Paul-Jean Toulet
(1867-1920)

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Béhanzigue
Contes
(1920)


Marionnettes

1
La carrière d'Honoré Beaubu

Ce qu'Honoré Beaubu reprochait à Mme Beaubu, ce n'était pas de ne point remplir ses devoirs d'épouse, et, au  contraire, c'était de les remplir avec d'autres que lui, voilà tout. Au moins l'en soupçonnait-il fortement, et — il faut bien le dire — non sans raisons.

Disons tout de suite que Mme Beaubu avait été, voilà vingt-cinq ans, baptisée Euphrasie, sur l'expresse volonté d'une marraine acariâtre et délabrée, qui lui devait léguer tout son bien. Ainsi fit-elle, peu de temps après le mariage de sa filleule : ce bien ne consistait d'ailleurs qu'en une demi-douzaine de petites cuillères, que l'on soupçonnait d'être en argent. Le reste avait été placé en viager, ou « mangé » par les obsèques.

Son parrain, lui, qui était un fin lettré, la rebaptisa Phrasie-Mineure, d'où vint l'usage de l'appeler Mineure, puis Neur tout court, et enfin Neurette. Après tout, Neurette, ça ne veut rien dire, mais c'est agréable à l'oreille : « euphonique », comme on dit en classe.

C'était, du reste, un homme singulier que ce parrain d'Euphrasie. Quoiqu'il se contentât dans la vie courante de représenter cette grosse maison de linoléum, qui a fait perdre tant d'argent à ses commanditaires, la maison... (enfin, peu importe le nom), il y aurait à conter de lui les histoires les plus inattendues. C'est ainsi que se trouvant un soir dans le faubourg d'une ville de province, devant un vieil hôtel isolé, il entendit soudain, à travers l'épaisseur des murailles, de violents coups de marteau, apparamments frappés contre des planches, auxquels succéda un grand cri (« tout à fait le cri Mme du Barry sur l'échafaud... », disait-il), accompagné presqu'aussitôt d'âcres éclats de rire. N'écoutant que son courage, l'intrépide voyageur en linoléum se rua contre la porte pour l'enfoncer. Peine perdue ! Et il dut s'avouer bientôt que tous ses efforts étaient inutiles : la porte était entr'ouvert. Se précipiter dans la cour de l'hôtel n'était plus qu'un jeu pour lui, et, là, quelle ne fut pas sa surprise en apercevant...

Mais, revenons à notre sujet.

Honoré Beaubu l'était lui-même à la jalousie la plus inexorable qui ait jamais exercé ses ravages dans le corps des conducteurs d'autobus, où il tenait une place importante, chargé comme il était de diriger une de ces célèbres Carnavalet-Buttes Chaumont,dont léloge n'est plus à faire, et qui charroient chaque jour, à travers les mille hasards d'un parcours dédaléen, l'amas des voyageurs tremblants. Beaubu était aimé dans sa compagnie et possédait l'estime de ses chefs. Il passait auprès d'eux pour un des plus vaillants parmi ces automédons impavides que l'on a vus, tour à tour, pénétrer (avec leur autobus fidèle) dans un tout petit café à l'heure de l'absinthe, ou faire, au détriment des piétons, quelque cent mètres sur un trottoir populeux.

Que de charrettes mises à sac, que de fiacres surtout, car il ne les aimait point.

— Non, mais d'y entrer dans le chou, à un sapin, disait-il, tu parles que ça vous fait toujours quelque chose — je ne sais pas quoi — surtout quand il a chargé. On est émotionné. On se sent plus fort.

C'est à son vieux camarade Joseph Barbe, chauffeur de taxi-auto, qu'il tenait ce discours. Et presque aussitôt, il retomba dans un mutisme plein de sombres pensers. Car, tout au contraire du catoblepas, animal fabuleux mais stupide, au point de dévorer ses propres pieds sans en être autrement averti que par les cris qui lui sont arrachés par la douleur — la jalousie est un monstre qui se nourrit de soi-même, silencieusement.

— Car enfin, songeait encore cet époux infortuné, en débouchant avec fracas dans la rue du Roi-Doré, ce n'est pas avec les 200 francs que je gagne par mois et les 150 qu'elle prétend se faire à son atelier de lingerie que Neurette peut se payer des jupons de dentelle et m'offrir du vin à cinquante sous au moins.

Malgré lui, il fit claquer sa langue, et se dit qu'il faisait soif. C'était du bon vin, après tout, ce médoc. Et que la source en fût ou non impure, lui-même ne l'était pas. Un instant, la pensée traversa son cerveau que peut-être sa femme se sacrifiait pour son bien-être. Mais il ne s'y arrêta point.

Notre sage fréna un peu pour tourner rue de Turenne, et, au même moment, vit passer, dans la direction, la taxi-auto de son ami Barbe. Il la reconnut d'un coup d'œil, hélas ! et sa femme dedans, à côté de Barbe, qu'elle tenait discrètement par la taille. Son sang ne fit qu'un tour. (On ne s'explique du reste pas très bien comment il en aurait fait plusieurs.)

L'honorable M. Honoré Beaubu, aujourd'hui député des Hautes-Landes, au chapitre VIII de ses Mémoires, qu'il a bien voulu nous communiquer, explique en ces termes élégants et précis quelle devint à ce spectacle ce qu'il appelle sa « mentalité » :

« Grâce, dit-il, à la double polarisation de mes influx ner­veux, l'impulsivité, se substituant tout à coup à la volition logique, je me jetai à la poursuite de l'auto-place. »

A vrai dire, c'est l'autobus plutôt que lui-même qu'il jeta, parfaitement oublieux de sa clientèle, sur la trace des cou­pables. Ceux-ci, de leur côté, l'avaient reconnu. Maudissant l'imprudence qu'il avait commise en empruntant aux Carna­valet-Buttes-Chaumont une partie de leur parcours, Barbe mit sa voiture à une jolie quatrième vitesse et se lança comme un bolide à travers la rue de Turenne. L'autobus suivait à toute allure ; les voyageurs, inquiets, penchaient la tête au dehors et la retiraient avec épouvante. Un cheval de fiacre, qui ne prit pas la même précaution, en fut violemment heurté aux naseaux et se mit de douleur à ruer frénétiquement,comme une rosse de corrida que le taureau vient d'éventrer.

Jusqu'à la place de la République, tout alla à peu près bien ; et, d'ailleurs, l'autobus suivait son itinéraire. Mais Barbe ayant pris un virage savant autour de la statue et tourné à gauche, Beaubu, abandonnant les Buttes-Chaumont à leur verte solitude, suivit. Il eût été bien en peine, au demeurant, de dire pourquoi, ou ce qu'il comptait faire en cas qu'il gagnât son ennemi de vitesse. Mais quoi, il suivait l'homme qui lui avait pris sa femme, et son instinct, pour l'heure, ne lui en disait pas plus long.

Soutenir que cette explication eût satisfait les clients de l'autobus, non, sans doute. Aussi bien ne la leur donnait-on pas : c'était sans leur avis ni leur aveu que se courait la course,  l'auto-place tenant toujours la tête sans effort apparent, et les « doigts dans le nez », comme on disait au temps des « boukmècres ». La pointe Saint-Eustache fut doublée comme en rêve, et Barbe, par la rue Baltard, s'engouffra dans les Halles, suivi de Beaubu et d'une trentaine de voyageurs qui poussaient des clameurs diverses : peut-être se croyaient-ils à une répétition générale.

Dans la rue du Pont-Neuf, Barbe écrasa la patte d'un petit chien. Ce pauvre animal traînait au bout d'une laisse, derrière lui, une vieille demoiselle, qui fut coupée par le milieu, mais par Beaubu. Quand on la releva, sous les espèces de deux tronçons, la vieille demoiselle n'était plus qu'un double cadavre.

Dans la rue de Rivoli, il ne se passa rien. Mais Barbe ayant tourné à droite par la rue des Lavandières-Sainte-Opportune, fit panache, on n'a jamais su pourquoi, entre la station du Métro et la rue des Deux-Boules. Tandis que l'autoplace occupait une position verticale, l'autobus lui arriva dessus, pour lui entrer aussitôt dedans. Et cela fit une belle salade.

En résumé, il ne se releva tout à fait sains et saufs que les deux chauffeurs et un vieux monsieur sourd, qui, ayant dormi depuis le départ, s'indignait amèrement de ne pas être aux Buttes-Chaumont, où il avait un rendez-vous. En cas qu'ils en eussent dans l'autre monde, une dizaine de voyageurs, et Neurette avec eux, furent mieux servis. Le reste n'était qu'évanoui, étripé, ébranché, hébété.

Les suites de cet accident sont assez connues. On se rap­pelle que Barbe et Beaubu, renvoyés par leurs compagnies respectives et réconciliés par le malheur, coururent porter leurs revendications à la conflagration internationale. Les grèves sanglantes qui s'ensuivirent ayant mis ces modestes héros en vedette, Beaubu fut, par la suite, élu député, cepen­dant que Barbe montait, avec des capitaux anglais, la grosse affaire de l'Alimentation du gréviste. Aujourd'hui, ils sont tous deux en pourparlers pour acheter une automobile. Dans quelques jours, ils auront chacun son chauffeur.
Et alors ce sera leur tour d'être tués.


2
Idylle de Paris

Depuis leur enfance, Christine Séguovin et René Lam­pourde s'aimaient tendrement.

Cette noire maison de la rue d'Aguesseau, où tous deux étaient nés à deux ans près, et tous deux, porte à porte, au sixième étage, cette maison dont les murs semblaient pleurer de tristesse, et dont la cour verdâtre avait l'air d'un puits où l'âge aurait percé des trous, tout petits ils l'avaient ensemble peuplée de rêves, et peinte au prisme de leurs espérances.

— Quand je serai grand... disait-il.

— Quand je serai grande... disait-elle.
—    Je serai riche, et je ne ferai rien, comme fait papa, le lundi.

— J'aurai des belles robes, et on ne me fouettera plus.

— Et je t'embrasserai tout le temps.

On les envoya à l'école ; ils y allaient et revenaient ensemble, toujours aussi ardents à se quereller, à se défendre, à se trahir ; et le temps passait paisiblement, quand une cata­strophe vint troubler ces amours naissantes.

Les Lampourde et les Séguovin n'avaient jusque-là guère été moins intimes que leurs enfants. Le malheur est qu'un jour ils le furent trop, au moins pour la moitié d'entre eux.

Le père de René était un petit employé, courbé, grison­nant et doux, qui s'obstinait sans cesse à économiser ce que Mme Lampourde, belle, coquette et fainéante, ne s'obstinait pas moins à dépenser en fanfreluches vaines et médiocres gourmandises. L'autre ménage présentait un contraste in­verse. Mme Séguovin, robuste matrone haute en couleur, à la main leste, trouvait en dehors des soins vigoureux qu'elle prenait de sa fille et de son ménage — le temps de s'em­ployer comme lingère dans deux ou trois familles riches du quartier. Son mari, au contraire, habile ouvrier d'horlogerie, et qui, par un peu de travail, aurait mis les siens dans l'aisance, offrait un excellent exemple du « gouapeur ». Plus occupé de jupons que de montres, ce beau blond, avec ses yeux cares­sants et ses chemises de couleur, ravageait tous les coeurs du voisinage. Celui de Mme Lampourde ne fut pas un des derniers à battre tendrement pour lui. Mme Lampourde était seule la plupart du jour et L. Séguovin aussi le plus souvent. Il est vrai qu'une muraille les séparait ; mais ce n'est rien qu'une muraille quand elle ne s'étaye pas sur la vertu. Aussi ne furent-ils pas longs, ni au propre, ni au figuré, à la franchir.

C'est ainsi qu'ils se virent pendant longtemps presque chaque après-midi. Cela durerait peut-être encore si Mme Lam­pourde qui, nourriede lectures, tournait au féminisme, à l'amour libre, aux droits de la passion, ne se fût avisée, au bout d'un millier de jours de mensonge, que le mensonge, répugnait à sa fierté. Lampourde s'étant laissé persuader qu'il n'était pas moins fier, les deux complices, un jour, disparurent.

Si M. Lampourde prit assez philosophiquement la chose, heureux peut-être de pouvoir désormais se livrer à de paisibles économies, Mme Séguovin, qui aimait son mari, pensa tomber morte à la nouvelle de ce mutuel enlèvement. Son premier soin fut ensuite de défendre à sa fille, sous les pires menaces, tous rapports avec leurs voisins.

Le lendemain, Christine n'y pensa plus et elle était dans la cour avec René quand une grande ombre tomba sur elle. C'était sa mère, qui l'emporta chez elle, sous son bras, à travers l'escalier, où déjà on pouvait entendre qu'elle lui donnait l'avant-goût d'une punition éclatante. Les cris de la fillette en annoncèrent la suite, et puis tout retomba dans un noir silence, où, seule, Christine sanglotait doucement comme une tourterelle.

*
* *

René était ouvrier typographe. Il passait pour un bon sujet, ayant travaillé assidûment depuis le départ de sa mère, qu'avait suivi, à peu de jours près, celui de Mme Séguovin et de sa fille. Elles étaient allées, disait-on, se loger près de la gare Saint-Lazare, et, pas une seule fois jusqu'ici, René n'avait revu sa petite amie. Mais, parfois, il y pensait encore.

On était au 13 juillet, et un de ses camarades l'avait en­traîné, vers dix heures, au petit bal qui se donne sur la place Saint-Augustin. Il devait y retrouver une « connaissance » à lui, ouvrière en lingerie, qu'il aperçut en effet presque aussitôt au bras d'une autre jeune fille. La vue de celle-ci le frappa sans qu'il sut pourquoi, et, comme on les avait laissés seuls, il restait devant elle à la regarder sans rien dire. Menue, un peu courbée, elle laissait voir cette grâce souffreteuse qui est comme le cachet dont Paris marque ses filles. Mais la clarté rougeâtre des lanternes faisait distinguer mal ses cheveux blond cendré, ses yeux timides à la fois et vifs, la délicate retombée de ses lèvres, qu'on eût dites teintées de pastel rose. Tout à coup une lumière passa dans son regard.

— Est-ce que vous n'êtes pas René Lampourde, dit-elle ?

— Et vous Christine ?

De nouveau ils demeuraient muets. Les yeux de la jeune fille étaient fixés sur lui, mais ils semblaient regarder au travers : qui sait, leur enfance peut-être, la cour verte et noire, et René l'embrassant contre la pompe, et le trottoir devant le charbonnier où l'on traçait à la craie les hiéroglyphes de la marelle. Aujourd'hui, elle était commise dans un magasin de blanc du boulevard Haussmann, comme elle l'apprit au jeune typographe, quand ils se furent mis à causer. Il demanda la permission de l'aller chercher quelquefois à la sortie, et elle le regardait, en inclinant la tête, avec un pâle, triste et terne sourire.

Cependant, leurs compagnons avaient disparu. Comme c'était  l'heure que Christine rentrât chez sa mère, il la raccompagna un bout de chemin, « jusqu'à la rue Pasquier », avait-elle déclaré. De tout le boulevard, ils ne se dirent plus rien. Peut-être savouraient-ils cette amertume que laisse après elle une joie imprévue ; peut-être écoutaient-ils dé­croître derrière eux les bruits de la fête. Au moment où ils se séparèrent, des cors sonnèrent un air de chasse, qui semblait venir on ne sait d'où, un air de chasse éclatant et triste comme l'automne dans les bois.

Il ne leur fallut pas beaucoup de jours pour croire qu'ils n'avaient jamais cessé de s'aimer, et qu'ils ne seraient heureux qu'en se mariant. René avait dix-huit ans, Christine seize ; ils gagnaient tous deux leur vie. D'autre part, si les époux fugitifs avaient laissé le chagrin à leurs foyers, ils y avaient aussi laissé entrer l'aisance. Nos amoureux résolurent donc de s'ouvrir tout de suite à leurs parents.

Au visage dont ils s'abordèrent le surlendemain, c'était trop facile de lire la ruine de leurs espérances.

— Qu'est-ce qu'on t'a dit ? demanda-t-elle.

— Et à toi ?

— Tu te rappelles, la dernière fois que maman est venue me chercher dans la cour, rue d'Aguesseau — si elle était en colère.

— Est-ce que ç'a été la même chose, ma pauvre Christine? demanda René avec un demi-sourire.

La jeune fille hocha la tête et se mit à jouer avec ses ciseaux. Peut-être les remerciait-elle.

— Et ton père, à toi, qu'est-ce qu'il a dit, pour raisons ?

— Pour raisons, nib ! Il ne veut pas, voilà. Et nous sommes mineurs.

— Ah ! mon pauvre petit ! Mon pauvre petit !

Ils s'étaient assis près de la chapelle expiatoire. René regar­dait devant lui d'un œil sec et fixe ; Christine pleurait.

Ils continuèrent à se revoir ; mais leurs rencontres deve­naient de plus en plus tristes. René s'était décidé à quitter la France. Un jour, il annonça qu'il venait de signer un contrat avec une grande imprimerie américaine, et qu'il partait le surlendemain soir à dix heures.

Ce jour-là, Christine sortit un peu plus tôt de son magasin. René l'attendait pour la mener dîner dans un restaurant voisin.

Malgré les efforts du jeune homme, le repas demeura triste. René avait beau faire briller des jours futurs, jurer de revenir pour enlever sa fiancée, si leurs parents s'entêtaient dans leur refus, et construire pour elle toute une vie de bonheur et de fortune, elle hochait la tête. Tout à coup, elle éclata en sanglots. Et puis, comme elle avait une petite âme poétique, elle dit :

— Vois-tu ,chéri, tous ces projets, c'est comme des oiseaux de passage que j'ai vus un jour voler dans le brouillard à la campagne. On les regarde, parce qu'on sait qu'on ne les reverra plus.

René ne répondit rien. L'heure du départ approchait d'ailleurs. Il paya la note, et tous deux sortirent. Près de Saint-Lazare, ils s'arrêtèrent.

— Allons, Christine, un dernier baiser.

— Encore un, mon René chéri, le dernier.

Brusquement, elle s'arracha de ses bras et prit la fuite. Immobile, il la regardait se perdre dans le brouillard, comme un de ces oiseaux de passage dont elle avait parlé. La reverrait-il jamais ? Il soupira et se hâta vers sa demeure.


3
Vieilles lettres

M. Desrocher sommeillait sur un volume de Taine. Sa femme entra :

Nous allons en ville, dit-elle, Anna et moi, pour faire quel­ques courses. Nous passerons prendre son mari au Palais, et puis nous reviendrons par le tramway.

— Vous ne prenez pas la voiture, alors ?

— Non, interrompit Anna qui entrait, nous marcherons. Vois maman, est-ce qu'on ne dirait pas une jeune mariée ? A cet âge-là on n'a pas besoin de voiture.

Et ils se sourirent tous trois, l'air heureux, tandis que le vieillard contemplait sa femme. Nul n'aurait dit vraiment qu'elle avait dépassé la cinquantaine. Des rides aux tempes et à la bouche, quelque corpulence, un peu de neige aux cheveux ; c'est tout ce que le temps avait imposé à la belle Madame Desrocher, une des gloires jadis de l'administration impériale d'Algérie. Mais il n'avait rien changé au tendre regard, à la rigidité du port, à tout ce qui, chez elle, marquait l'orgueil d'une vertu, d'une beauté et d'un rang bien gardés.

— Tu surveilleras un peu Jeanne, dis, papa. Elle est avec la bonne, dans le jardin.

Et elles sortirent toutes deux en étouffant le bruit des portes. Le silence, de nouveau, enveloppait la villa. A peine, par moments, on entendait les cris de la petite Jeanne, qui jouait en bas, avec sa chienne et sa bonne.

M. Desrocher se reprit à sommeiller ; mais il fut soudain arraché à sa sieste par une clameur plus forte de l'enfant mêlée à des aboiements de la chienne. Une inquiétude le prit, et il passa dans la chambre à coucher de sa femme, dont les fenêtres donnaient sur le jardin.

Il regarda, c'était une fausse alerte. Sous les yeux bienveillants de la bonne, Jeanne et la bête se roulaient ensemble sur le maigre gazon.

Le soir approchait et le soleil ne bronzait plus qu'à leur faîte les cèdres du jardinet. Un rayon pénétrait dan: la chambre et se brisait sur le biseautage d'un miroir, éclaboussant à travers la salle ici un portrait, lit une coupe.

Le vieillard quitta la fenêtre. Cette heure mélancolique le poussait aux souvenirs. Il éprouva quelque attendrissement à contempler les mille objets féminins de la chambre, dont chacun réveillait une date dans son cœur, et ces meubles surannés dont la jeunesse avait concordé avec la sienne.

Il y avait plus de trente ans qu'il les avait achetés à Paris, Alger n'en ayant pas d'assez beaux, et choisis minutieuse­ment en harmonie avec le charme de la femme qu'il avait le plus aimée, de sa femme.

Un instant, il la revit telle qu'elle était alors, un peu frêle et timide, n'aimant pas le monde, et il se revécut lui-même, le sang jeune, les yeux brillants, le cerveau libre.

Et le lit élastique et vaste, ou la courbe d'un canapé éveillait aussi au-dedans de lui, des souvenirs moins avouables. Avec un bizarre mélange de honte et de plaisir, il se rappela les premiers mois, où il avait traité l'épouse en maîtresse, où, le matin, au bureau, son arrivée tardive et son allure fatiguée faisaient dire à quelque intime, avec des intentions grivoises : « Qu'est-ce que vous avez donc, ce matin, Desrocher ? Vous n'avez pas l'air dans votre assiette. »

*
* *

Comme tout cela était loin. Faisant quelques pas, il s'aper­çut dans une glace, courbé, blanchi, vieux enfin ; et il songea que la mort n'était pas très loin.

Le rayon de soleil avait tourné : maintenant il frappait un petit meuble syrien, espèce de secrétaire où Mme Desrocher mettait ses lettres et ses bijoux. Le tiroir supérieur, qui for­mait comme un dessus de bureau, était entr'ouvert ; cette circonstance frappa le vieillard qui le savait sévèrement clos d'habitude, et reprochait même en riant à sa femme d'y cacher des billets doux. De fait, elle lui avait montré plusieurs fois ce qu'il contenait : des bijoux d'enfance et des souvenirs de première communion.

Un regain de curiosité le prit : il tira le tiroir qui, pris de côté, résista et, tiré de nouveau avec un peu de violence, s'abattit tout d'un coup, en découvrant par la secousse un double fond à secret, très primitif, qui contenait quelques lettres.

Le vieillard les prit et, ne reconnaissant pas l'écriture, s'approcha de la fenêtre.

*
* *

Il y en avait une dizaine, jaunies, attachées avec une faveur bleue et signées d'une grande écriture insolente : André de Jarnac.

La première commençait par « Madame », et c'était une déclaration. M. Desrocher sauta à la dernière. Celle-là disait : « Ma chère Reine » : c'était le nom de Mme Desrocher. La lettre parlait de rupture, brutalement ; il s'y trouvait aussi une tirade bête et sentimentale sur « Anna, enfant de l'amour ».

Malgré le désespoir aigu qui l'avait envahi, cette phrase le fit songer aux titres de Ducray-Duménil, et il eut un rire contenu.

Des pensées stupéfiantes et contradictoires passaient dans son cerveau. Un moment, il lui sembla que cette histoire n'avait pas de rapports avec sa vie, qu'elle intéressait des personnes autres que lui-même, connues autrefois.

Puis tout cela tourbillonna ; ses notions de temps et d'espace s'embrouillaient, et, les yeux béants, il regardait sans la voir, par la fenêtre, l'enfant qui jouait toujours.

Enfin, au milieu de ce cauchemar, il se ressaisit lui-même, et attentivement, il lut du commencement à la fin, la corres­pondance amoureuse.

Cependant, il évoquait entre les lignes les acteurs de ce scénario des plus antiques : sa femme et lui, ainsi qu'il venait de le faire, et puis le lieutenant de Jarnac, troisième personnage, ami du mari et amant et de la femme, suivant la tradi­tion.

C'était un ami d'enfance, dont la première visite en débar­quant avait été pour Desrocher et sa femme. Plus tard, revenu du Sud avec trois blessures, il avait passé son congé de conva­lescence à Alger, à tout moment chez eux, « l'enfant de la maison ». Sans causes apparentes, il cessa peu à peu de venir, et puis il se fit envoyer en Italie, où la bataille de Palestro le laissa mort.

M. Desrocher avait souvent admiré jadis combien cet être égoïste et peu intelligent avec ses cheveux très noirs, sa grande santé, ses affectations de fatal et de déshérité, incar­nait un des types de l'homme à femmes, et le type alors légué à la mode par le romatisme. Mais comment supposer que la haute intelligence de sa femme subirait jamais le prestige de ce reître bellâtre et nul.

Ces lettres composaient d'ailleurs le cycle ordinaire. Les premières rappelaient les romans fashionnables par leur adoration ou leur joie dithyrambique, mais Jarnac se dévoilait à la fin par quelques plaisanteries gauloises sur le mari et par la grossièreté des adieux.

Quand il eut achevé la dernière, M. Desrocher prit une boîte d'allumettes, et les brûla toutes sur la fenêtre. Un peu de brise soufflait par moments, qui chassa des cendres dans la chambre.

*
* *

On n'avait jamais ressenti comme ce soir-là, dans la famille Desrocher, cette joie paisible et sereine, produit d'un accord parfait entre plusieurs âmes honnêtes. Anna avait obtenu de son mari qu'il n'allât pas au cercle. Tous les quatre, ils firent un whist, tandis que Jeanne, dans un fauteuil, faisait des efforts pour ne pas s'endormir. Cependant, le mari d'Anna, magistrat grave, à favoris noirs, déclara que pour bien jouer le whist il fallait un mort.

*
* *

Au milieu de la nuit, il fut réveillé ainsi que sa femme par des cris qui partaient de la chambre de Mme Desrocher. Ils la trouvèrent luttant avec son mari, qui, en chemise et à genoux sur le lit, lui serrait la gorge en poussant des grognements. On fut obligé de l'attacher ; et le lendemain il fut reconnu fou. Comme il avait des accès furieux, on l'envoya dans un établissement de France, où il mourut moins d'un an après.

On ne reçut la dépêche que le lendemain : le matin même, Mme Desrocher avait été trouvée morte au lit, dans une attitude de lutte, avec des marques au cou.


4
Le Carnet de Mme des Cypres

Athénaïs-Hélène Tremblay, fille du Président Tremblay, baron du Cerne, et d'Éléonore de Coucy-Saint-Quentin, épousa, en 1691, Louis-Gabriel, marquis des Cypres, veuf de Marie-Hélène de Pompadour, la dernière fille de cette puissante maison.
Les fragments qui suivent étaient destinés à des Mémoires intimes, auxquels Mme de la Suze fait allusion dans une de ses lettres à Fontenelle. Mais la confidence en était trop vive pour qu'ils fussent de longtemps publiés, outre qu'ils sont apocryphes, sans doute, autant que Mémoires au monde.

La mode est passé de porter fontanges comme d'écrire son portrait. Aussi de moi ne dirai-je rien, sinon que je suis grande, honnêtement faite, non sans cambrure. Les deux dents du devant un peu écartées, et, pour finir, des yeux jaunes furieux tour à tour ou caressants, comme on en voit à ces chiennes qui aboient les carrosses à la porte des villages.

Mon mari, qui était plus galant sous le linge que ses airs de soudard ne laissaient croire, me disait parfois, et à pleines mains « C'est incroyable qu'avec tout cela on ne puisse pas vous tirer un enfant ! »

Que j'eusse préféré le devoir à mon cher d'Armentières, presque aussi  beau que ce beau Maréchal dont il était bâtard, et, certes, plus raffiné. Non qu'il ne fût de lettres médiocres et fort inégal d'esprit, comme il l'avouait lui-même, mais d'un goût exquis en tout ce qui est de vivre, qui brillait dans sa toilette, le détail de sa cuisine ou de ses équipages, comme à l'ordonnance d'une fête. Aussi apportait-il à ces choses, comme d'ailleurs à aimer, un air d'indolence et de laisser aller, qui les parait d'un naturel incomparable.

Ce n'est point qu'il y mît du calcul ni de la complication. On sait comment il répondit à l'abbé de Fontenelle le frère, qui lui demandait un jour comment il avait eu Mme de N..., une des plus difficiles de la cour, et jusque-là qu'elle prétendait avoir fait danser devant l'arche Monseigneur lui-même :

— Quoi donc, répondit-il, nous étions seuls, je lui levai ses jupes.

Je le connus pourtant à mon égard d'une moins soudaine entreprise. La première fois que je le rencontrai, ce fut dans ce cimetière de Passy, où tout le monde courait voir de certaines fissures qui s'étaient ouvertes dans le sol, ce qu'on voulait faire passer pour sorcellerie. Nous y fûmes donc, Mme de la S... et moi ; mais le grand feu de curiosité était déjà tombé, en sorte que nous n'y vîmes que peu de gens, et le chevalier, justement, que Mme de la S... me présenta.

Il était vêtu du meilleur goût, sans profusion de rubans ni de dentelle, mais d'une exquise galanterie. Lui-même avait un de ces visages qui intéressent, le teint pâle plutôt que beau, les yeux les plus sombres, les plus vifs. Il me donna la main pour me guider à travers les tombes, et avec tant de noblesse que je ne me pouvais lasser d'admirer combien il avait bel air.

Comme ce lieu est plein de cyprès, il y en avait l'odeur autour de nous, qui est singulière et donne mal de cœur. Il s'y mêlait le parfum de ces roses languissantes qui persistent dans les frimas, et par là-dessus une odeur de cercueils peut-être : du moins je le crus, et que lui avec ses grandes narines palpi­tantes le respirait voluptueusement. Même il me dit :

— Je ne sais jamais si cela me donne plus envie d'être aimé ou d'être mort.

La S... par derrière me pinça, en murmurant comme je ne sais quel héros de comédie :

— Tu pleures, je pense.

Le fait est que j'avais envie de rire, et l'eus souvent depuis ; car c'est de ces choses surtout qu'il disait, qui n'ont point de sens, qui y prétendent, au plus raffiné même, et choquent je ne sais quoi au fond de nous.

Nous retombâmes dans le silence, et l'on n'entendit plus que nos pas sur le sol que le gel rendait sonore. Il nous expliqua toutefois avec sobriété, quand nous fûmes au but, que ces abîmes étaient une chose toute naturelle, et l'odeur infernale un peu de soufre, comme on en voit entrouvrir la terre, au royaume de Naples, prendre feu même.

En revenant, nous rencontrâmes ce cousin de Mme Sandwich, dont la famille a été exilée d'Angleterre pour avoir servi  l'usurpateur Cromwell ; ce Mortebelle ou Mortibel qui est si laid et si noir, mais avec tant d'esprit que son visage et ses yeux sont comme reluisants de malice : au demeurant, qui passe pour une espèce de chien. Nous les fîmes monter tous deux dans notre carrosse, et lui, qui était au-devant de moi, prit aussitôt à toutes mains des privautés telles et si en avant que, sans être prude, je le dus avertir de cesser, d'abord avec les yeux, enfin par un coup de pied sur l'os de la jambe, qui lui faillit arracher un cri, et sans doute lui fit comprendre que toutes petites oies ne se laissent plumer sans crier. Je vis à ses regards qu'il se jurait la vengeance ; et aussi bien, a-t-il tenu parole.

Mais qui m'eût dit alors que de deux hommes seulement qui m'auraient, ce serait justement ces deux hommes-là, et qui me feraient souffrir le pire : l'un pour contenter sa colère, sa jalousie, tout son ennui qu'il fût si laid et moi si belle ; l'autre — je n'ai jamais bien su pourquoi.

Je ne pouvais non plus m'empêcher, tandis que nous roulions dans le faubourg, de comparer Mortebelle, petit, noir, mais plein d'énergie, semblait-il, à un grain de musc. Au lieu que le chevalier, on eût dit de quelque belle fraise, succulente plutôt que savoureuse, mais qu'on désire pour la fraîcheur de sa substance.

Ah ! les sanglantes petites fraises du Cerne, consumées et nourries de soleil, que, le matin, m'apportait cette grasse, joyeuse Alise, ma sœur de lait, qui m'aimait tant, à sa manière. Tandis que je les faisais cracher dans la crème leur parfum avec leur sang, cette folle, sous couleur de hâter mon lever, s'entêtait à me découvrir, si indiscrète enfin qu'il la fallait menacer tout de bon pour lui faire abandonner la partie. Alors, elle se rejetait sur la fenêtre, qu'elle ouvrait malgré mes cris, et s'en allait avec de grands éclats de rire que j'entendais décroître dans la spirale de l'escalier. Cependant le vent, comme il y en a toujours sur ce plateau du Cerne, surtout au comble où je perchais, faisait battre le volet qui, tour à tour, laissant voir ou voilant le soleil, tachait ma chambre d'une ombre et d'une lumière alternées.

Que tout cela est loin. Mais pour en revenir à d'Armentières, et au long temps qu'il mit à se déclarer, il a toujours soutenu que c'était de m'aimer trop qui l'avait rendu timide. Cela le prit enfin de se faire entendre à Beausemblay, un mois d'août. L'après-midi était si chaude que par-dessous une robe de chambre bien mince que je portais, on pouvait aisément deviner avec les yeux qu'il n'y avait tout de suite que moi toute nue. Tout d'un coup ce timide redevint cynique, comme il arrive, se mit à faire mille équivoques et un badinage grossier sur des choses que nous avons le plus l'habitude de tenir couvertes.

— Pourquoi, lui dis-je enfin, ne pas me dire tout simplement que vous m'aimez ?

Il sembla tomber dans le doute, mais je ne l'y laissai pas longtemps ; et s'il est mal à moi de lui avoir accordé si vite ce dont la pudeur la plus ordinaire nous fait un devoir de suspendre l'abandon autant qu'il nous est possible, c'est plus mal encore sans doute de l'avouer aussi simplement. Car c'est une opinion constante que la tendresse de cœur fait le principal et la moelle même de l'amour. Aussi n'y voudrais-je point contredire, non plus qu'à tous les serments dont le chevalier m'assura que c'était mon âme, et l'Idée même de ma beauté qu'il adorait en moi. Et certes il ne faut point médire de la tendresse platonique. Une main mollement pressée, le brillant d'un regard que semble rehausser encore la douceur du pay­sage, l'automne qu'on regarde à deux derrière les vitres s'appesantir avec les feuilles blessées ; et ce bois encore où l'on entendait retentir, à travers la pluie lente sur les branches, la corne des chasseurs, tandis que, me tenant embrassée, il
guidait mes pas sur un sol spongieux ; je sais que tout cela ne me saurait sortir de la mémoire qu'avec le souvenir même d'exister.

Mais les images les plus tendres du monde ne voilent pas d'autres instants plus vifs ; et il n'est si galant habit qu'on n'ait plaisir à le voir répandu sur le sol avec quelque autre linge, cependant qu'un homme vigoureux, et réduit pour attraits à ce que la seule nature lui en accorda, vous presse de toutes parts.

Trop heureuse sans doute si, à devenir familier, il était toujours demeuré caressant et n'eût jamais levé sur moi une main dont alors même je ne savais qu'admirer la force et la blancheur. L'avouerai-je, je ne fus pas longtemps sans ressentir combien ces violences étaient en quelque sorte salutaires à l'expression de son amour ; d'où je commençai à me mettre parfois dans le cas d'être battue ; et, encore que j'éprouvasse quelque honte à des traitements qui n'al­laient pas sans indiscrétion, les plaisirs dont la suite nous en comblait tous deux, faillirent, à plusieurs fois, me faire partager cet étrange sentiment des femmes russes, dont on veut qu'elles se réjouissent en même temps (je rougis à l'écrire) d'être traitées comme si elles portaient encore jupes courtes, et comme si elles en étaient néanmoins du tout privées.

Et trop heureuse encore si les pires avilissements avaient pour toujours enchaîné mon cher d'Armentières. Ah ! pour­quoi fallait-il qu'il me quittât, et pour ma meilleure amie, pour cette même Mme de la S... qui avait assisté, pour ainsi dire, à nos premiers embrassements, et que j'en avais vue déjà toute frémissante d'un désir contenu.

Ils s'aimèrent ; bientôt je le sentis à mille signes. Armentières absent, tout ne lui était plus qu'ennui, et chaque instant d'une durée interminable, « long, disait-elle, comme un jour sans peine ». Apparaissait-il, tous deux couraient l'un vers l'autre comme pour s'annoncer les plus graves nouvelles. Mais déjà ils ne savaient plus que se dire ; immobiles et l'air contraint, ils s'embarrassaient en de vaines paroles ; je ne devinais plus le sens caché de ces tremblantes voix qu'à l'amour qui leur criait par les yeux. Et jamais elle ne fut plus désirable que timide ainsi et vaincue, avec son pâle visage, et ces paupières basses qui battaient comme, sous la main, la gorge d'un oiseau captif.

N'aurais-je pas deviné leur trahison que les châtiments me l'auraient appris qu'il s'était mis tout de suite à lui infliger, — jusque dans la chambre à côté où le bruit éclatant de sa chair humiliée, et tous les pardons qu'elle implorait, ne m'en avaient laissé ignorer quoi que ce fût, et, entre autres choses, que ces traitements que je regrettais ne lui faisaient à elle aucun plaisir.

Au moins trouva-t-elle dans cette liaison de quoi satisfaire un goût étrange qu'elle avait de la tristesse.

Cet amour des larmes était chez elle naturel et vif. Quand elle se fit catholique, par crainte, disait-on, de se trouver dans le même paradis que son huguenot de mari, on dut lui réap­prendre tout son catéchisme, dont elle savait moins qu'un enfant ; et  à l'idée des saints et de l'éternité bienheureuse : 

— Hélas ! dit-elle, et ne pleurent-ils donc jamais ?

Et elle disait encore, à propos des larmes, que la vie en doit être assaisonnée ; comme ces bonnes huîtres, où il reste un peu d'eau de la mer.

Pour en revenir à d'Armentières, elle ne tarda pas à ressentir combien il était facile à se détacher. Une nuit qu'ils étaient tous deux près de s'abimer en un mutuel abandon : « Vous me faites mal ! » dit-elle. Lui de s'excuser, de s'interrompre : « Ah ! s'écria cette femme belle et sensible, voilà que vous redevenez honnête, chevalier : vous ne m'aimez plus. »

Il lui fallut bien en passer par là, elle aussi, pardonner, comme j'avais fait ; et, peut-être le pardon n'est-il que la plus belle figure de la vengeance. Ils m'en auraient fourni une plus douce, si j'en avais eu le goût, quand je les vis jour par jour, se déprendre sous mes yeux, dans ce Beausemblay où j'avais cru naguère aux serments du perfide.

Ils troublaient aujourd'hui de leur querelle les mêmes appartements où j'avais goûté tant de fois à ses lèvres et rêvé près de lui ; ce salon, surtout, à rez-de-chaussée, d'où l'on découvre, à travers les branches, un étang ridé par des cygnes. Ma belle-fille, Hélène des Cypres, pleine de caprices singuliers, les ornait de noeuds et de pompons jaunes, mais un tout noir, qu'elle appelait Alceste, de vert ; et puis les regardait ensuite en extase, durant des heures. Un jour elle en tua un, pour l'entendre chanter, ce dont le pauvre animal, paraît-il, ne voulut rien faire. Elle approchait alors de ses quatorze ans, déjà femme, et donnait force tablature à son père qui, s'en aurai aurait voulu décharger sur moi. Je refusai toujours craignant que le mauvais vouloir qu'on porte malgré soi aux premiers enfants de son mari ne me fît un plaisir de son châtiment. Je n'en dirai pas plus long sur cette étrange personne, sinon qu'à la mort de M. des Cypres je m'empressai de la marier. Ce fut à un de mes cousins Tremblay, ce marquis de Mary-Galande qui depuis s'est fait connaître aux armées. On connaît assez les goûts de sa femme, et cette réponse qu'il fit à M. de Louvois lui reprochant d'avoir amené Hélène dans un petit parti qu'il commandait du côté des Flandres : « Mais, Monseigneur, répétait ce bon gros Mary-Galande, puisqu'il n'y avait pas de vivandière ! »

L'abandon du chevalier ne m'avait pas tellement abattue qu'il n'y eût encore prise chez moi à quelque consolation. Ce fut cet étrange singe de Mortibel qui en eut l'honneur ; et je vis bientôt que j'étais tombée de Charybde en Scylla ; car celui-ci, à défaut d'user des coups, apportait à sa cruauté de bien autres raffinements, prétendant qu'il fallait créer de l'épouvante chez la femme au moment de l'amour, et qu'elle en devenait mille fois plus désirable à éprouver ainsi une émotion si vive, et que lui-même ne savait plus ressentir. Aussi s'ingéniait-il à me causer les plus grandes terreurs, et qui toutes n'étaient point sans causes ; persuadée qu'il m'a­vait, par je ne sais quel sortilège, de l'accompagner dans un voyage qu'il fit à travers l'Europe.Il y parut uniquement occupé, par tous les risques où il nous jeta, à me rendre folle de peur : l'excès de sa joie alors le transfigurait, c'était une bête prodigieuse qui se jetait sur moi, ou plutôt la foudre ; et je ne sais quelle incomparable joie qui me pénétrait, pareille à la lumière, pour me laisser enfin dans un néant où je mépri­sais la mort.....................

Cette pauvre la S..., quand le chevalier enfin la quitta, fut moins habile à se reprendre. Heureuse, je l'avais vue déjà plier son amour comme une fleur sous le poids d'une abeille. Abandonné, elle ne fit que languir, et il nous fallut bientôt en désespérer. Ce fut M. de Fontenelle, le frère, qui la confessa. Comme il essayait de la consoler à son lit de mort, il lui échappa de dire, en réponse à quelques plaintes :

— Quoi, la vie ne vous a-t-elle pas été légère ?

— Oui, dit-elle, légère comme de la cendre, Et peu après mourut.


5
Le Cri dans la nuit

De Hué pour aller à Tourane au lieu du chemin de fer, si l'on aime mieux s'en tenir à l'antique route du col des Nuages, on loue un de ces sampans au ventre noir qui, toute la nuit, languissamment, vous bercent aux chants des mariniers.

Hubert et Christiane ayant emprunté, par surcroît, la « fumerie » d'un ami de Hué, sous l'étroit dôme de paille, tout plein d'un perfide parfum, les heures leur furent aussi légères que ces nuées blanches d'un jour d'août, dont on voit courir sur la prairie les ombres. Car si tous deux s'aimaient d'ordi­naire, cela devenait, à travers le prisme de l'opium, une bien autre ivresse, et comme s'ils se fussent, elle et lui, découvert, sous le masque, on ne sait quel nouveau visage, mystérieux et charmant. Et Christiane, alors, se croyait un cœur sincère.

C'est ainsi que, se rendant à Changhaï — où Hubert devait la rejoindre, au retour d'une mission en Corée — elle avait, après New-York, San-Francisco, Honolulu, traversé le Japon. Elle y fut, une nuit, jetée hors de son lit par un tremblement de terre et crut sa dernière heure arrivée. Le lende­main, elle écrivait à deux ou trois amis, dont chacun lui était plus cher que tout le reste du monde, que, se voyant mourir, elle n'avait pensé qu'à deux personnes : elle-même et lui. Elle en avait également assuré — un peu avant le jour — ce Rimsky, dont le nom seul était pour Hubert comme un coup de couteau.

Ah ! s'il avait su que ce moscovite sinueux avait été son compagnon de voyage depuis San-Francisco jusqu'à Changhaï, où seulement il l'avait quittée pour aller prendre le transsibérien ! A Paris, déjà, il les avait brouillés pour plusieurs mois. Et puis, Hubert s'était laissé persuader que ce n'était là que coup de tête, coquetterie, un flirt quelque peu poussé, mais qu'on lui sacrifiait. De fait, Rimsky avait dû, à l'époque de ce sacrifice, regagner pour quelque temps la Russie, où Hubert le croyait retenu par son service politique. Christiane, on l'a vu, était tenue mieux au courant ; et si elle avait jadis, avec tant d'ardeur, juré de ne pas revoir son Russe, c'est d'abord qu'elle tenait à Hubert, et aussi parce que « les ser­ments, comme elle disait, n'engagent que l'heure ». Peut-être, par tout cela, jugera-t-on que Christiane n'avait pas une très jolie couleur d'âme. Peut-être — mais elle avait des cheveux d'or, et dans les yeux, une flamme aussi pure, aussi glorieuse qu'un rayon de soleil qui perce la verte fontaine.

Ils étaient clos à présent, ces yeux, et leur double men­songe. Christiane dormait, depuis sa septième pipe, comme un enfant. Elle dormait encore quand les sampans, au grand jour, entrèrent dans la rivière de Cauaille, dont les eaux noires sont peuplées de petites tortues, qui nagent ou se reposent en compagnie sur la haute racine des palétuviers...............

Après avoir voyagé tout le jour en chaises à porteurs à travers un paysage tournant, tout à tour bizarre ou magnifique, ils atteignirent vers le soir les dernières crêtes de la montagne. Hubert, qui connaissait la route et le « tram » prochain, où les attendait un repas, proposa à Christiane de marcher un peu, pour goûter mieux à deux la douceur de l'heure. Elle accepta ; et lui prit dans le palanquin sa Winchester, qu'il mit en ban­doullière. Les porteurs, laissés libres de prendre de l'avance, et que des jappements de tigre, à deux ou trois reprises, avaient défavorablement émus, gagnèrent au pied, sans se faire prier davantage. En haut de la côte, leur troupe agile se découpa un instant, tout en noir, sur la nacre du couchant, où pendaient encore, du côté de la lointaine France, quelques lambeaux d'une pourpre assourdie.

La nuit, cependant, était tout à fait tombée : une nuit criarde, bruissante d'insectes, d'oiseaux, de bêtes inconnues. Dans le lit desséché, mais frais encore, des cascades, c'était un sifflement innombrable, et mille lucioles menant dans l'air leur danse lumineuse.

— Comme on se sent plus apte, dit Christiane, à goûter après l'opium le charme des choses. C'est que ce bénarès du sampan ne s'est pas encore dissipé de ma cervelle...

— J'espère, interrompit Hubert, que vous n'y avez pas oublié votre cher petit laque aux fleurs de kiri : le blason de Taïko ?

— Ah ! la boîte de Rimsky ! fit la jeune femme (à qui ce Russe l'avait, en effet, offerte au Japon).

A peine ces mots avaient-ils eu le temps de se dissiper, que Christiane aurait donné un morceau de sa vie pour les repren­dre. Elle regarda Hubert à la dérobée : sa pâleur éclatait dans la nuit.

Et, sur cette route déserte d'Orient, ce fut la scène de jalousie, la dégradante scène qu'ils s'étaient déjà jouée si souvent : les mensonges orgueilleux de la femme, les repro­ches de l'homme, ses insultes, ses menaces. Une injure dernière cingla Christiane.

— Eh bien ! non ! cria-t-elle enfin. Comme brutes, J'aime mieux les coulieschais. Adieu.

Déjà elle courait en avant, sa jupe dans la main, et lui la suivait du regard sur la route, quand ce qu'il vit lui arrêta le cœur.

C'était à mi-chemin de la crête, un rocher en surplomb, couronné d'un arbre chauve dont une grosse branche débor­dait la route, avec une masse là-dessus ramassée, mais dis­tincte sur la pâleur de l'ouest, quelque chose qu'il avait ren­contré déjà. Et il lui sembla qu'aux abords de cet arbre tous les insectes s'étaient tus, toutes les lucioles éteintes, comme si le seigneur de la forêt n'avait eu qu'à paraître pour évoquer autour de lui un cercle royal de nuit et de silence.

Mais quoi, songea-t-il dans un éclair, je n'ai qu'à rappeler Christiane. L'autre ne quittera pas l'affût pour la pour­suivre. Et dans ce cas j'ai ma carabine.

En même temps il l'armait, avant de crier « le tigre », lorsque Christiane, qui était à cinq ou six pas de lui, et à une douzaine de la bête, se retourna. La lune éclairait son beau visage, où Hubert pensa lire encore une défiante ironie. Peut-être de son côté, distingua-t-elle, sur sa face, une menace suprême.

— Oui, répéta-t-elle alors d'une voix profonde, oui : Rimsky !

De nouveau il se tut. Elle se reprit à courir. Le tigre n'était plus qu'à six pas. Hubert se taisait toujours. A trois pas... à deux pas.

— Christ...
Hubert avait bondi en avant, et sa voix s'étrangla dans sa gorge, — tandis que la chose noire se laissait tomber comme un fruit monstrueux. Il ne vit plus sur le chemin qu'une masse confuse, emmêlée, qui, soudain détendue, rebondit dans la brousse. Et alors un cri rententit : un cri inhumain, d'une affreuse longueur, qui était tout l'angoisse, l'agonie, et des ongles déchirant déjà cette beauté précieuse, pour qui tant d'hommes avaient souffert...........

Quelquefois Hubert est arraché de son sommeil par un cri. Il se réveille en sursaut, les yeux grand ouverts. De toute son âme il interroge la nuit : il écoute l'ombre. Et il n'entend que le noir silence, implacable.


[Suite]

(texte non relu après saisie - 21.VII.08)

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