Jules Tellier
(1863-1889)
Les lapons
(Le Parti national, 12 janvier 1889)
Je suis aux bords de la Manche depuis le nouvel an, et je n'y écris point de chroniques, ainsi que vous l'avez pu voir, mais j'y demeure, comme le prêtre Chrysés, « silencieux auprès de la mer retentissante ». Voici pourtant que « l'actualité » m'est venue chercher jusqu'en ma retraite ; et il n'a tenu qu'à moi de voir, avant tous mes confrères, les Lapons du Jardin d'Acclimatation. J'aime autant vous avouer tout de suite que je n'en ai pas profité. *
** Ils sont arrivés ici à dix heures du matin par le steamer Louise-Jenny. Ils viennent du nord de la Norvège. Ils sont luthériens, ainsi que l'a appris d'eux-mêmes, à l'aide d'un interprète, un spectateur curieux de s'instruire, et troublé par la réponse de leur impresario, lequel lui avait déclaré candidement qu'ils devaient être mahométans. Ils sont au nombre de vingt-sept, hommes, femmes et enfants. Ils sont petits, mais non pas nains. Ils ont une grosse tête, de petits yeux bridés, un nez écrasé, une face très large et très plate, comme la lune. Ils ressemblent à des Chinois très laids. Leur façon de s'asseoir est celle des Turcs. Les hommes portent un pantalon grossier, un veston serré à la taille, orné de rouge, de vert et de jaune, et, sur leurs cheveux qu'ils ont longs, durs et rares, un bonnet pointu. Les femmes ont leurs cheveux séparés en deux tresses sur le dos. Leurs costumes sont très beaux et très sales. Tous sentent l'huile, - tels, les discours des orateurs trop appliqués. Débarqués, on les a tout de suite dirigés sur la gare, par le large terre-plein, maintenant couvert de gelée blanche, qui est entre les bassins de Vauban, de La Barre et de la Citadelle. Ils poussaient devant eux, non sans mal, les vingt rennes qu'ils amènent de Laponie et qui sont magnifiques. Ils ne regardaient rien sur la route... *
** Mais, encore une fois, je ne les ai pas vus ; et je ne vous dis là que ce que d'autres m'ont dit. A vrai dire, mon confrère et camarade Vallée, du Journal du Havre, m'avait aimablement fait aviser de leur arrivée. Mais j'étais au lit. Il était si matin et il faisait si froid ! Certes, Le Roux se fût levé. Je n'en ai pas trouvé le courage. J'ai craint que les renseignements ne fussent faux, que le navire n'eût du retard. Je me suis dit que Vallée pouvait bien n'être qu'un vulgaire poseur de Lapons. Je me suis contenté de me faire apporter le Voyage en Laponie, de Regnard, et des livres plus récents. J'ai ce travers, commun à beaucoup de lettrés, de m'intéresser moins aux choses qu'à leur transcription littéraire. Il ne m'eût pas tant diverti d'aller voir les Lapons en personne, que de relire ce qu'en ont dit les « bons auteurs ». *
** C'est un voyageur tout à fait aimable que ce Regnard. Jusqu'aux confins du sinistre cap Nord, dont Carlyle et Jean Lahor ont parlé magnifiquement, il porte sa bonne humeur légère. S'il fût parvenu au pôle, il y aurait eu de l'esprit. Tout le contente et lui agrée. Le premier Lapon qu'il rencontre « le réjouit tout à fait ». - « Je ne vois pas, observe-t-il, de figure plus propre à faire rire. » Il part de Coctuanda, en pleine Laponie. Il se dirige à l'Ouest, en suivant les bords d'une rivière. « Elle formait, de temps en temps, dit-il, les paysages les plus agréables que j'aie jamais vus. » Ce ne sera point l'offenser après cela que de dire que les impressions qu'il reçoit des choses sont courtes. Vous vous rappelez la merveilleuse page de Loti sur le « Soleil de minuit ». Voici tout ce que le même spectacle suggère à Regnard : « Nous fûmes jusqu'à la nuit à faire trois milles, si l'on peut appeler nuit un temps où l'on voit toujours le soleil, sans que l'on puisse faire aucune distinction du jour au lendemain ». Plus loin, il arrive aux forges de Kones. « Rien n'est, dit-il, plus affreux que ces demeures. Les torrents qui tombent des montagnes, les rochers et les bois qui les environnent, la noirceur et l'air sauvage de ces forgerons, tout contribue à former l'horreur de ce lieu. Ces solitudes affreuses ne laissent pas que d'avoir leur agrément... » Et cet « agrément » des lieux sauvages, mieux vaudrait qu'il ne l'eût pas senti du tout, car voici comme il le « chante » :
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** Occupé qu'il était en Laponie de cette littérature, Regnard négligea tout à fait de s'inquiéter de celle des Lapons. Ironie des choses ! Le poète bel esprit ne se douta guère que ces petits êtres énormes et difformes de qui il riait de si bon coeur, que ces « petits animaux dont on peut dire qu'il n'y en a point, après le singe, qui approchent plus de l'homme », étaient des poètes aussi, à leur façon, et que leur façon valait mieux que la sienne. « Le Lapon, disent les voyageurs, chante tout ce qui l'entoure. » Voulez-vous savoir comment il chante le renne ? « Les rennes ont pris leur course. Comme les rudes coureurs, comme les têtes capricieuses, comme les nobles bêtes bondissent à travers la plaine, bondissent à travers le monde !... Ah ! que je suis fatigué ! Et pourtant, je voudrais bien les attraper... » N'est-ce pas que le dernier mot est tout à fait définitif et d'un accent profond, et qu'on sent bien que le Lapon y a mis toute son âme ? Voici qui est consacré au renne, encore : « Ah ! le précieux animal ! Ah ! sa chair ! Ah ! sa peau ! Ah ! ses cornes ! ses veines ! ses os ! comme en lui tout est bon ! Comme il est bon lui-même ! » Et ces vers-là aussi, j'en louerais bien la sauvage simplicité. Mais je me sens tout de même un peu inquiet. Ne le trouvez-vous pas comme moi, que cette rude chanson ressemble plus qu'on ne voudrait au cochon de défunt Monselet ? C'est à perdre toute confiance dans les littératures primitives... Si, au reste, les Lapons célèbrent beaucoup le renne, ils célèbrent plus encore les Laponnes. Il ne me semble pas qu'ils s'en tirent mal. Même, je ne sais comment concilier l'accent d'ardente sincérité qu'ils y mettent avec les singulières complaisances que leur prête Regnard. J'extrais d'un de leurs « chants d'amour » ces choses, qui me paraissent délicieuses : « Tu as passé à m'attendre des jours, de très longs jours, avec tes yeux chéris, avec ton coeur aimant. En vérité, voilà qui exprime à merveille la principale et la plus intéressante entre les pensées des hommes. Ces Lapons ne sont point des êtres si étranges et si sots. Celui d'entre eux qui a imaginé cela, je me sens plus voisin de lui que de beaucoup de Français. Et ce n'est pas seulement une littérature populaire que possèdent les Lapons, mais des écrivains aussi, dont les principaux ont nom, paraît-il, Fjallstroem et Hoegstroem. Au fait, n'y a-t-il point quelque chose d'un peu singulier à les exhiber au Jardin d'Acclimatation, pêle-mêle avec les bêtes ? Je crois que le caractère choquant de ces exhibitions d'hommes eût apparu clairement il y a un demi-siècle. On avait une philosophie autre, une autre idée de la dignité humaine. On tenait pour assuré qu'il y a un abîme entre l'homme et la bête. Nous avons changé tout cela. Nous sommes tous pénétrés d'idées darwiniennes : et de là vient que nous ne sommes nullement étonnés de voir nos semblables à travers des grilles, et de leur donner des petits pains par jeu, comme aux éléphants. Notez que les barnums procèdent par gradation. Ils nous ont montré tout d'abord de purs sauvages, placés au dernier rang de l'humanité. Ils nous montrent aujourd'hui des Lapons, qui sont des Européens, après tout, qui sont des chrétiens, qui pourraient être des lettrés. Peut-être que, de progrès en progrès, on en viendra à me vouloir exposer moi-même, en qualité de Normand. Permettez que je proteste à l'avance. |