Paul Vautier
[Edouard Bourgine]
(1884-1928)

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En diligence
(Au Pays de Maupassant, nouvelles normandes - 1910.)


La portière ouverte, le père Masire monta le premier. C'était un homme de constitution robuste, à figure épanouie et rosée, à barbe blanche, jaunie sous le nez, aux petits yeux bleus mouillés comme ceux d'un chien. A voir son chapeau brun, de mode ancienne, sa jaquette grise bien brossée et sa cravate noire, on le supposait volontiers petit rentier, posé, pondéré. Ayant épousseté, avec son mouchoir à carreaux, un coin de la banquette de droite, mouchetée ainsi qu'une peau de jaguar, il s'y assit avec une grave lenteur, les deux mains sur sa canne.

Un ventre rebondi, majestueusement paré d'une chaîne d'or, entra dans la voiture, grâce à deux mains qui se cramponnaient de chaque côté de la portière ; l'homme, gros, mais petit, coiffé d'un haut de forme, écarlate de figure et grisonnant releva les pans de sa redingote et souffla longuement avant de s'asseoir. Ce dernier s'appelait Lelièvre.

Sa femme monta ensuite. Alerte et maigre, elle fut bientôt assise. Trois choux bruns s'épanouissaient sur le devant de sa coiffure et elle portait un corsage noir avec un tour de cou d'argent. Elle paraissait sévère, revêche.

Les deux hommes, l'oreille en l'air, écoutaient le fracas sourd des bagages sur l'impériale et contemplaient les souliers ferrés du conducteur qui montait à l'échelle appliquée au-dessus des vitres, un petit fût sur son épaule.

Lelièvre, alors, ôtant son gibus, cria par le vasistas :

- Eh ! veillez-y, à mon petit fût. Mettez-le sous la bâche... C'est ça... entendu !

Il se rassit lourdement et expliqua à Masire :

- C'est un petit fût que je porte à la noce de ma nièce. C'est du cidre, vous savez, à couper au couteau, du pur jus !

Et il cligna de l'oeil.

Sa femme le poussa du coude : « As-tu besoin de le dire ! » 

Lelièvre baissa le vasistas une seconde fois :

- Dites donc, cocher, dites donc, vous feriez peut-être bien de l'amarrer ou de le caler entre deux caisses, si vous en avez. Sa femme le tira par sa redingote : « Mais il le sait bien, voyons, tu le lui as déjà dit. »

- Surtout, insista Lelièvre, mettez-y la bâche !

Quand il se fut rassis, il se fit un silence.

La voiture tardait à partir, et, à la fin, la mère Lelièvre s'impatienta. Elle dit : « On s'ennuie, quand on espère ! »

Alors, toujours grave, Masire prit la parole :

- Nous irions à pied, j'estime que nous irions plus vite !

- A mon âge, objecta Lelièvre, on ne peut plus seulement mettre un pied devant l'autre. Dans le temps, quand j'étais jeune...

- Vous n'êtes pas vieux, vous, monsieur, interrompit Masire, j'estime que vous n'avez pas plus de cinquante-quatre ans.

- Puis cinq avec !

- Vous plaisantez ! Vous n'avez pas cinquante-neuf ans. Moi je suis de 44.

- Moi, je suis de 48.

- Eh bien ! c'est ça, vous êtes moins vieux que moi.

- Oui !... Celui qui est de 1830 est plus vieux que vous ?

- Bien entendu.

Ce dialogue s'arrêta là. Un chapeau de paille, à cerises et rubans de velours, qui coiffait une grande jeune fille à robe bleu ciel, se montra à la portière. Derrière elle, on entendait la mère qui disait : « Allons, monte, Catherine ; voyons, Léonce, aide ta sœur ! »

Cet ordre s'adressait à un jeune villageois, vêtu comme à la ville, mais dont un melon huileux écartait les oreilles. Une fois assis, il balança ses jambes sous la banquette, et comme sa mère lui demandait la main, il l'aida à monter. Elle paraissait être une riche fermière, à en juger par sa figure luisante de santé, ses bijoux et sa robe de soie violette. Une raie divisait ses cheveux lisses que surmontait un bonnet noir, surmonté lui-même d'un oiseau à bec jaune qui, les ailes ouvertes, avait l'air prêt à s'envoler.

Elle souffla et dit à sa fille qui humait un énorme bouquet de roses :

- Mon Dieu ! qu'il fait chaud !

Sa fille répondit : «  On étouffe ! »

- Oui, approuva Lelièvre ; enfin, c'est un bon temps. Faut pas se plaindre ! Madame est de la noce aussi, tout probable ?

- Mais oui, monsieur, fit la dame en s'inclinant, de la noce au fils Canu !

La mère Lelièvre dit d'un air froid :

- Nous y allons aussi, mais je ne vous connaissais pas.

- Vous êtes du côté de la mariée, peut-être ?

- Oui.

Alors, se penchant vers sa fille, la fermière lui dit : « Cette dame-là est du côté de la mariée ! »

L'ébranlement subit de la diligence partant d'Yvetot interrompit la conversation. Ce fut sur les pavés de la rue des Victoires un fracas de vitres s'entrechoquant et un continuel roulis. La fermière et sa fille envoyaient des salutations sans fin à des connaissances par la portière. Masire et Lelièvre regardaient de coin les deux chevaux trottant par petits sauts qui secouaient les grelots du collier pointu, et dont la croupière, en se soulevant, laissait voir une peau peluchée et meurtrie. Leurs longues têtes résignées se rapprochaient souvent par les naseaux qui fumaient déjà.

Quand on atteignit la grand'route, le fracas disparut. On put entendre alors Masire qui demandait :

- Vous êtes dans la culture, peut-être ?

- Non, répondit Lelièvre, dans l'épicerie.

- Le commerce ne va pas fort !

- Comment?

- Je dis que le commerce ne va pas fort! Ce n'était point comme ça, autrefois.

- Qui que vous dites ?

- Je dis qu'autrefois ce n'était point comme ça !

– Pardié !

Et le père Masire, pour se faire entendre mieux, se pencha vers Lelièvre, en tenant son chapeau sur l'oreille :

- Dans le temps, celui qui était rangé, pis économe, pouvait mettre de côté, sans se nuire, puis se retirer. Au jour d'aujourd'hui, comprenez-vous, les affaires sont malaisées, les besoins sont plus grands. J'estime... je vais plus loin, j'estime qu'on voyage plus qu'autrefois. Ce n'est plus la même chose !

Et il se recula sur la banquette.

- Oui, dit Lelièvre, et puis, autrefois, on buvait peut-être moins, je crois ; on s'entr'aidait mieux. A c't'heure, chacun ne vit que pour soi. Ça ne facilite point l's affaires. Je suis de votre avis !

Encouragé, Masire cria plus fort :

- Je vous le dis entre nous : j'avais un petit commerce de mercerie. J'ai vendu mon fonds à un nommé Poulain, que son père était perruquier à Louvetot, que son frère à lui s'était marié dans le moment d'une demoiselle ... d'une demoiselle ... Ah ! je n'ai plus ma mémoire de vingt ans ...Alors, très bien, je disais donc que je suis retiré depuis voilà bientôt dix ans. Eh bien ! monsieur, - et il ôta son chapeau, - je n'ai jamais rien demandé à personne !

Il se recouvrit bruyamment. Un coup de canne au plancher suivit.

Puis, s'étant recueilli un instant, Masire poursuivit sur un ton différent : « Vous, qui êtes dans l'épicerie, monsieur, vous n'êtes pas sans avoir entendu causer d'un petit objet que je vais vous montrer et qui vous intéressera, j'en suis certain... » Et tout en développant un paquet, il ajouta :

- C'est un nouveau modèle de chantepleure...

- Ce n'est pas la peine, fit Lelièvre, refroidi subitement.

- Voilà cinq ans que je représente la maison, mes clients en ont toujours eu pleine satisfaction. Tenez, monsieur, son prix est très doux..., malgré la hausse sur le bois... je...

La mère Lelièvre, qui épiait de l'œil Masire, répondit d'un ton rogue : « Je n'avons besoin de rien ! » comme elle eût dit à un mendiant : « On ne donne pas ! »

Dès lors, ne rencontrant plus que des visages hostiles et sentant le vent tourné contre lui, Masire renveloppa brusquement son échantillon, s'appuya sur sa canne, pinça les lèvres et ne dit plus mot. On l'observait avec méfiance.

Le jeune garçon ricanait en dessous ; Masire le regarda sévèrement.

Lelièvre fit alors des remarques vagues sur la température, en s'adressant aux dames. On examina la campagne qui défilait dans les vitres, comme une série de petits tableaux encadrés par les châssis vernis : chaumière avec une fumée bleue montant au travers des hêtres ; larges tapis de trèfles et de coquelicots mêlés, découpés par les vaches ; chemin fuyant entre des arbres bleutés que dominait le clocher d'Auzebosc. Par la portière, une carriole apparaissait tout à coup, qui, parfois, dépassait la diligence; mais quand celle-ci accélérait son allure, on voyait la carriole reparaître. Son cheval semblait reculer et les piétons marquer le pas.

Au delà des plaines se dressait l'église d'Yvetot, et, au bord d'un chemin herbu, en plein soleil, une vieille femme, qui tenait un panier à deux couvercles, faisait des signaux désespérés au conducteur avec son parapluie bleu. Non loin d'elle, à travers les blés, un paysan accourait.

La diligence s'arrêta.

La vieille ouvrit la portière et dit : « Excusez. »

- N'y a pas d'offense ! répondit la fermière, qui avait de l'usage. La vieille, poussant devant elle son panier, expliqua : « J'vas l'mâter d'bout... J'ons couru, l'temps d'm'appareiller, de v'ni... Queu chaleu ! Pis m'n homme qui n'vient point ! » Et se retournant sur le marchepied, elle cria, comme en plein champ : « Mouve-té, veyons, galope, qui qu' chest donc ? »

L'homme, qui portait une double blaude, la neuve en dessous, arriva tout en sueur et demanda, à bout de souffle : « Y a-t-i co eune p'tite plache ?

- Y a pus d'place pour té, fit la vieille ; juque-té sus le haut !

Mais Masire, qui, ayant perdu son prestige, se trouvait gêné dans la voiture, proposa :

- Tenez, ma brave femme, prenez ma place, je vais monter au premier ! » et, sans songer qu'il allait détruire tout l'effet de sa galanterie, il ajouta : « J'aime autant être à l'air, je vais fumer une pipe. »

Quand la portière fut refermée, Lelièvre déclara : « Hein Le voilà parti tout de même ! Vaut toujours mieux se méfier de ceux qu'on ne connaît point, j'ai appris ça dans mon métier ! »

- Personne ne te forçait de lui causer, repartit sa femme ; quand le monde vous déplaît, on ne lui cause point !

La fermière demanda : « Qui que c'est que cet homme-là? » Le paysan avança la tête et dit :

- Ça peut être, si je ne me trompe, un nommé Masire, qui n'a pé réussi dans l' temps, à ce qu'on m'a dit. Y passe quequ'fais par cheux nous. J'sais pé trop c' qui vend, mais je m'fie pé à leux inventions toujou pus belles que d'autres !

- A c'theu, dit la vieille, j'ai toujou sa place !

*
**

Sur l'impériale, Masire, sa pipe allumée, s'installa sur une caisse. Il dominait la campagne, ce qui l'amena à entretenir le conducteur indifférent du bon état des terres : « J'estime, lui disait-il, qu'il y a vingt-cinq ans, les fils de cultivateurs n'aban­donnaient pas leur village comme aujourd'hui », et il lui expliqua pourquoi.

Mais, à force de parler, il écumait comme les chevaux de la diligence. Ayant remis sa pipe dans sa poche, il épongea son front ruisselant de sueur. Il paraissait beaucoup souffrir. Il avait soif.

En découvrant la bâche pour se garantir les jambes du soleil, un petit fût frappa sa vue, le petit fût de cidre de Lelièvre.

- Tiens, ça tombe bien, se dit-il; une idée !

II examina la bonde et atteignit son couteau. Mais un scrupule l'arrêta.

- Bah ! après tout, songea Masire, ces gens-là n'auront que ce qu'ils méritent !

La poussière de la route lui desséchait le palais. La tentation était irrésistible.

Il recula donc le fût, le retourna, plaça l'ouverture à la hauteur de ses lèvres, tira la bonde. Elle partit si rapidement qu'un jet énorme jaillit qui aspergea la figure du maladroit, le désaltéra à loisir, mais l'aveugla tout à fait.

Le fût lui en tomba des mains. Vite il chercha à boucher le trou, d'abord avec son chapeau, ensuite avec les pans de sa jaquette et finalement avec la bonde.

Le cidre, jaune ruisselait autour des malles, comme dans un pressoir, formant de petites mares sur la bâche.

Masire dissimula du mieux qu'il put les traces de l'accident, jurant, s'accablant de malédictions, se démenant à tel point que le conducteur, qui somnolait, courbé sous la chaleur, se retourna surpris :

- Qué qu'vos faites ? dit-il.

Rien, répondit Masire, qui perdait une seconde fois son prestige, je... je poussais une caisse... Je n'étais pas assis comme il faut !...

*
**

A l'intérieur; la vieille paysanne, coiffée d'un mouchoir à carreaux bleus, ses mains rugueuses posées sur son panier, remarqua que des gouttes coulaient le long des vitres :

- Tiens, v'là qui pleut!

- Est pas possible ! fit le paysan, en se retournant, de ce beau temps-là ?

- J' te dis qui pleut, mé !

La mère Lelièvre dit à son tour : « Le temps est orageux, dà ! Le temps est débauché depuis deux jours. »

Et son mari : « Je le disais à ma femme ce matin : nous aurons de l'eau ; dès qu'il vient un peu de chaleur, c'est souvent ce qui arrive ; mais ça ne va pas durer. »

- Catherine, commanda la fermière, ouvre la croisée! Et la jeune fille tendit sa main au dehors.

- Ça tombe bien, dit-elle, et des grosses gouttes !

Alors, on soupira : « Ah ! écoutez, s'il fait ce temps-là pour la noce! »

- Un p'tieu d'iau n'ferait pas d'tort aux récoltes, exposa le paysan, et pis les mares sont sèques ; mais, pour mé, j'crais pas qui pleuve !

Il disait cela quand les gouttes, de larges gouttes suspendues un instant aux interstices du plafond, tombèrent une à une dans le cou des dames qui poussèrent des cris.

- Allons, bon! s'écria Lelièvre, ça, c'est trop fort ! Si on ne peut plus être à l'abri en voiture ! Si on paye sa place pour être arrosé ! Je vais porter plainte !

- Tenez, madame, dit la mère Lelièvre à sa voisine, guettez votre robe, pis votre corsage, mademoiselle...

- Puis mon chapeau tout mouillé ! Misère !

- Puis vos gants de peau !

- Dans quel état que vous allez être ! Votre crocheux ne voudra pas de vous !

- Mé, dit la vieille, j’vas toujou ouvri man parapluie!

La diligence s’arrêta près de la forge de Louvetot où stationnait une voiture semblable, allant vers Yvetot. Les conducteurs changèrent de siège, pour ne faire chacun que la moitié de la route, aller et retour, suivant l'usage. Une fois qu'ils se furent lancé leur fouet d'une voiture à l'autre, on s'en alla. Le paysan remarqua alors que sur la bâche poussiéreuse de la diligence qui s'éloignait, il n'y avait aucune trace de pluie. Le ciel semblait d'un bleu très pur ; d'ailleurs, les hirondelles volaient haut et la route n'était nullement mouillée.

- Qui qu'cha veut dire, cha ? s'écriait-il, mais qui qu'cha veut dire ?

Or, soudain, la mère Lelièvre poussa une exclamation.

- Oh ! I me vient une idée ! Ça ne serait t'y point notre fût?

Lelièvre, à ces mots, tressaillit :

- Comment, notre fût ? Notre fût qui coulerait, bouché comme il est ?

- Vous dites que vous avez un fût, demanda le paysan, un fût d'cidre, béhasard ? Eh bé, mâ’chez, l'homme qu'est au-dessus serait bé d'taille à l'vider. Il a toujou soif, c'ty-là !

Ce fut alors dans la voiture une révolte soudaine. On se levait, on se rasseyait, impuissant à faire quoi que ce soit, sauf à éviter les gouttes qui diminuaient peu à peu.

Lelièvre, lésé dans ses intérêts et se faisant l'interprète du courroux commun, frappa de grands coups de poing dans la vitre ; mais le conducteur, dont on ne voyait que les pieds, ne pouvait l'entendre.

- Ne casse pas les carreaux, lui recommanda sa femme, on te les ferait payer !

On se lamenta de plus belle, en songeant que c'était du cidre qui tachait les toilettes de noce.

Le jeune garçon, lui, riait de l'aventure, et quand des gouttes tombaient du plafond, il plaçait dessous le bouquet de roses, pour l'arroser.

On était arrivé à Maulévrier. La diligence s'arrêta comme d'habitude devant le débit.

Au conducteur qui se présentait à la portière, debout sur le marchepied, pour recevoir l'argent des voyageurs, Lelièvre ordonna :

- Dites donc à l'homme de l'impériale qui descende un peu ; besoin de lui parler.

- Ah ! mais, dit le conducteur, il est d'chendu... Ah ! bé, t'nez, le v'là justement là-bas, sur la route.

Lelièvre voulut courir après lui, mais sa corpulence lui refusant la souplesse indispensable en pareil cas, il se contenta de crier par le vasistas :

- Eh ! là-bas, t'as beau te sauver, je te rattraperai. Eh ! là-bas ! Eh!...

- Quitte-le, lui dit sa femme ; si tu crois qui t'entend !

- On te reverra, poursuivit Lelièvre, qui s'égosillait à menacer Masire de la police ; je porterai plainte !...

Sa femme répéta : « Quitte-le, voyons ! » Mais comme la fermière et sa fille descendaient, elle-même mit pied à terre, et de leurs voix aiguës les trois femmes s'épuisèrent à l'appeler :

- Faut-il aller vous chercher ; voulez-vous venir, manant que vous êtes, voulez-vous venir ?

- Vas-y, Léonce, dit la fermière.

Mais le jeune garçon dut courir après son chapeau qui roulait dans la poussière.

- J'irai devant le juge de paix, criait Lelièvre, exaspéré. Un fût entamé, tout de même !... Ivrogne... malhonnête !

Or, pas plus la menace du juge de paix que les insultes ne faisaient se retourner Masire qui, la canne à la main, paraissait jouir infiniment de la fraîcheur des bois, pour disparaître, sans se hâter, au tournant du chemin.

- Bé quoi, dit le conducteur, allez-vous remonter?

La bonne du cabaret était sortie, les poings sur les hanches, demandant : « Qui qu'y a, qui qu'y a donc avec çu fût ? »

Le paysan, durant cette scène, demeurait paisiblement assis dans la voiture. Il dit à la vieille :

- Assis-té, veyons, ne te mêle point d'cha, j'serons en r'tard à Caudebec pour la batelée !

Et le conducteur, ennuyé, dit : « Allez-vous me payer vos places, oui ou non ? Je ne m'occupe pas de vot' fût. I m'faut m' n'argent ! »

Chacun s'étant enfin rassis dans la voiture, il se fit un grand calme, plein de soupirs. On se pencha vers son voisin ou sa voisine pour sortir son argent de sa poche. Il était d'usage d'ajouter un pourboire pour le garçon, avec lequel il entrait au débit prendre un verre, toujours versé d'avance.

Mais la vieille, qui avait enveloppé son argent dans un coin de son mouchoir, en sortit vingt-cinq sous et dit au conducteur :

- Tenez, y a rien pour vous ! ça vous apprendra. V'là man parapluie tout perdu d' cidre à c'theu !

Le conducteur objecta : « J'en suis-ti l'auteur ? »

- Puis moi, ma robe !

- Puis moi, mon chapeau !

- J'en suis-ti l'auteur? Alors, vous ne donnez rien au garçon ?

- La mère Lelièvre répondit :

- Estimez-vous heureux qu'on vous paye nos places !

- Deux litres de cidre de perdus, au bas mot, renchérit Lelièvre. Allez-vous-en offrir un fût entamé ! Un cadeau de noce, encore ! Je porterai plainte !

- J'en suis-ti l'auteur, tout de même ! Puisque que j'viens de monter à Louvetot !

- No sait bien que de c'té chaleu-là, insinua le paysan, ça vos eût fait appaux de n'point bé un coup !

La bonne du débit, qui a entendu, murmura :

- Si c'est permis !... Venez-vous, voyons, votre verre vous attend.

Mais, rouge de colère, exaspéré, le conducteur claqua la portière, grimpa aussitôt sur son siège en maugréant, tellement furieux qu'il oublia de serrer les freins de la diligence qui descendit, ballottée comme une carriole, la longue côté de Maulévrier.



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