Jeanne Thilda
(1833-1886)

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Une bonne fortune
(1885)


LIONEL s'ennuyait à périr au bal de l'Opéra, où il allait pour faire comme les autres ; il bâillait, répondant à peine aux dominos câlins qui, armés d'éventails et de mensonges, tournent autour des habits noirs, cherchant un coeur et un souper, il donnait distraitement des poignées de mains à ses amis du cercle, et regardait avec mépris la grande ronde humaine, poussée par le besoin de démence qui dévore le monde.

Soudain, une femme arriva à lui et lui prit le bras ; sa poitrine se soulevait en mouvements désordonnés, elle murmura comme affolée :

— Gardez-moi près de vous, monsieur, j'ai peur de tout ce bruit, de tout ce monde, je vous supplie, quelques instants, laisser moi rester !

— A vos ordres, madame, répondit poliment Lionel. Servez-vous de moi tant qu'il vous plaira.

Mais elle ne parlait plus et paraissait défaillir ! Contrairement aux femmes masquées qui cachent peu de choses pour en montrer tant d'autres, elle était hermétiquement voilée : une longue blouse de satin noir la couvrait tout entière, de grosses dentelles se croisant les unes sur les autres cachaient entièrement le visage et le cou ; sous les gants, les mains se montraient petites et fines, et la voix un peu traînante, à l'accent étranger, dénotait une personne jeune.

— Monsieur, dit-elle enfin, rapidement et comme prenant un grand parti, je ne vous connais pas plus que vous ne me connaissez, et pourtant je vais vous faire une étrange proposition : emmenez-moi souper chez vous, si cela ne vous est pas possible, si vous n'avez à m'offrir que le banal restaurant, je vais vous quitter, je n'ai plus rien à vous dire.

Et comme le jeune homme stupéfait allait répondre :

— Ne dites rien, ajouta-t-elle, je ne vous comprendrais pas ; je suis sourde, épouvantablement sourde ; mais si vous voulez bien écrire sur le carnet que voici, je m'engage à répondre à vos questions.

Et elle tendait à Lionel un élégant portefeuille en cuir de Russie avec crayon d'argent.

Vraiment intrigué cette fois, et riant de tout son coeur, le jeune homme griffonna sur la première page :

— Cette aventure est charmante, je l'avoue, madame ; cependant je voudrais savoir si vous êtes jolie ?

— Je suis très belle, répondit froidement l'inconnue ; continuez :

— Vous êtes belle, bravo ! Alors, ainsi que vous le désirez, nous irons souper chez moi. Me promettez-vous d'ôter votre masque ?

— C'est la seule chose que je n'ôterai pas, dit-elle toujours simplement.

Il fit un bond de surprise et continua à faire marcher le crayon.

— Un dernier mot : Êtes-vous bien sûre, madame, d'être tout à fait dans votre bon sens ?

— Monsieur, fit-elle de sa voix claire, je vous jure que je n'ai jamais été aussi raisonnable qu'en ce moment.

— Eh bien ! alors, s'écria-t-il sans plus écrire cette fois, à la grâce du diable, allons souper !

*
* *

Un en-cas était préparé dans l'appartement de garçon de Lionel : les huîtres ouvertes, le traditionnel foie gras étalant sa chair rose de femme, les bouteilles au goulot d'argent, le seau chargé de glace, tout attendait le maître qui, après le bal de l'Opéra, ramenait d'habitude une amie de hasard renvoyée le lendemain matin avec le papier de la Banque de France glissé dans son corsage.

Il débarrassa la femme masquée de sa grande pelisse de fourrure, et sans lui rien dire — il savait que c'était inutile — il la servit ; mais elle refusa de manger, trempant seulement ses lèvres dans la mousse du champagne.

Alors il s'approcha d'elle et voulut lui passer le bras autour de la taille, mais elle se recula avec une telle sensation d'horreur, qu'interdit, il s'arrêta.

Mais elle sembla regretter un sentiment qu'elle n'avait pu vaincre, et, par un geste violent, pris dans une résolution subite, elle fit tomber à ses pieds sa blouse de satin et apparut dans sa nudité merveilleuse.

Lionel jeta un cri, s'élançant vers elle, mais dans ce brusque mouvement ses mains rencontrèrent les dentelles du visage qui s'écartèrent tout à fait.

Alors apparut une tête pâle comme la mort, avec des yeux d'un noir d'encre, des lèvres saignantes sous un rire cruel, une adorable tête dont l'ovale exquis se détachait sur des cheveux d'un rouge ardent, pareils à ceux des Vénitiennes du Véronèse. Elle voulut parler, mais elle ne fit entendre qu'un gémissement sourd, et s'évanouit sur l'épaule de Lionel, éperdu, qui balbutiait des mots sans suite.

Il la souleva dans ses bras ; le peigne qui retenait ses cheveux roux tomba, et les longues boucles de cuivre, comme des serpents de flammes, roulèrent sur le tapis ; il la porta comme il eût fait d'un enfant, et s'élança dans la chambre voisine, dont, avec le pied, il referma violemment la porte.

*
* *

C'était à Gênes ! Lionel avait pris une barque et s'en était allé en mer ! On respirait cet air enivrant de la terre d'Italie qui est tout un poème d'amour ; il faisait presque nuit : les eaux endormies prenaient des teintes d'indigo lamées d'argent ; la lune qui se levait, éclairait le couvent de Santo-Thomaso, les hautes murailles de marbre, dont la mer basse et transparente léchait le pied ; la ville des palais s'élevait en amphithéâtre, le ciel avait l'air de sourire, les flots légers caressaient amoureusement la barque avec un clapotement argentin comme l'appel d'une langue discrète, la terre semblait gémir doucement, les collines s'arrondissaient comme des seins gonflés de soupirs.

En ce moment une grande barque arrivait auprès de celle où se tenait couché Lionel ; elle était pleine de gens vêtus bizarrement de riches étoffes ; des négrillons, habillés de rouge, tenaient des flambeaux qui jetaient des lueurs fantastiques sur cette superbe mascarade ; à la proue, une femme, portant une robe de vert pâle, garnie de perles, chantait cette romance populaire qui troublait si étrangement la jeune femme de Marino Faliero :

Ah ! senza amare
Andare sul mare
Col sposo del mare
Non più consolare.

Lionel s'était dressé, les mains étendues devant cette vision merveilleuse ; il revoyait les cheveux roux dans lesquels toute une nuit il avait enfoui sa tête, il reconnaissait les yeux de velours, pareils à des fleurs voluptueuses qui donnent la mort.

Mais un cri répondit à son cri, et une voix s'éleva joyeuse, disant :

— Lionel, c'est Lionel, il faut le prendre parmi nous !

Des mains lui furent tendues, il sauta dans la grande barque, éperdu, hors de lui, reconnaissant à peine ses amis de France.

— Attends, lui dit l'un viens avec moi.

Et l'entrainant, il alla vers la dame à la robe verte et lui fit un signe. Alors, sans que son visage trahît ni embarras ni surprise, elle regarda Lionel avec une bienveillance polie, tout en portant à son oreille un cornet acoustique pendu à sa ceinture.

Parlez, maintenant, monsieur d'Hérigny, fit-elle avec un faible sourire.

— Duchesse, cria celui-ci dans le cornet, voulez-vous bien me permettre de vous présenter un de mes amis de Paris, M. Lionel ?

— Qu'il soit le bienvenu, dit-elle en se tournant vers Lionel qui, pâle comme un condamné, s'inclina suas répondre.

Son ami le prit à part.

— Tout ceci doit te paraître étrange, dit-il en riant, je vais te donner la clé de l'énigme ; cette dame est la Duchesse de C..., celle qu'en Italie on appelle la belle sourde, à cause de son infirmité ; et figure-toi le piquant de l'aventure, c'est que les médecins français, car la dame est allée consulter, il y a quelque temps, les savants docteurs de Paris, — ont déclaré qu'une seule nuit d'amour lui rendrait l'ouïe ; mais comme la duchesse a un vieux mari, et que par l'indiscrétion de ce mari, toute l'Italie sait à quel prix la belle dame serait guérie, il est à craindre qu'elle reste sourde jusqu'à la fin de ses jours. En ajoutant qu'elle est une vertu farouche, et que pas un de nous ne peut se vanter d'avoir obtenu la plus légère faveur de cette femme qui voit à ses pieds toute l'Italie, je t'aurai tout dit ; maintenant tâche de ne pas en devenir amoureux, c'est ce que mon amitié te souhaite.

Il s'éloigna, laissant Lionel seul ! Enfin il savait ! et c'était lui qu'elle avait pris au hasard sans remords et sans trouble ; elle avait à jamais empoisonné sa vie, car depuis cette nuit délicieuse et fatale, il s'était senti en proie à une passion terrible ; cette femme, il l'avait cherchée par toute la terre, éperdument, sans relâche.

Il la regarda, leurs yeux se rencontrèrent, il fit quelques pas vers elle.

— Monsieur, dit-elle très haut, vous me ferez, j'espère, l'honneur d'assister au bal costumé que je donne tout à l'heure en mon palais Alfiéri ; selon la mode italienne, nous nous promenons habillées déjà pour la danse ; ne vous inquiétez pas de votre costume, mon intendant y pourvoira.

Mais lui, arriva tout près d'elle, et si bas qu'à peine ses lèvres remuèrent, il lui dit :

— Je vous adore, et si vous dites non, avant que vous soyez rentrée en votre palais, j'aurai cherché l'oubli dans ces eaux bleues.

Elle pâlit à son tour et lui tendit la main.

— C'est entendu, monsieur, fit-elle, vous aurez la seconde valse ; puis, aussi bas qu'il avait parlé lui-même :

— Ne meurs pas, Lionel, je suis encore un peu sourde, il faut tout à fait me guérir.

(texte non relu après saisie, 13.III.09)

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