Au Poète Charles Van Lerberghe
I
C’est
l'eau qui pleure dans le mur : Entends une âme dans la nuit...
Avant
que le jour n’éveille tous les bruits Qui se confondent, Entends
une âme dans la nuit.
Avant qu'elle ne crève d’un cri La
patience de son murmure, C‘est l'eau qui pleure dans la nuit Avant
que le mur ne tombe...
II
Infiniment,
le ciel déverse ses étoiles dans la mer, Et les vagues qui se
brisent en une pâle écume de lumière Les rejettent sans doute,
bientôt éteintes, à nos pieds ; Attends là, que je plonge,
avant que la vante n'ait brisé Contre la nuit des sables le
feu d'une des perles stellaires, Et que toute brasillante, je
la rapporte pour ta beauté, Femme, qui infiniment tends vers
les astres ta prière, - Et qui rêves à ton cou l'étoile des
mages & des bergers...
III
La
nuit est claire : on sent qu'elle porte le jour... Les
jaillissantes étoiles dont s'aiguillonnent ses seins Voilées
bientôt d'un lait de lumière maternelle Attendriront nos yeux
sur la naissance du matin...
O tressaillante
& pâle comme la nuit, ô celle Qui porte en elle
l'amour, Mais qui dort, sans qu'un pli de sa chair nous révèle La
joie ou la douleur qu'elle fera du matin.
IV
Vapeurs
au loin : union des airs...
Le ciel plus humble
épouse la tendresse de la terre Qui le presse contre les
vagues battantes de ses mers, Innombrables comme les
déroulantes mamelles de la Déesse Sous la nacre des gazes
légères.
Vapeurs douces. Enveloutantes, nuptiales...
L'homme
désenlacé regarde : Mais le mystère ne se dévoile D'entre
les vapeurs douces qui se détachent des cieux.
V
La
petite ville oscille de mâts & de cheminées Comme un
navire au port.
Les mâts s’oriflamment des fumées. Les
pignons s’aigrelettent des flambées Dont les drapeaux éclairent la
brume du soir, versicolores.
Des oiseaux
appareillent ; il monte & flotte des chants...
Sous
les pavois du ciel & du ponant La petite ville oscille
au port.
VI
Vapeurs, au loin, de
crinières confuses D'où s’échappent les galops distants des
vagues & des nuages, Des jeunes cavales folles, des
henisseuses jaunes & blanches, Des hongres aux flancs
noirs, qui chargent...
Vapeurs, union de tant de
mélées confuses D’où les tempêtes chevauchent contre ta force,
ô sage ! Des croupes bondissent avec des ruades qui fulgurent, Des
immenses foulées ouvrent des fosses mouvantes Qui rejettent à
ta face des écumes de sable. Mais ta face est sereine sans que
ton front se penche, Et de toutes ces fureurs obscures Tu
recueilles à tes tempes un peu d'eau douce coulante. Un peu de
sel à tes lèvres plus pures.
VII
Toute
clignotante de soleil, A petits pas de soie & de
pierreries, La mer glisse plus qu'elle ne danse Dans
un azur doux d'écharpes de ciel. Elle se balance, elle sourit, Elle
fait à peine un léger bruit de jupe D'un pas berceur qui se
retire, Et des miroirs que les joyaux sèment de sa jupe Le
sables où elle passe lui renvoient son sourire.
Dans
un azur doux d'écharpes de ciel, La mer glisse plus qu'elle ne
danse ; Tranquille, la mer se balance, & sourit, sans
voir Qu’une ombre comme un remords est là, qui chancelle, Et
qui voile son sourire des flottements d'un voile noir, Où le
vent des âmes se lève...
VIII
L'air
câline, comme un bras parfumé S'enroule autour du cou qu’il
frôle à peine D'une caresse qui a le lointain d'une haleine Dont
l'odeur de fruit mûr vous annonce l'approche d'un baiser.
L'air
est comme un savon frise, si léger, Si tendre comme un baume
qui rassérène... Viens ! ne laissons point le vent des orages
se lever, Et confions à l'amour - la mer est douce - nos
peines.
IX
Balance un peu sur
l’horizon déteint La longue tige odorante qui monte de tes
doigts, Et aspire... tu vois : Ce n'est plus la
brume, déjà aux lointains, légère, La mer morne qui grisonne
aux rides de ses sables Sans une image dit ciel qui la console
des peines ; Aspire, aspire, & tout s’éclaire : Voici
la mer céruléenne Qui roule des arbouses sur les sables, Des
olives dans des touffes de thym, De l’or, de l'or qui fume en
poussière de lumière.... Aspire la pénétrante fragrance
lumineuse : Tout s’enchante qui s'embaume, sur la dune
misérable, Et voici les rocs rouges sous l'ombre haute des pins Qui
se penchent sur la mer radieuse, inépuisable Aux Yeux qui lui
dérobent les soirs & les matins Voluptueux - aspire -
de l'effluve des terres.
X
La
dune est haute comme la butte sur la ville :
Les
lames luisent, glissent de faîtes en pentes Des petits toits
de feux & d’ombres écailleuses Qui ruissellent,
& sous la coque soulevée des coupoles d’or, se creusent. Des
flèches, comme des vigies prises de sommeil, oscillent Dans
les remous des fumées de l’air & des ondes. Et la
vague, là-bas, est la cathédrale mugisante, Dressée d’entre
les moutonnements des maisons qui se tassent, s’étendent, Défilent,
& doucement, aux confins des siècles, s’entombent…
XI
Nuits
d'astres ! face aux regards séculaires, Tu aimantes éperdument
nos yeux De tous les mêmes espoirs dont par myriades nos aïeux, Face
captieuse, à toujours s’éteindre, te fixèrent...
T'appelant
de toute leur confiance en gaîté, Les enfants jouent à te
regarder derrière leurs doigts, Comme ils coulent en jouant
entre leurs petits doigts Le sable des grèves constellées.
Les
vierges pour te mieux voir renversent leur gorge de colombes D'un
geste de langueur qui ploie Sur le sein des amants qui disent
l'éternité ; Et les yeux dans les yeux, ils se cachent tes
mondes D'un infini d'amour qu'ils découvrent par toi. Mais
courbés d'un sourire vers les simples fleurs de la terre, Les
vieux, les pauvres vieux, Ne redressent plus vers toi leur foi. Car
ils savent sans doute que tes regards par milliers, Face
captieuse aux regards séculaires, Se troublent, &
qu'ils périssent comme en la nuit vraie des paupières, O nuit
d'astres qui nous aveugles D'un peu de poudre d'or sur les
yeux !
XII
Doucement les pentes
lunaires de la dune, Tous deux, nous avaient menés ait bord
des eaux...
L'ombre pesait à peine, & la
bonté large de la lune Nous déroulait un chemin d'argent sur
les eaux.
- « Enfin voici la route...
viens, me dit-elle, Nous désespérions de la jamais
connaître, & voici Le
chemin de lumière que cherche notre amour vers le ciel Qui,
là-bas, trace l'indicible ligne de l'infini...
« Viens..
la route est comme ta foi, éblouissante, O compagnon, qui fis
de ton amour le charme Qui m'élevas de l'aurore à l'extase de
cette nuit ! » -
... Mais je retirai de son
étreinte ma main tremblante, Et fondis à ses genoux, confus,
& dans les larmes.
XIII
Voyages
qui étendent nos jours au loin, loin par les mers...
Le
creux des vagues balance les heures une à une, Berceau avec de
si blancs flottements de langes Qu'on y cherche le sommeil en
fleur de l'espérance Souriant à ses rêves d'ange d'éternel
nouveau-né, Le creux des vagues balance les heures une à une Sans
que l'une, éveillée jamais d'entre l'éternité, N’arrête le
bercement ni le voyage des mers.
XIV
La
lumière au large de notre vie décline. Et sur nous le ciel
meurt comme une turquoise qui souffre Au doigt d'une main
toute pâle d'avoir été trahie ; La lumière nous retire son
aide divine : Les bêtes taisent leur détresse & se
replient, Les fleurs l'exaltent d'un dernier souffle, Et
lentement défaillants aux vertiges du goufre Qui montent avec
les âmes des choses évanouies, Nous tenons clos nos yeux pour
ne point voir la nuit.
Côtes de
Flandre - Été 1898. |