Armand Silvestre
(1837-1901)
Le souffle des révolutions
(1883)
I
Le nom du faubourg Saint-Cyprien, à Toulouse, est surtout
connu par la terrible légende des dernières
inondations. Légende ? Non. Mais histoire. On montre encore
les murs de l’hospice submergé la marque rouge des
étiages atteints par le fleuve
révolté. Mais on oublie vite dans les pays
où le soleil verse son Léthé
éternel de joie et de lumière. Aux masures
effondrées ont fait place de belles maisons aux balcons
fleuris, et ce cataclysme effroyable semble avoir passé,
comme un baptême, sur le fond quartier embelli, ou comme ces
inondations fécondes du Nil qui laissent la richesse au fond
de leurs ravages apparents. La population ouvrière a grandi,
et c’est miracle de voir, aux heures où les
ateliers se rouvrent ou se ferment, les belles filles au type latin,
brunes avec des yeux profonds et noirs, prendre, pieds nus, une chanson
ou une rose aux lèvres, le chemin des manufactures dont les
cloches en branle jettent leur appel dans le crépuscule. A
côté de cet élément
prolétaire, le plus dense et le plus bruyant, Saint-Cyprien
possède un monde de petits rentiers qui y font une
demi-villégiature dans des cottages minuscules aux jardins
soigneusement cultivés. Ces bonnes gens, qui ne se hasardent
jamais jusqu’au carrefour pittoresque où la Reine
des Bohémiens aux cheveux crépus règne
encore sur un peuple déguenillé
d’étameurs et de coupeurs de chats, affectionnent
la belle promenade ombreuse qui borde la Garonne et au pied de
laquelle, presque au niveau des eaux, dans une plaine toujours rase
tondue, des pelotons de cavalerie manoeuvrent à la plus
grande joie des badauds et des petits polissons. C’est
à cette société paisible
qu’appartenaient, ou mieux qu’appartiennent encore,
M. Peyrolade, ancien huissier, sa femme Pauline et son chien
Protêt, ainsi nommé par le pieux souvenir que ce
vieil officier ministériel avait voué
à sa maudite profession. Ai-je besoin d’ajouter
que M. Peyrolade n’était plus joli, que sa femme
Pauline ne l’était pas devenue, ne
l’ayant jamais été, et que son chien
Protêt était la plus hideuse bête du
monde, éclatant de graisse et chauve des pattes au museau.
II
Ayant acquis sa petite fortune en faisant toutes sortes de cochonneries
au reste de l’humanité, M. Peyrolade y tenait
infiniment. Le prix extraordinaire attaché par les filous
aux produits de leur fâcheuse industrie est un hommage
indirect rendu à la vertu. Il indique, en effet, la valeur
qu’ils attachent au sacrifice de leur conscience. Il est
certain que M. Peyrolade n’entendait pas avoir fait taire la
sienne pour des noyaux de prunes. Chacun des écus
qu’il avait volés en d’inutiles
débauches de papier timbré lui semblait une part
de son Paradis perdu et de son salut compromis. Car il ne manquait pas
d’une certaine dévotion superstitieuse et
n’avait jamais oublié de faire brûler
d’autant plus de cierges que l’affaire dont il
demandait le succès au ciel était plus
malhonnête et périlleuse pour son honneur. Ce
petit travers est le plus méridional du monde.
Attaché aux terrestres biens comme je viens de vous le dire,
ai-je besoin d’ajouter que M. Peyrolade était
conservateur à outrance, conservateur
jusqu’à l’insurrection. Car il aurait
culbuté sans hésiter le gouvernement pour lui
imposer une mesure répressive contre le flot montant de
démocraties impatientes. Quand il avait dit « Le
souffle des révolutions » ses petits yeux gris
d’usurier roulaient des colères
épouvantables, et sa bouche grimaçait comme si
ces simples mots y eussent laissé un goût amer de
rhubarbe ou de chicotin. Alors, Mme Peyrolade, le seul être
qui consentît encore à converser avec cet
imbécile, était prise par sympathie,
d’un tremblement nerveux qui secouait ses trois ou quatre
dents disséminées dans sa bouche
qu’ombrageait une ridicule moustache, et Prôtet,
mû comme par un ressort intérieur, aboyait
lamentablement en agitant sa queue épilée.
III
M. Peyrolade avait toujours eu pour les matières
détonantes une horreur instinctive. C’est au point
qu’il ne pouvait voir transporter un simple sac de haricots
sans avoir la chair de poule. Jugez un peu de la frayeur que lui
devaient inspirer les derniers et lugubres exploits de la dynamite. La
dynamite était devenue l’unique souci de ses
veilles infécondes. La dynamite le hantait. Il
n’en avait jamais vu, mais il la reconnaissait partout. Matin
et soir, il faisait l’inspection du sable de ses
allées ; il avait fait boucher les soupiraux de sa cave et
garnir de pointes de fer les approches de son mur. Rien
n’entrait dans sa maison qu’il ne le
visitât lui-même avec la conscience d’un
douanier. Pauline l’aidait dans cette tâche
investigatrice, après avoir mis sa servante à la
porte ; car, comme l’avait très bien dit son mari,
« on n’est jamais sûr de ces
gens-là ! » Protêt lui-même
avait pris un air méfiant et son vilain museau se frisait,
se recoquevillait comme une noix, au moindre mouvement de
l’atmosphère. Lui aussi reniflait « le
souffle des révolutions. » Ainsi, par un juste
arrêt de la Providence, le bonheur mal gagné de
ces fesse-mathieu était empoisonné par
d’éternelles craintes. - Je conçois
encore à la rigueur, disait Peyrolade, que ces
misérables fassent sauter les monuments publics lesquels
sont considérables, longs à rebâtir et
leur promettent de l’ouvrage pour longtemps. On peut
attribuer, dans ce cas, leur légèreté
à un amour immodéré du travail. Mais
ma maison, ma pauvre maison ! Quel autre motif invoquer, pour la
disperser en l’air, qu’une soif odieuse de pillage
et d’abominables instincts de destruction ? - Le fait est,
ajoutait Pauline, qu’ils feraient infiniment mieux de
s’attaquer au musée qui contient un tas de
nudités offensantes pour les regards des femmes bien
élevées ! Et madame Peyrolade se signait en
pensant aux Vénus peintes ou sculptées dont les
formes irréprochables lui avaient toujours
inspiré un souverain et dévot mépris.
IV
J’ai toujours pensé que le Hasard aimait à rire.
On ne saurait d’ailleurs expliquer autrement
l’étonnante aventure dont le couple fut victime et
le rôle qu’y joua l’infortuné
Protêt. J’ai dit que Protêt
était méfiant ; mais pas à
l’endroit des choses qui se mangent. En matière de
comestibles, sa gourmandise faisait taire immédiatement la
prudence dont il témoignait ordinairement. C’est
ainsi que, dans une des promenades où il accompagnait
toujours ses maîtres
vénérés, après avoir
passé un temps ridicule à flairer en grognant, au
pied d’un réverbère, une fuite de gaz
dont l’odeur avait attiré son attention, ce qui
inspira à M. Peyrolade une phrase remarquable sur
l’intelligence des animaux, Protêt commit
l’imprudence d’avaler, sans le fouiller avec soin,
un morceau de gâteau encore enveloppé de papier et
abandonné sur le chemin. C’est ainsi
qu’outre la partie nutritive de ce petit paquet, il ingurgita
une assez longue ficelle qui avait servi à
l’envelopper. Vous savez la rapidité de digestion
d’un chien, laquelle n’est
dépassée que par celle du canard. Vous ne serez
donc pas étonné d’apprendre
qu’une heure après, le chien de M. Peyrolade
continuait sa course, emportant, sous sa queue, un petit appendice de
corde qui s’y tortillait le plus drôlement du
monde. M. et Mme Peyrolade, qui avaient la vue mauvaise, ne
s’en aperçurent pas ; mais les gamins
s’en amusèrent beaucoup, poursuivant le malheureux
Protêt avec de grands éclats de rire, sous la
malédiction du vieil huissier indigné et de sa
moitié.
Cet accident les décida à rentrer plus
tôt que de coutume. Protêt, qui les
précédait et qui était frileux comme
un chanoine, s’en vint immédiatement se blottir
auprès de l’âtre où flambait
un feu clair de genevrottes. Mal lui en prit ; car, un instant
après, avec un bruit effroyable, il sautait comme un baril
de poudre, dispersé aux quatre coins de la chambre par cette
abominable détonation. Le feu s’était
mis au bout de chanvre qu’il traînait à
son derrière et qui, faisant office de mèche,
l’avait transmis au gaz hydrogène
carburé dont il s’était imprudemment
rempli au pied du réverbère.
Mais cette explication si simple et si parfaitement conforme aux lois
saintes de la physique est absolument repoussée par les
époux Peyrolade. Pour eux le doute n’est pas
permis. Ce sont les enfants qui ont poursuivi Protêt, qui lui
ont mis une pastille de dynamite sous la queue, et « le
souffle des révolutions » est encore responsable
de sa fin déplorable. Cette version est
généralement acceptée par leurs
voisins. Il est convenu et avéré maintenant, de
ce côté-là de la Garonne, que les
gosses des anarchistes s’amusent à faire sauter
les chiens des conservateurs. Aussi, pourriez-vous remarquer, si vous
étiez ici depuis quelques jours, que les petits
propriétaires du faubourg Saint-Cyprien ne sortent plus sur
la promenade qu’avec leurs chiens dans leurs bras.
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