien n'était, car ce n'est pas en restant dans ma chambre que, je trouverai un culte !
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VENDREDI
Paru au déjeuner de maman, qui ne m'a plus parlé de ce qui s'était passé la veille. Elle était très occupée de la vente de charité où elle, vendra tantôt des bibelots chinois. — Veux-tu être une demoiselle de magasin ?... Évidemment elle souhaite que nous redevenions bonnes amies. Et puis, qui sait ? il paraît que des milliers de personnes défileront dans sa boutique ; peut-être enfin trouverai-je ce qu'il me faut ! Je vais me faire la plus belle possible !
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VENDREDI SOIR
Il est blond, il a de petites dents de chien Un. Espagnol blond et grand, et pas maigre... Voilà comment cela s'est passé : Derrière les tentures de satin jaune de la boutique de maman, il y avait l'arrière-boutique où maman et le marquis de temps en temps faisaient la caisse. Le marquis tenait les écritures et prenait les adresses pour envoyer : c'était tout comme au *Louvre*, excepté qu'on ne rend pas de monnaie. Moi, entre les éventails, je vendais des tasses de thé. M. De la Jaro a acheté d'abord à maman deux petites potiches, et puis il a été acheter aux autres boutiques. J'ai entendu que le marquis disait en écrivant : — Monsieur De la Jaro : deux potiches fond rouge à fleurs d'or, douze cents francs, avenue Friedland, 94. Maman a dit : — Ces Espagnols millionnaires, on leur colloque tout ce qu'on veut... M. De la Jaro, après ses emplettes aux boutiques d'alentour, est revenu rôder à celle voisine de la nôtre, et j'ai entendu qu'il disait à Marguerite de Boutan, en lui achetant une rose vingt francs : — Qui est donc la demoiselle de magasin de la boutique de chinoiseries ? Marguerite a répondu : — C'est Jacqueline, la fille de la marchande. — Elle est ravissante, a dit M. De la Jaro. J'ai senti que je devenais rouge de joie. Il est revenu et a causé chinoiseries, puis m'a demandé du thé. Je lui ai apprêté une tasse comme pour moi, sucrée comme du sirop. Il s'est assis et nous avons causé. Il me regardait un peu comme le marquis regarde maman : j'étais si contente que j'ai lâché ma tasse de thé au-dessous du cours à ceux qui en ont voulu... Il m'a dit que s'il avait su que j'étais en vacances, il se serait présenté chez maman. On allait et venait dans la boutique, lui s'installait. Je sentais que quelque chose commençait pour moi. L'heure avançait, il y a eu moins d'acheteurs. Alors nous étions par instants tout seuls, parce que maman et le marquis continuaient à faire leur caisse, et moi j'étais ravie. Je couvais des yeux M. De la Jaro, parce que je sentais qu'il était bien à moi, et que j'avais ce que je cherchais. Lui s'embrouillait, reprenait ses phrases comme quelqu'un qui n'est pas habitué au culte. Il avait été frappé de ma beauté, il était venu à cette vente et s'ennuyant comme il s'ennuyait toujours. Qui lui eût dit qu'il y trouverait la femme qui... la femme que...? Le temps marchait : on allait fermer les boutiques ; moi je n'ai pas perdu la tête : je lui ai dit : — Voulez-vous avoir un culte pour moi ? Il l'a juré. C'est fait. J'ai mon culte. (texte
non relu
après saisie, 22.XII.08)
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