Jean Tousseul
(1890-1944)

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La Cellule 158
(1924)


C'était encore plus laid qu'une caserne. plus froid, plus morne, d'une irrégularité plus implacable, d'une immensité plus encombrante. Cela outrageait la campagne environnante. salissait l'azur du ciel, por­tait un défi au bon air libre, à l'espace verdoyant, peuplé de chants d'oiseaux.
Georges EEKHOUD.


Nicolas Planquet acheva sa lessive. Depuis dix jours, il avait un gros rhume et chaque matin il mouillait deux de ses mouchoirs de poche et les mettait sécher pendant la journée sur les tuyaux à eau chaude. Il se trouvait là depuis six mois. La cellule 158 était devenue sa maison, les quatre murs gris son horizon et il userait ses pan­toufles de drap en faisant cinq pas de la porte à la quatre centième partie du pignon circulaire dont les fenestrelles mates donnaient sur les préaux. Car il avait été décidé qu'il achèverait sa peine ici. Il lui restait cinq cent quarante-sept jours à purger.

Il avait tué au cours d'une rixe un soir de « pardon ». Il avait bu, et dans la mêlée, terrassé sous le nombre, il avait donné si mal son coup de couteau que l'homme en mourut. Lorsqu'il y songeait, six mois après, il en était encore hébété, comme d'un cataclysme qui avait partagé sa vie, bien que la cellule l'eût transformé : le passé seul restait clair jusqu'à ce geste. Mais la détention préventive pendant laquelle le petit cordonnier vécut en attendant une peine sans fin, la mort de sa mère — morte de honte, lui avait-on dit —, l'anonymat où on le tenait ici, les chansons du village qu'il fredonnait en battant la semelle, la partie de cartes du samedi avec le chantre, un pensionné de l'État et l'échevin, le ge­nièvre du pays, les couchers de soleil derrière la drève, le souvenir brûlant d'une amante perdue, les mensonges injurieux de l'avocat de la victime et surtout le geôlier de la troisième section qui le frappait chaque semaine, tout cela avait fait de Nicolas Planquet un être servile et sournois dont la main et les yeux resteraient froids à jamais.

Lorsque l'adjudant lui demanda de travailler, il refusa d'abord. Les uns fabriquaient des sachets en papier, d'autres des sacs, d'autres encore nettoyaient du café ou du tabac, les uns s'occupaient de menuiserie, il y avait un forgeron, et on voulait de lui, puisqu'il était docile et plutôt timide, qu'il s'occupât à réparer les piteuses chaussures des « fatigues » et des détenus. L'espoir de pouvoir fumer un peu en cellule et aussi le désir fiévreux de ravoir un marteau, des clous, un tranchet, de la poix, du cuir, et de battre la semelle, et de s'essayer à chanter des airs qu’accompagnaient autrefois le travail joyeux, le tabac et l'odeur du cuir et de la poix le décidèrent.

Il revécut vraiment pendant plusieurs jours, puis l'abat­tement le reprit le soir où le geôlier de la troisième section vint lui défendre de chanter. Le rythme de son travail en fut dérangé : ce travail sortait moins bien fait par le guichet. Nicolas Planquet ne murmurait plus :

Ne parle pas, Rose, je t’en supplie,
Car me trahir serait un grand péché...

Sa gorge se serrait parfois et, un jour, un « major » l'avait surpris le menton appuyé sur le bord de sa petite table, le regard perdu par-delà les murs épais de la cellule et de l'enceinte, par-delà la ville et les usines.

*
* *

Or donc, ce matin-là, le petit cordonnier étala ses mouchoirs de, poche sur les tuyaux à eau chaude. Ayant passé une mauvaise nuit, ayant fait des rêves d'homme qui vit au dehors, il n'avait pas le cœur à l'ouvrage.

L'espion grinça, un œil se colla à la lunette, puis la porte s'ouvrit lourdement. C'était le geôlier de la troi­sième section avec sa tête déplaisante de bovidé sans cornes et ses sourcils roux toujours mobiles.

— Tu ne travailles pas ? demanda-t-il en jouant avec sa grosse clef et en inventoriant la cellule par habitude. Nicolas Planquet ne répondit pas.

— Crois-tu qu'on va te nourrir à ne rien faire ici, fainéant ?

Le petit homme blêmit sous l'injure.

— Tu n'auras pas ta soupe à midi. Ah ! tu lessives au lieu de faire ta besogne. Monsieur s'amuse... Pas de soupe, fainéant... Et il donna un coup de matraque sur l'oreille gauche du prisonnier.

Nicolas Planquet avait saisi sournoisement son tran­chet, l'enfonçait dans le ventre du visiteur, le relevait en taillant dans l'étoffe et la chair, regardait enfin le geôlier hébété qui, le souffle oppressé, le menton relevé, les dents serrées, les narines palpitantes, avait dit : « Oh ! » et laissé tomber sa clef. Le blessé pressa son ventre dégouttant de sang comme pour en retenir les entrailles, recula en s'appuyant au lavabo de zinc, ouvrit la porte avec son coude et disparut. Le cordonnier avait clos machinalement l'huis derrière l'homme.

Puis, des hurlements emplirent le cellulaire sonore. Les boyaux étaient sortis comme d'une vaste hernie, mais déchirés et salis. Le sang coulait en un long filet du balcon du deuxième étage jusqu'au couloir central. Et les geôliers accoururent. Le blessé s'était tu.

*
* *

L'espion avait grincé et le guichet s'ouvrit. Nicolas Planquet s'était ressaisi, il brandit son tranchet et cria : « Je coupe la gorge au premier qui entre ! »

Il entendit qu'on parlait de le tuer, mais la voix basse de l'adjudant arriva jusqu'à lui : « Il nous le faut vivant ». On referma le guichet et, durant une demi-heure, son arme terrible au poing, il écouta les allées et venues et les conversations indistinctes du balcon. L'heure de la soupe était là : on ne s'occupa guère de lui. Il s'assit sur sa chaise les yeux tendus vers le guichet. Celui-ci s'ouvrit sur le vide du cellulaire et une voix inconnue l'interpella : « Planquet, rendez-vous ! »

Il cria de nouveau « Je coupe la gorge au premier qui entre ! »

Il passa, l'après-midi à l'affût des éclairs de l'espion. La faim lui creusait l'estomac : il mâcha un filet de cuir. Il comprit qu'on allait le laisser mourir de faim. Il resta prostré sur sa chaise jusqu'au soir. L'obscurité lui fit peur, il marcha, l'oreille an guet, sans trop penser, mur­murant les airs du pays.

Le guichet s'ouvrit de nouveau et la voix de l'adjudant résonna dans le cellulaire.

— Planquet, rendez-vous !

Il scanda ses mots « Je coupe la gorge au premier qui entre ! »

Le major reprit par le trou lumineux : « Rends-toi, ou je t'abats comme un chien ! »

Le prisonnier ricana. Le guichet claqua et Planquet marcha dans l'obscurité. Sa main était endolorie d'avoir serré la lame d'acier. Il s'assit, l'ouïe toujours en éveil. La faim lui serrait la tête, il avait comme des rêves, puis il se redressait. Il lâcha le tranchet qui sonna sur le pavé. Il poussa un cri et chercha fiévreusement l'arme dans le noir. Il se remit à marcher pendant des heures.

Le lendemain, le siège de la cellule recommença. Aux sommations, Planquet crachait par le guichet, il ne pre­nait plus la peine de répondre. Il avait soif : il ne restait plus rien ni dans le broc ni dans la gamelle. Par l'espion, l'adjudant le surprit peu avant midi, assis sur le seau, satisfaisant ses besoins, le tranchet à la portée de sa main. L'heure de la soupe vint : on ouvrit le guichet et la fumée odorante emplit sa cellule. Il faillit vomir de faim.

Il eut la fièvre. Il rêva à haute voix : il était au vil­lage, mangeant du pain blanc et un lapin aux pruneaux et buvant de la bière blonde et mousseuse. Il engageait des conversations avec les gens de chez lui, faisant les questions et les réponses :

— Comment allez-vous, Planquet ? — Mais, très bien,  comme vous voyez. La vache du chantre a vêlé. — C'est vous, m'man ? — Vous laverez mon foulard, car il fera bien froid demain. — Des souliers achevés, Monsieur le Curé ! — C'est très bien, Planquet. Voulez-vous une prise? — Une soupe aux oignons... et là-dessus (et il se mit à rire bruyamment) une bonne grande goutte, une bonne grande goutte. Là !

Il faisait des gestes, serrait ses mains, rajustait sa blouse, puis il se remit à la besogne.

Le guichet ouvert :

— Planquet, rendez-vous !

Il lança son marteau qui passa par l'ouverture et qui, dans sa chute, éveilla tous les échos du cellulaire. L'homme hurla son rire de dément par le trou qui se referma.

Il mâchait un bout de lanière, mais il n'avait plus de salive. Il avait soif, soif ! et la luette au fond du palais lui faisait mal, comme si elle eût été une bille de fer. Il souffla la languette de cuir. Puis il écouta. On travaillait à la porte, mystérieusement. Il essaya de chanter pour se rassurer : sa langue ne bougeait plus. Il eut des rêves encore : il mangeait des moules et des tartines et il buvait le brouet :

— C'est vous, Mariol J'arrive tard... Mais ça sera bon, ça sera bon...

Et soudain le guichet s'ouvrit et Planquet reçut un jet d'eau en pleine face. Il ne resta étourdi que quelques secondes, jusqu'à la deuxième aspersion qu'il essaya de recueillir dans ses mains. Il réussit à la troisième et il but dans ses paumes serrées. Le jet ne discontinuait plus, il se sauva, mais l'eau le poursuivait et il grelotta bien­tôt. Une lampe, comme un fanal, cherchait sa silhouette traquée dans les quatre coins de la cellule. Il renversa son lit-table et s'abrita derrière le maigre matelas. La lumière le découvrit et l'eau vint retomber sur ses épau­les. Il ouvrit le lit-table et s'accroupit sous le meuble. Le jet vint se heurter inutilement à la paillasse : il était sauvé. La clef grinça dans la serrure, il fut debout, l'arme à la main, et il reçut stoïquement la douche.

Il eut un éclair de lucidité : il empoigna son matelas, et le colla contre le guichet. Il jouit ainsi d'une minute anxieuse de répit, puis il sentit une poussée, un fer déchi­rait la paillasse, et il la lâcha pour reprendre sa lame. Implacablement le jet le harcela, toujours à la tête. L'eau lui montait aux chevilles : il crut qu'on voulait le noyer. Il se mit à hurler : le jet lui coupait la voix, ses cris ressemblaient à de sonores gargarismes.

Le jet s'arrêta.

— Planquet, rendez-vous !

Il cria des blasphèmes que l'eau étouffa. Tenant sa lame précautionneusement, comme paralysé d'un bras, il se mit nu jusqu'à la ceinture : ses vêtements lui don­naient froid ! La douche infernale lui martelait le front, les joues, les yeux, le crâne, la nuque. Il se mit à sauter, à se baisser, à se relever, il glissa et tomba sur un genou. La clef grinça dans la serrure, il était debout. L'eau montait — on avait bouché les fissures de la porte — et puis le jet le rendait fou. Il se protégea avec son esca­beau, mais l'eau vint pleuvoir sur sa tête et ses épaules.

— Planquet, rendez-vous !

— Cours enragé !

Il avait repris son morceau de cuir et il le mordillait dans une grimace de carnassier affamé. La lame lui brû­lait la paume de la main à présent. Ses bras n'en pou­vaient plus de tenir, l'un après l'autre, l'escabeau à hauteur de sa tête.

Le martyre de Planquet dura jusqu'à l'aube. Son crâne battait à grands coups et la main qui serrait le tranchet saignait. Il s'était accroupi sur la table, un genou proté­geant plus ou moins son visage. Il avait tout essayé dans l'obscurité. L'eau était à mi-hauteur de la cellule.

Le jeu diabolique du jet cessa. Le guichet se referma après une dernière sommation à laquelle il ne répondit pas. Il entendit qu'on distribuait le café et le pain : les guichets claquaient. Il ne pensait plus, il se sentait glisser dans l'eau et il rajustait de temps en temps ses membres raidis. Les prisonniers passaient pour se rendre à la chapelle.

Autour de l'homme tout flottait : une planche, le car­ton d'une boîte, un essuie-mains, le règlement qu'il avait décroché dans sa danse infernale, deux formes à chaus­sures, le chanvre, les chevilles, les lettres de son frère, le catéchisme que lui avait remis l'aumônier.

Les orgues jouaient dans la chapelle. Une dernière vision d'autrefois lui arracha des sanglots frénétiques et il se mit à soliloquer :

— Oui, maman, je suis le premier pour faire mes Pâques... Des souliers bien achevés... J'arrive tard, Marie.

Il riait, accroupi sur son lit-table; puis il ne bougea plus, ayant une peur subite de]'eau. L'espion remua. — « Là ! là ! » fit-il, et, des deux mains, il se coupa la gorge avec son tranchet.

La porte s'ouvrit, l'eau s'engouffra au dehors char­riant avec des glouglous tout ce qui flottait, mais les orgues arrivèrent cependant jusqu'au moribond saignant qui s'était écroulé sous sa petite table de cordonnier et sa gorge gargouilla deux mots que personne ne recueillit.

(texte non relu après saisie, 09.IX.12)

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