Armand Silvestre
(1837-1901)

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Le vote de M. Van den Truff
(1883)

I

Un petit gros homme M. Van den Truff, avec de larges favoris en nageoires ouvertes, un ventre proéminent, deux jambes grêles et un air d’importance qui donnait, à première vue, envie de le gifler. Le maladroit qui l’eût piqué avec une épingle en eût fait sortir plus de billevesées que de choses sublimes, et il était plutôt comparable à une outre gonflée de vent qu’à une amphore pleine de vin généreux. C’était néanmoins un pédant bourré de science tudesque ; aussi était-il, dans sa petite ville, l’agent le plus actif des ambitions germaniques de l’autre côté de la Meuse. Il ne jurait que par l’Allemagne et la destruction des races latines qui, à son avis, avaient fait leur temps par la nécessité d’un empire solide représentant l’œuvre de Charlemagne et par la prussification de toute l’Europe occidentale. Son cabinet de travail était tapissé de cartes où ces belles idées étaient graphiquement développées avec des encres de toutes les couleurs. Il ne laissait à la France que les provinces basques et lui annexait, par système de compensation, le val d’Andorre. Il faisait beau l’entendre discourir dans les brasseries sur ces nouveautés géographico-politique, dans une langue pâteuse, amphigourique, enflée d’Hégel et suffisant à expliquer son horreur pour la patrie de Diderot, de Montaigne et de Rabelais.

Tout cela ne l’empêchait pas, d’ailleurs, d’être formidablement cocu.

II

C’est que Mme Van den Truff (entre gens de son entourage intime, Héloïse), était infiniment plus aimable que lui. C’était une de ses filles du Nord que l’invasion espagnole a transformées. Car si le duc d’Albe persécuta quelque peu les Flandres, il rendit un immense service aux fidèles amis de la beauté féminine. En effet, du croisement des races sortit un des plus beaux types de femmes que j’aie vus. On commence à le rencontrer aux Ardennes. Imaginez de splendides créatures ayant les charmes opulents des filles de Rubens avec des teints admirablement pâles, des yeux noirs et une chevelure sombre comme la Nuit. D’autres sont simplement d’un roux vénitien foncé tout à fait simplement de ton. Ma parole, camarades, ça vaut le voyage, comme celui de Provence pour y trouver, à Agde, des Grecques contemporaines de Phidias. Je reviens à cet excellent duc d’Albe, si méchamment calomnié par M. Sardou et à Héloïse Van den Truff, la légitime épouse du petit gros homme avec de larges favoris en nageoires ouvertes. Cette « honneste » dame avait, comme je l’ai fait pressentir plus haut, un amant. Celui-ci était le joli conseiller Moulaër, un doux philosophe qui méprisait profondément les questions internationales et leur préférait de beaucoup les joies de l’amour. En voilà un qui aurait donné toute la navigation du Danube, plus l’équilibre du budget turc et bien d’autres balivernes encore pour un simple baiser sur deux lèvres roses ! Quant à la clef des Dardanelles, il l’eût cédée au premier marchand de ferrailles venu pour un simple regard de charcutière.

O Moulaër, comme je te comprends ! Et comme la paix du monde serait pour longtemps assurée si tous les autres étaient comme nous !

III

Le temps des élections sénatoriales était venu. C’était pour M. Van den Truff une époque tout à fait critique, capitale et intéressante. Car il s’agissait de faire élire un homme absolument dévoué à la germanisation future, un atroce juif nommé Isaac Snob, dont la nomination aurait l’importance d’une profession de foi en l’honneur de l’annexion. Pour le conseiller Moulaër, ce n’était pas, d’ailleurs, un temps indifférent non plus. Car, tandis que M. Van den Truff allait bavarder dans les cabarets et faire de la propagande, lui, Moulaër, prenait d’excellentes lippées d’amour avec sa femme et s’en donnait à tire-larigo de ce que vous savez aussi bien que moi. Héloïse aussi aurait bien voulu que cela durât toujours, et, comme elle était dévote, elle faisait une neuvaine pour qu’il y eût ballottage et que tout fût à recommencer. Dieu ne pouvait manquer de l’ouïr favorablement pour la grande ardeur de ses prières et la sainteté de leur cause.

Cependant, le grand jour approchant, M. Van den Truff avait préparé son bulletin de vote avec un soin religieux. Sur un admirable petit morceau de papier de choix il avait inscrit le nom d’Isaac Snob et l’avait entouré d’une arabesque décorative, dont les quatre coins figuraient des casques prussiens et dont le tout composait un encadrement d’emblèmes ingénieux. Il avait passé sept ou huit heures à cette inepte occupation et, ce miracle de sottise achevé, l’avait mis dans la poche de sa culotte.

Le grand jour venu, il sorti dès l’aube, radieux et triomphant, car il avait trois bonnes lieues à faire à pied pour aller déposer dans l’urne son tant précieux bulletin.

Je ne mentirai pas en affirmant qu’une demi-heure à peine après son départ, M. le conseiller Moulaër avait pris galamment sa place dans le lit de Mme Van den Truff. Ne me demandez pas pourquoi faire. Je feindrais de l’ignorer pour vous donner une haute idée de ma belle éducation. Mais si quelque dame s’ennuie jamais un matin, toute seule dans son lit, après le départ de son mari, je suis prêt à lui conter tout bas la chose… sans d’ailleurs dire le moindre mot inconvenant.

IV

Qui jure ainsi sur le grand chemin, en tapant du pied et en se démenant comme un diable ? C’est M. Van den Truff, mes amis, ce bon M. Van den Truff qui s’est aperçu, juste à mi-route, qu’il avait oublié son petit chef-d’oeuvre graphique, son tant estimé petit papier. Pour se faire plus beau, n’avait-il pas mis sa culotte neuve, oubliant le fameux bulletin dans la poche de l’autre. L’autre ! Parbleu ! Elle était au pied de son lit : il la voyait comme je vous vois, sur une chaise, les jambes pendantes. Tant pis ! il voterait comme tout le monde sur le premier chiffon blanc venu. Mais avoir perdu tant de peine ! Non ! morbleu ! Cela ne sera pas dit. M. Van den Truff rebroussa résolûment chemin et se mit à courir dans le sens de sa maison, soufflant comme un phoque, suant comme un saule dont le vent penche la chevelure dans l’eau, blasphémant comme un hérétique, envoyant l’univers entier à tous les diables, et lui-même avec le reste de l’univers.

- Ah ! mon Dieu ! fit Héloïse en l’entendant mettre la clef dans la serrure.

- Je regrette bien d’être ici ! dit le conseiller Moulaër.

Et, tout en exprimant cette plainte, il plongeait sous les couvertures, ce qui est toujours prudent en pareil cas et souvent agréable dans les autres.

Mais M. Van den Truff, honteux de sa distraction, n’avait aucune envie de faire le matamore. Les rideaux fermés laissaient la chambre dans une obscurité presque complète. D’ailleurs, il pensait bien à regarder s’il y avait quelqu’un dans le lit de sa femme !

- Chut ! C’est moi, Bobonne ! Ne te réveille pas !

Je vous prie de croire que Bobonne n’alluma pas la lumière. Le conseiller Moulaër, non plus, n’eut aucune envie de se signaler par quelques amusements pyrotechniques. Tous deux firent les morts, ce qui est charmant, à la condition toutefois de ne pas l’être pour de bon.

M. Van den Truff avait déjà refermé silencieusement la porte et s’était remis en route. Il avait trouvé son pantalon à l’endroit prévu et, dans la poche, son papier plié en deux comme il l’avait mis lui-même la veille.

Aussi l’ayant précieusement serré dans sa nouvelle culotte, se remit-il à courir comme si des fusées lui brûlaient le derrière. Ce n’était plus un homme, mais un cerf de la tête aux pieds.

V

Il arriva, fut acclamé par quelques imbéciles et jeta son bulletin dans l’urne. Puis il attendit. Il attendit  le dépouillement du scrutin, se disant avec orgueil :

- Je suis sûr qu’on devinera que c’est moi !

O triomphe inattendu ! Il fut nommé assesseur pour présider à cette importante opération. Elle commença, avec les pointages usités, les répétitions demandées et tout le train-train ordinaire.

Tout à coup l’homme honorable qui appelait les noms, après avoir déplié les bulletins, rougit, fit une grimace épouvantable, froissa vivement le petit papier qu’il venait de lire et le jeta violemment à terre.

- Bulletin nul ! fit-il d’une voix indignée.

- Pourquoi ça ! demanda M. Van den Truff avec sévérité.

- Bulletin nul, vous dis-je ? c’est une mauvaise plaisanterie.

- Il n’y a pas de plaisanterie qui tienne ! reprit M. Van den Truff, je veux voir.

- Vous êtez fou !

- Je veux voir ! vous répété-je ! c’est mon droit !

- Eh bien ! que le diable vous emporte et regardez si cela vous amuse !

M. Van den Truff bondit sur la boulette de papier, la déroula avec fureur et lut ceci :

« Demain, cet animal de Van den Truff part à quatre heures du matin. Je t’attends à cinq au plus tard, mon chéri. Nous ferons la fête ! Je ne te dis que ça !

                            «Ta fidèle,
                                « HÉLOÏSE. »

- Êtes-vous content, maintenant ? demanda l’homme honorable qui dépouillait le scrutin.

M. Van den Truff était vert-pomme. Il balbutiait et ne comprenait pas. C’était bien simple pourtant. Il avait fouillé dans la culotte du conseiller Moulaër, laquelle avait remplacé la sienne au pied du lit et il en avait extrait le rendez-vous donné la veille, par sa femme, à son ami.

Cependant tout le monde réclamait la lecture à haute voix du bulletin pour juger de son cas de nullité. Il fallut bien en passer par là, et je vous prie de croire qu’on s’amusa ferme aux dépens du pauvre Van den Truff. Celui-ci voulut échapper, à toute force, au ridicule et déclara qu’il était l’auteur de cet écrit et avait simplement voulu faire une fumisterie. Mais alors l’homme honorable qui lisait les noms et qu’il venait de malmener, fit dresser procès-verbal immédiatement contre lui. Il fut condamné à huit jours de prison et perdit, sans retour, la confiance du gouvernement allemand.

Tout cela ne l’empêcha pas, d’ailleurs, d’être ce que j’ai dit plus haut. Car c’est un genre de place qu’on garde plus longtemps qu’une préfecture.



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