Jules Tellier
(1863-1889)

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Une anthologie
(Le Parti national, 30janvier-3 février 1889)

Ce fut une publication que cette anthologie (1). Ses auteurs, en la commençant, n'avaient point de plan déterminé. Ils s'avançaient tout à fait au hasard. Ils estimaient que leur compilation serait complète en deux volumes. Mais, les livraisons se vendant bien, ils en voulurent profiter. Ils allèrent jusqu'à trois volumes, puis jusqu'à quatre. S'en tiendront-ils là ? A vrai dire, il n'y avait plus de raison pour que cela finît. Mais comme le quatrième volume est paru depuis un mois, et qu'on ne nous en annoncent point d'autres, peut-être que nous sommes autorisés à considérer l'œuvre comme achevée, et à essayer d'en préciser la valeur.

I

Le titre est attirant. rien qui soit plus désirable en effet, ni qui nous manque plus, qu'une bonne anthologie de nos poètes. Mais qu'est-ce qu'une bonne anthologie de nos poètes ? Il me semble que nous n'entendons pas trop bien la chose, et que tout au contraire, les Grecs et les Latins l'entendaient excellemment. Dans les rares anthologies qu'ils nous ont laissées, ils ne donnaient point place aux grands poètes. ils savaient bien que les grands poètes seraient toujours lus à part. Ou, s'ils les y admettaient, ce n'était pas pour leurs plus grandes pages, mais pour telles piécette exquise et presque ignorée. En revanche, ils recueillaient avec un soin jaloux tout ce qui chez les poetae minores méritait d'être retenu ; et ils l'arrachaient ainsi à l'oubli auquel le reste de leur oeuvre était condamné.

Il en devrait aller de même parmi nous. Il n'y a nul avantage à insérer dans une anthologie vingt pages de Lamartine ou quarante de Victor Hugo. Ces " choix " n'apprendront rien du tout aux lecteurs de vers, et quoi qu'on fasse, il seront toujours risiblement incomplets. Car, sans doute l'œuvre de ces puissants poètes est assez inégale pour que tôt ou tard s'impose la nécessité d'y faire un triage. Mais, quand l'heure de ce triage sera venue, de l'un comme de l'autre ce ne seront point quelques pages qu'on retiendra, mais la matière de plusieurs volumes. Que d'ailleurs il y ait utilité et nécessité même, à insérer dans les manuels classiques que nous donnons aux enfants de courts extraits de Hugo, de Lamartine et de Musset, rien n'est plus certain. Mais une " anthologie " en quatre volumes in-octavo ne s'adresse point aux enfants. Elle s'adresse aux grandes personnes, - à celle surtout qui ont un goût vif pour les vers, et une bibliothèque bien fournie. Or, je le demande : quel espoir légitime avez-vous de révéler à celles-là la Prière pour tous ? ou quel motif raisonnable de croire qu'elles ignorent Booz endormi ? Ne le voyez-vous pas, que ceux qui trouveront vingt-quatre francs pour acheter les quatre volumes de votre compilation seraient en vérité de grands sots, si tout d'abord et dès longtemps, ils n'en avaient trouvé trois pour se procurer les Orientales ou la Légendes des Siècles.

Ainsi, il faudrait avant tout distinguer entre les " morceaux choisis " destinés aux enfants, dans lesquels rien n'est plus légitime, et les anthologies de bibliothèque, dans lesquelles rien, tout au contraire, n'est plus superflu ni plus vain que d'insérer des extraits des poètes de premier ordre. Et cette distinction si simple, il est proprement incroyable que nous ne l'ayons pas su faire encore.

Notez que ceux-là même qui donnent place aux grands poètes dans les anthologies, sentent obscurément que l'intérêt de leur compilation n'est pas là, et que leur but unique devrait être de présenter au public, qui n'a point le temps de les lire tous en entier, ce qui est vraiment exquis dans l'œuvre des poetae minores. Le sentant, ils sont amenés à réduire autant que possible la part des grands, et à faire large autant qu'il se peut celles des humbles. Et de là un manque de proportion qui choque. Dans l'anthologie nouvelle, Lamartine occupe vingt pages, et M. Maurice Rollinat en occupe dix-sept. Vingt pages sont consacrées aux vers de Théophile Gautier, et dix-huit à ceux de Paul Bourget. Je n'insiste pas. La disproportion se sent tout de suite, et, si j'osais dire, l'inconvenance. Et nul doute qu'il ne faille faire ici la part de l'extraordinaire maladresse des compilateurs. Mais si le défaut assurément eût pu être atténué, il était impossible pourtant de l'éviter tout à fait. Il tient au vice même du système.

Songez-y en effet. Il y a des cas où nulle proportion n'est possible à établir. Dans la présente anthologie, Victor Hugo occupe, comme je l'ai dit quarante pages. On lui a fait la part du lion. Mais M. Georges Nardin en occupe quatre, et M. Marcel Collière en occupe quatre aussi. Et je ne veux rien dire de désagréable à ces poètes. Puisque les notices qui leur sont consacrées me l'affirment, je croirai volontiers que M. Marcel Collière est un " lyrique plein de talent " et que M. Georges Nardin est l'auteur de vers " plein de promesses " et qui sont déjà d'un " sentiment pur et d'une heureuse allure ". Mais, s'ils occupent quatre pages et que Victor Hugo en occupe quarante, cela implique, à ce qu'il semble, que le nom de M. Marcel Collière a dans l'histoire de la poésie moderne le dixième environ de l'importance qu'a eue celui de Victor Hugo, et que M. Georges Nardin exerce sur ses contemporains le dixième à peu près de l'influence que Victor Hugo a exercée. Et j'ose bien affirmer à ces messieurs qu'il n'en est rien.

Et, tout de même, il n'est point bon de ranger côte à côte dans le même livre Lamartine et M. Cougnard. Car des poètes différents sont tout à fait " incommensurables" au sens étroit du mot; et, quelque part qui soit faite à chacun d'eux, les esprits justes seront toujours choqués. Lamartine occupe ici vingt pages. M. Cougnard n'en occuperait que le quart d'une, il tombe sous le sens qu'il y aurait encore disproportion. Victor Hugo commit un jour une faute de goût assez divertissante, et que je ne voit pas qu'on ait signalée. Comme il annonçait (au dos des Contemplations) son poème intitulé Dieu, il prit soin de faire imprimer Dieu en lettres très grosses, et Victor Hugo en lettres très petites. Mais quand ces dernières auraient été plus petites encore, qui ne voient qu'elles ne l'auraient pu être assez ? et qui ne sent que c'est une singulière façon de témoigner de sa modestie que de s'attribuer à soi-même le cinquième ou le sixième de l'importance qu'on attribue à Jéhovah ? Ainsi de M. Cougnard. Si fort qu'il s'efface devant Lamartine, il semblera toujours que la place qu'il occupe est démesurée.

Il ne faut point chercher de relations entre les dieux et les hommes. - Et voici ma conclusion. Tant que nos faiseurs d'anthologies ne se décideront pas, tant qu'ils ne sauront pas eux-mêmes s'ils veulent faire de véritables " anthologies ", composées du meilleur de l'œuvre des poetae minores, ou, ce qui n'est point du tout la même chose, des extraits des grands poètes à l'usage des familles et des classes, tant qu'ils persisteront à essayer confusément de faire tout cela à la fois, ils n'obtiendront que des recueils hybrides et incohérents. Une anthologie, comme nous les entendons, c'est forcément un monstre.

Mais si une Anthologie, comme celles qu'il est de mode de faire aujourd'hui, est toujours une composition bâtarde, je ne veux point nier que cette composition soit capable d'une sorte de perfection médiocre, et que, élaborée avec un peu de conscience et de soin, elle ne puisse rendre des services. Voyons donc, sans nous arrêter davantage à discuter la valeur du genre de recueils auquel elle se rattache, avec quel soin et quelle conscience a été exécutée l'Anthologie publiée par M. Lemerre.

II

Tout d'abord, il faut observer que cette anthologie est oeuvre anonyme, ou, si l'on veut, collective. Nous connaissons les noms des collaborateurs. Nous ne connaissons pas celui du directeur. Y a-t-il eut seulement un directeur ? Là ou l'unité de vues eût été si nécessaire, il bien que tout se soit fait sans dessein arrêté, les préférences de celui-ci l'emportant en un endroit, et les répugnances de celui-là en un autre, au jour le jour, au petit bonheur.

La préface est signée de M. Alphonse Lemerre. C'est un beau morceau de critique. La première ligne, pourtant, m'a inquiété. " Avant 1866, dit M. Alphonse Lemerre, les poètes français étaient peu nombreux. " J'allais chicaner là-dessus. Je crois, en y songeant, que l'éditeur veut dire tout bonnement qu'il n'en avait jamais vu...

Pour les notices, beaucoup sont l'œuvre de M. E. Ledrain. M. E. Ledrain est tout ensemble assyriologue à l'École du Louvre, et juge en dernier ressort, chez M. Lemerre, des manuscrits de vers contemporains. Ce sont là des occupations bien différentes, et il faut à les réunir un esprit infiniment ouvert et curieux. A vrai dire, j'ai rencontré des poètes dont c'est l'avis que M. Ledrain s'occupe trop d'antiquités assyriennes pour s'entendre beaucoup en poésie moderne. Et j'ai même rencontré des orientalistes dont c'est le sentiment que M. Ledrain s'occupe trop de poésie moderne pour s'entendre beaucoup en assyrien. Mais ce sont là propos de méchantes langues. Et quand il en faudrait retenir quelque chose, il reste que ce n'est pas un mérite si dédaignable d'être, de l'aveu de tous, parmi les amateurs de vers parnassiens, le plus fort en langues sémitiques, et parmi les professeurs de langues sémitiques, le plus renseigné sur les poètes parnassiens.

Comme pourtant, il n'a point daigné jusqu'ici publier des études critiques sur la poésie de ce temps, qu'il connaît si bien, ce ne sera point l'offense que de lui dire qu'il jouit pas précisément dans le public de l'autorité d'une Sainte-Beuve, ni du crédit seulement d'un Brunetière ou d'un Lemaître. Et comme il n'a point cette autorité ni ce crédit, il y a peut-être quelque faute de goût, de sa part, à le prendre de si haut avec des poètes de talent, par exemple M. Anatole France. Car, lorsque M. Ledrain, voulant juger les Noces Corinthiennes de M. France, nous dit, en une langue, au reste singulière que " les premières années de notre ère y sont difficiles à percevoir ", mais que " 1875 y éclate dans le moindre vers ", il le dit bien, mais il ne le prouve pas ; et jusqu'à ce qu'il nous l'ait prouvé, nous prendrons la liberté de croire que, s'il n'a point vu dans le beau poème de M. France le " vieux monde grec expirant ", c'est qu'il ne l'y a pas su voir. Et, puisque aussi bien il donne à M. France beaucoup d'avis, nous l'aviserons lui-même que son ironie est lourde ; qu'il n'est point fait pour railler ; que, comme il n'y a nulle loi au monde qui oblige d'être spirituel, il ne vaut point la peine de s'y efforcer quand la chose ne vous vient pas toute seule ; et que le temps qu'il perd à y tâcher en vain, il l'emploierait plus utilement à surveiller sa syntaxe et son vocabulaire.

Joignez qu'une chose rend plus choquantes encore ces duretés de M. Ledrain envers M. France, et c'est la violente admiration qu'il témoigne pour d'autres poètes. Il vante chez M. Henri-Charles Read, ce qu'il nomme, en sa langue, " la nuance toute virgilienne des adjectifs ", et il doute qu'aucun poète ait jamais " été doué d'un sentiment plus aigu et plus subtil ". Il observe, en sa langue encore, que " les amis des choses exquises le deviennent fatalement des vers de M. Georges Leygues ". Il déclare, en sa langue toujours, que M. Rodolphe Darzens est " tout élan et tout flamme ", et qu'il suit de là que " dans ses livres, tout est étincelle et vie ".

Et de deux choses l'une. Ou M. Ledrain pense vraiment que les poètes qu'il vante sont supérieurs à M. France, et, pour être poli, je lui dirai qu'il peu de sens critique. Ou il ne le pense point, mais il lui a paru qu'en une oeuvre de ce genre, la critique devait être bienveillante ; et il a tort en ce cas d'avoir deux mesures et de faire, pour le seul M. France, exception à sa bienveillance universelle.

Ce n'est pas qu'aux notices de M. Ledrain qu'il aurait à dire. Je pourrais faire observer, par exemple, à M. Dorchain, qu'il est bien dédaigneux à lui de déclarer en passant que Mme Desbordes-Valmore " eut son heure de célébrité ". Car Sainte-Beuve a consacré tout un volume à Mme Valmore ; hier encore, M. Paul Verlaine (qui sait bien ce qu'il lui doit) saluait en elle un des premiers poètes de ce siècle, et ni M. Dorchain ni moi ne sommes sûrs enfin que les critiques et les poètes de l'avenir nous tiendrons en si haute estime.

Mais là où il y aurait à dire tant, le mieux est de ne rien dire du tout ; et, puisque les notices ici ne valent point qu'on s'y arrête, de passer tout de suite aux extraits et de rechercher si le choix du moins en est louable.

III

On peut pécher de bien des façons, en composant une anthologie. On peut pécher par le plan, en disposant les poètes dans un ordre absurde. On peut pécher par excès, en admettant des poètes trop médiocres, et par omission en en excluant de considérables. On peut pécher par disproportion, en ne mesurant point, à ceux que l'on admet, l'espace en raison de leur mérite. Et, pour chaque poète en particulier, on peut pécher encore en choisissant le mauvais au lieu du bon. J'oserai dire que les compilateurs de l'Anthologie Lemerre ont péché de toutes ces façons à la foi.

Pour ce qui est du plan, une distinction saugrenue a été établie entre les " poètes français ", qui forment le corps du livre, et les " poètes étrangers ayant écrit en français ", qui sont rejetés en appendice. Savez-vous, en effet, qui sont ces étrangers? C'est Amiel et c'est M. Albert Giraud. C'est M. Georges Rodenbach et c'est M. Emile Verhaeren. Et jamais qualification ne fut plus mal appliquée, car ces poètes, ne parlant et n'écrivant que le français, sont des " poètes français " autant que quiconque. La qualification de " poètes étrangers ayant écrit en français " n'aurait de sens qu'appliquée à Swinburne, par exemple, ou à Longfellow, - si seulement il y avait intérêt à rappeler les strophes françaises de celui-là sur son ami Agassiz, ou de celui-ci sur la mort de Théophile Gautier.

Que cette Anthologie pèche par excès, la chose est assez évidente. sans combler une lacune ni rectifier une erreur, on en ferait déjà une oeuvre meilleure en l'allégeant de deux volumes sur quatre. Jamais recueil ne fut à ce point encombré d'inutilités et de noms inconnus. Aux plus renseignés d'entre nous, M. Lemerre a trouvé moyen d'apprendre quelque chose. Pour ma part, j'ai eu récemment l'occasion de passer en revue une centaine de poètes actuellement vivants. Et j'en connaissais encore quelques centaines, sur qui je me suis tu par discrétion pure, et pour ne point excéder le public. Je croyais donc être à peu près au fait de la poésie de mon temps. Comme je me trompais! J'ai trouvé ici une vingtaine au moins de versificateurs dont je ne soupçonnais point du tout l'existence. Je vous ai parlé déjà de M. Georges Nardin et de M. Marcel Collière. Connaissez-vous davantage M. Frédéric Monneron? ou M. Henri Bernès? ou M. Georges Gourdon? Ouïtes-vous parlez de M. Jules Boissière? de Mlle Marie de Valandré? ou de Mme Mesureur? ou de M. R.-C. Lévy? Ce n'est plus une anthologie que cela. C'est un annuaire de l'Académie des muses santones. Mais c'est tout de même bien instructif.

Seulement, parce qu'il faut, autant qu'il est en nous, rendre le bien qu'on nous fait, et parce que MM. Lemerre et Ledrain m'ont révélé des poètes que je ne connaissais point, je leur en veut signaler à mon tour qu'ils ignorent. et la tâche me sera aisée, car on ne sait de quoi il se faut étonner plus dans leur recueil, de ce qu'ils y ont admis ou de ce qu'il y ont omis. Pour ma part, je me serais fort bien passé de tous les poètes du premier empire. Je crois que la véritable histoire de la poésie contemporaine commence aux débuts de Lamartine, de Vigny et de Hugo. Mais puisqu'on a tenu à donner place en cette anthologie aux rimeurs des premières années du siècle, pourquoi Chênedollé et point Fontanes? Pourquoi Arnault et point Baour-Lormian? Pourquoi admettre Pierre Lebrun et rejeter ce Charles Loyson de qui Hugo dit : " qu'en 1817 on le tenait pour appelé à être le grand poète de ce siècle? " Pourquoi ne pas accorder une place à cet Aimé de Loy, trop négligé, à qui Sainte-Beuve a consacré un article, et de qui il cite de charmants vers, où j'oserai dire qu'on trouve comme le germe de la manière de M. Sully-Prudhomme? Et puisqu'on accueille Alexandre Soumet, pour avoir fait la Pauvre Fille, quelle raison de repousser Alexandre Guiraud, qui a fait le Petit Savoyard.

De même pour la période romantique. M. Lemerre ou M. Ledrain me pourrait-ils bien dire pour quels motifs Madame de Girardin ne leur a point paru digne de figurer dans cette anthologie auprès de Madame Mesureur, ni de Madame Colet auprès de Madame Loiseau? Mais ni M. Ledrain, ni M. Lemerre ne me diront leurs motifs. Soyez assurés qu'ils n'ont pas de motifs du tout. Ils ont tout bonnement oublié que Madame Louise Colet avait existé, et Madame de Girardin. Et pendant qu'ils y étaient, ils ont oublié Polonius aussi, et Philotée O'Neddy, et les poètes catholiques Edouard Turquety et Hippolyte de La Morvonnais, et Boulay-Paty et Blaze de Bury. Même, il ne leur est pas venu à l'esprit que Maurice de Guérin a fait des vers, et qui furent admirés de Sainte-Beuve et de Sand ; et tandis qu'ils ont recueilli précieusement les moindres poèmes de prosateurs comme M. Léon Cladel, vous ne rencontrerez point dans leur compilation le nom de l'auteur du Centaure. Croyez que je ne prétends pas leur signaler là toutes leurs omissions, ni refaire leur travail. Je note simplement les noms des oubliés à mesure qu'ils se présentent à moi.

Parmi les poètes vivants les omissions sont plus nombreuses encore et plus étranges. Je signalerai celle de M. Louis Ménard, qui fut un des premiers lieutenants de Leconte de Lisle, du Leconte de Lisle des poèmes bouddhistes et de la réaction néo-hellénique. Je signalerai aussi celle de M. Catulle Mendès. Vous avez bien lu. Si invraisemblable que soit la chose, elle est vraie pourtant. MM. Lemerre et Ledrain ont cru devoir laisser de côté M. Mendès. Dans cette anthologie publiée par l'éditeur des Parnassiens, vous ne trouverez pas le chef incontesté du Parnasse. Vous n'y trouverez pas non plus le savoureux poète Raoul Ponchon. Et vous y chercherez en vain l'auteur de la Chanson des Roses, M. Robert de la Villehervé, ainsi que l'auteur de la Forêt Bleue et du Sang des Dieux, M. Jean Lorrain, deux poètes tout à fait somptueux et lyriques, dont le dernier est en même temps un de nos meilleurs confrères.

Parmi les décadents on a fait une large place à MM. Verlaine et Mallarmé. Mais on a tout à fait omis M. Jean Moréas, de qui il serait difficile pourtant de contester la science de rimeur, ou l'influence sur le mouvement poétique actuel. On a omis pareillement M. Charles Morice, et M. Charles Vignier, l'auteur d'un recueil extrêmement aimable (Centon), que j'ai relu tout justement ces temps-ci, et dont je regrette un peu d'avoir parlé un jour avec des sévérités trop faciles. Enfin, puisqu'on a admis dans ce recueil de très jeunes gens (et je ne m'en plains pas) on eût pu songer à M. Charles Le Goffic et à M. Paul Guigou.

Et peut-être qu'on eût pu songer aussi à M. Raymond de La Tailhède, ce poète adolescent qui a eu la rare fortune d'étonner M. Leconte de Lisle, et de qui les lettrés amoureux de poésie savent déjà par cœur d'admirables vers d'un charme si complexe que je ne sais les définir. Car, en même temps qu'ils sont très hautains et très larges, impérieusement et impérialement olympiens, ils sont merveilleux aussi de splendeur et de joie lyrique, et ils sont avec tout cela plus frissonnants qu'aucuns autres et plus troublés. Et ce que je vois de mieux à en dire, c'est que leur séduction propre paraît bien résider dans un mélange infiniment curieux de la richesse et de la langueur asiatiques, avec la majesté romaine.

IV

Je me suis laissé attarder quelque peu. Je voudrais être bref à présent. Aussi bien mes démonstrations me dégoûtent, comme dit M. Jules Lemaître, par leur facilité.

J'ai dit que dans cette anthologie la répartition de l'espace entre les poètes était faite de façon inquiétante. Je ne veux pas insister. Je donnerai simplement quelques chiffres que je relèvent au hasard. Parmi les artistes de 1830, ceux qui exercent le plus d'action sur la jeune école poétique, sont sûrement (avec Alfred de Vigny) Gérard de Nerval et Mme Desbordes-Valmore. Du premier, on donne ici trente vers et, de la seconde, cinquante.

Et tandis que Mme Valmore n'a que cinquante vers, Mme Jeanne Loiseau en a deux cents. M. Villiers de l'Isle-Adam et M. Maurice Rollinat, imitateurs tous deux de Baudelaire, occupent le premier neuf pages, le second dix-sept. Combien croyez-vous qu'on en ait accordé à leur maître? On a accordé à Baudelaire trois pages et demie, - autant précisément qu'à M. Marcel Collière, et moins qu'à M. Joseph Gayda, à M. Emile Chevé et à M. Eugène Godin. Neuf pages sont consacrées à Victor de Laprade, - et neuf pages, pareillement, à M. Rodolphe Darzens. Je pourrais poursuivre. Je crois que ces exemples suffisent.

Je ne m'étendrai point sur la façon dont on a choisi l'œuvre de chaque auteur. A vrai dire il me paraît prodigieux qu'on ait pu extraire dix pages des recueils de Victor de Laprade et n'en pas extraire Sunium, ou qu'on ait pu recueillir dix pièces de Louis Bouilhet, et ne point recueillir les belles et tristes stances (Toute ma lampe a brûlé goutte à goutte...) que M. Maxime du Camp a si justement signalées comme le chef-d'œuvre du poète de Molaenis. Mais c'est là affaire de goût, et tout ce que je dirais serait invérifiable. Je ne pourrais espérer me faire entendre un peu, et vous amener à partager mes impressions, qu'en donnant des citations étendues ; et l'espace me manque. Ce qui précède suffit, au reste, à donner idée de la compétence et de la conscience des compilateurs. Et vous me croirez sûrement si je vous assure que dans le choix des pièces de chaque poète, ils n'ont pas témoigné de moins d'étourderie et de manque de goût que dans le choix des poètes eux-mêmes, et dans l'appréciation de leurs mérites respectifs.

Si médiocre d'ailleurs, si mal ordonnée et si incohérente que soit l'anthologie nouvelle, quelques inutilités qui l'encombrent et quelques lacunes qui la déparent, ses auteurs n'ont pu faire qu'il ne s'y trouvât çà et là de beaux vers, trop peu connus du public. Et je ne conseillerai sûrement à personne d'acheter pour cela ces quatre volumes. Mais les infortunés qui les ont achetés de confiance et qui sont sans doute fort empêchés maintenant de se reconnaître parmi ce confus amas de matériaux de toute valeur, je leur voudrais indiquer, pour les tirer de peine, ce à quoi ils feront bien de s'arrêter.

Ce sont surtout les poètes de notre génération que je voudrais leur signaler. Que le trésor de notre poésie est riche! Et combien de maîtres qui sont presque ignorés! A force de patience et d'efforts, nous avons réussi à mettre en lumière le nom de M. Paul Verlaine. Il serait fâcheux qu'on s'imaginât aujourd'hui que M. Paul Verlaine résume à lui seul toute notre poésie. Et dans sa ferveur à rendre au subtil artiste des Fêtes galantes, la justice qu'on lui a si longtemps refusée, le public aurait tort sûrement de dédaigner pour lui d'autres poètes, envers qui l'on a guère été moins injuste.

J'ai déjà essayé ici ou ailleurs de dire le charme, si spécial, des vers de M. Henri Cazalis (2) et de M. Georges Rodenbach. Et si je voulais en parler à nouveau, comme c'est toujours la même impression qu'ils me font, je ne saurais qu'en redire les mêmes choses. Je me contente de recommander tout particulièrement, parmi les vers de M. Rodenbach, la délicieuse et mystérieuse pièce qui a pour titre Vieux Quais, et parmi ceux de M. Cazalis, l'admirable poème intitulé Réminiscences.

Je ne puis que signaler, sans m'arrêter, les excellents rimeurs du groupe parnassien proprement dit (Mérat, Valade, Blémont, Gineste). Mais je veux mentionner tout spécialement M. Georges Lafenestre, de qui je n'ai pas eu encore l'occasion de dire tout le bien qu'il faut. M. Georges Lafenestre procède de Leconte de Lisle, et , par delà, d'André Chénier, et il n'est point sans présenter quelques ressemblances avec M. France (qu'il a, du reste précédé). Il écrit une langue d'une pureté classique. Versificateur, il a une grande habileté, - laquelle consiste éminemment à savoir se passer des habiletés.

Paysagiste, il fait un peu songer à Theuriet, avec moins de mollesse de contours, et, si je peux dire, une netteté de lignes italienne. Philosophe (car il est un philosophe aussi, à la manière des poètes), il est tout à fait curieux et original, par un tour d'esprit noblement optimiste, qui se rencontre rarement aujourd'hui, par le goût de l'action et de l'effort, et par une sorte d'ivresse réfléchie de la vie. Les Collines Toscanes que vous trouverez dans ce recueil (tome III) sont un véritable chef-d'œuvre d'anthologie, accompli de forme et de sentiment tout ensemble. - Et comme il est barbare de parler si longtemps de poésie sans jamais laisser la parole à aucun poète, je veux terminer en vous citant une chanson exquise de M. Gabriel Vicaire, l'un des artistes les plus sincères et les plus parfaits de ce temps, de qui je vous ai parlé naguère à propos de son Miracle de Saint Nicolas, et sur qui j'aurai l'occasion de revenir bientôt.

Vous me demandez qui je vois en rêve?
Et gai, c'est vraiment la fille du roi.
Elle ne veut pas d'autre ami que moi
Partons, joli cœur, la lune se lève.
 
Sa robe qui traîne est en satin blanc,
Son peigne est d'argent et de pierreries ;
La lune se lève au ras des prairies.
Partons, joli cœur, je suis ton galant.
 
Un grand manteau d'or couvre ses épaules :
Et moi dont la veste est de vieux coutil !
Partons, joli cœur, pour le Bois-Gentil.
La lune se lève au-dessus des saules.
 
Comme un enfant joue avec un oiseau,
Elle tient ma vie entre ses mains blanches.
La lune se lève au milieu des branches.
Partons, joli cœur, et prends ton fuseau.
 
Dieu merci, la chose est assez prouvée :
Rien ne vaut l'amour pour être content.
Ma mie est si belle et je l'aime tant !
Partons, joli cœur, la lune est levée.

N'est-ce pas que cela est délicieux? Il y a ainsi dans ces quatre lourds volumes un certain nombre de vers charmants, noyés parmi les autres. Et à les relire, je songe que ce serait un livre merveilleux vraiment qu'une bonne anthologie des poètes du dix-neuvième siècle. Et ce livre, je ne sais qui le fera, mais je sais bien qu'il est encore à faire.

Notes :
(1) Anthologie des Poètes français du XIXe siècle, 4 volumes in-8°, Lemerre, éditeur.
(2) Maintenant Jean Lahor.



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