Jules Tellier
(1863-1889)

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La guirlande de Julie
(Le Parti national, 27 novembre 1887)

Le marquis de Sainte-Maure Montausier vient de mourir. Il se peut que la chose vous laisse au premier abord assez froids. Voici où elle prend quelque intérêt. Le marquis était le descendant direct du Montausier qui présida à l'éducation du fils de Louis XIV, et que, suivant quelques uns, Molière peignit en Alceste. Il possédait la célèbre Guirlande de Julie qu'offrit son aïeul à Julie d'Angennes. La Guirlande est maintenant à l'hôtel Drouot. Elle y sera exposée publiquement le 4 décembre et vendue le 5. Atteindra-t-elle l'énorme prix de quatorze mille cinq cents livres auquel un Anglais l'acheta lors de la vente de la bibliothèque du duc de la Vallière ? Montera-t-elle plus haut encore ? Et qui en sera l'acquéreur ? J'imagine que ces graves questions tourmentent en ce moment plus d'un des collègues du délicieux Sylvestre Bonnard. Et ceux-là même qui ne peuvent songer à acquérir la précieuse relique (et qui peut-être n'y songeraient point s'ils le pouvaient), auront plaisir au moins à l'aller contempler une heure, et ont plaisir, en attendant, à se détourner des choses présentes (qui sont tristes) pour songer aux amours légendaires de Montausier et de Julie.

L'avouerai-je pourtant ? Ce Montausier ne me frappe guère et ne m'attire point, encore que le grand siècle ait vu en lui le modèle accompli de l'honnête homme. Trop de choses me le gâtent. Il voulait qu'on envoyât les satiriques rimer dans la rivière, ce qui prouve peu d'entente de la charité, et il voulait qu'on batonnât La Ménardière pour n'admirer point Chapelain, ce qui prouve peu d'entente de la poésie. La Pucelle était son livre de chevet, et c'est apparemment pourquoi Massillon l'appelle " l'arbitre du bon goût " et " l'ennemi du faux ". Cette éducation du dauphin qui devait être sa grande oeuvre il la manqua tout à fait. Je ne sais s'il lui lut trop Chapelain, mais il réussit à lui inspirer une horreur durable pour les lettres et à en faire un dévot de cervelle bornée. pour son indépendance il la manifeste surtout en faisant fouetter son élève, audace dont Bossu et demeurait saisi. La bastonnade, la noyade et le fouet, cet homme ne sortait point de là. Apparemment, il ne pensait point comme Montaigne qu'on peut aller à la sagesse par un chemin fleuri. Qu'il ait été irréprochable en ses mœurs, je le veux. Mais on peut être irréprochable et insupportable, et il semble que ce fut son cas. il ne fut qu'un bourru sans générosité et sans grandeur. Les rudesses de Mézeray, par exemple, m'apparaissent tout autrement fières que les siennes. Jamais il ne parla si bien qu'au sortir de la première représentation du Misanthrope." Plût au ciel, disait-il, que je ressemblasse à un si honnête homme que cet Alceste ! " Et plût au ciel qu'il lui eût ressemblé en effet ! Il eût été moins confiant en Tartuffe et moins épris d'Oronte.

Mais Montausier eut ce bonheur d'être amoureux. C'est sa tenace passion pour Julie d'Angennes qui éclaire encore d'un rayon sa figure maussade ; et c'est grâce à elle seulement que je suis en train de vous parler de lui...

Montausier " soupira " dix ans pour Julie. L'histoire de ces temps-là est pleine de ces longues amours patientes, tout épurées et comme immatérielles. Elle doit bien étonner M. Zola, ou le laisser incrédule, si d'aventure il la lit. Il y avait dix ans que Montausier soupirait, quand le 1er janvier 1641, il offrit à Julie la Guirlande. Et ce cadeau fut une merveille dont se récrièrent tous les beaux esprits du temps ; et Julie en fut si touchée qu'elle ne réfléchit plus que quatre ans avant de " couronner la flamme " de son amoureux.

La Guirlande est un manuscrit in-folio, sur papier vélin. La reliure, très riche, en maroquin rouge, est l'œuvre de Le Gascon. Elle porte les initiales de J. L. (Julie Lucine). aux faux titre, une guirlande de fleurs, et au milieu " la guirlande de Julie ". Puis trois feuillets blancs et une miniature compliquée. On y voit le vent Zéphyrus au milieu d'un nuage. Il a une rose à sa droite, et à sa gauche une guirlande de vingt-neuf fleurs qu'il souffle sur la terre. Sur chacun des trente feuillets suivants, une des trente fleurs est répétée, et une ou plusieurs pièces de vers dont elle est le sujet l'accompagne. Les pièces sont au nombre de soixante-deux en tout. Il y en a de Tallemant et de Scudéry, de Malleville et de Racan, et même du silencieux Conrard. Connaissez-vous les vers de Saint-Sorlin sur la violette ? Ou ceux de Tallemant sur le lis ? Sinon ce n'est point un grand malheur, et je ne vous les infligerai pas. Car il faut l'avouer : la reliure de Le Gascon est belle, les miniatures de Robert sont divertissantes, la calligraphie de Nicolas Jarry est admirable ; c'est une toute charmante et gracieuse idée que de faire célébrer tour à tour la bien-aimée par toutes les fleurs (notez que l'excellent poète Maurice Bouchor l'a reprise à la fin d'un de ses plus beaux livres) et la Guirlande de Julie serait enfin le modèle idéal des cadeaux du nouvel an, et le plus parfait des " valentines ", si seulement les vers en étaient passables. Mais les plus vantés de ces madrigaux sont la fadeur même ; et les seize qui appartiennent en propre à Montausier valent encore moins que le reste.

Au fait, il ne faut rien dédaigner tant. Nos madrigaux, à nous, sensuels et panthéistes, vieilliront comme ont vieilli ceux de nos pères.

Qu'un grand seigneur riche (s'il en reste), ait demain l'idée de composer un recueil à quelque Julie d'Angennes (s'il en reste encore), et qu'il demande pour cela de petits vers à nos Parnassiens, à nos Décadents, à nos Symbolistes : êtes-vous assurés que le recueil ferait si bonne figure dans deux cents ans ?

Et puis, que la Guirlande de Julie soit ou non un recueil médiocre elle ne s'en vendra pas à Drouot un sol de plus ni de moins. L'homme qui achète quatorze mille cinq cents livres un manuscrit de vers, se soucie fort peu des vers qu'il contient. Et les amateurs de vers ne se soucient point des manuscrits côtés à tels prix. Les plus curieux lisent tout bonnement la Guirlande dans l'édition qu'en a donnée Didot en 1808, - et les plus sages ne la lisent pas du tout.



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