Emile Zola
(1840-1902)

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Louis Desprez

Je l’ai connu et je l’ai aimé (1).

C’était un pauvre être, mal poussé, déjeté, qu’une maladie des os de la hanche avait tenu dans un lit pendant toute sa jeunesse. Il marchait péniblement avec une béquille, il avait une de ces faces blêmes et torturées des damnés de la vie, sous une crinière de cheveux roux.

Mais dans ce corps chétif d’infirme, brûlait une foi ardente. Il croyait à la littérature, ce qui devient rare. Il avait le plus haut des courages, le courage intellectuel ; que d’hommes de grand talent sont des lâches dans l’ordre des idées ! C’était en le sentant brave et croyant que je m’étais mis à l’aimer. Fils d’un universitaire, il avait dû rompre avec sa famille, il vivait d’une petite rente, à l’écart ; et cet enfant de vingt et quelques années, si faible, rêvait les grandes luttes, s’exténuait au travail, déjà marqué pour le martyre.

Lorsqu’il eut publié Autour d’un Clocher et qu’on lui fit ce procès imbécile dont il allait mourir, je fus pris d’une pitié inquiète devant sa faiblesse. Il m’avait demandé mon avis, je le conjurai de plier l’échine, d’implorer la clémence par une attitude soumise. Mais il ne m’écouta point ; on se souvient peut-être qu’il voulut plaider lui-même son cas, réclamer à voix haute la liberté des Lettres, ce qui, naturellement lui valut un mois de prison. N’était-ce pas fatal ? La loi inepte (2) qu’on a votée pour empêcher le trafic malpropre d’une douzaine de polissons ne devait-elle pas égorger d’abord un pauvre enfant qui promettait un écrivain de race ? Toujours l’effroi de la liberté, cet effroi qui, un de ces beaux matins, nous mettra au cou le carcan d’un dictateur.

Voilà le malheureux à Sainte-Pélagie, car il refusa encore de m’entendre lorsque je le suppliai de solliciter la grâce de faire son mois dans une maison de santé. Il s’obstinait crânement à faire sa peine, au nom de la littérature outragée en lui. Et le martyre passa ses espérances, car on le mit avec les voleurs, dans l’enfer du droit commun ; oui, pour avoir écrit un livre, pour quelques pages libres, comme il y en a cent dans nos vieux auteurs ! Nous allâmes le voir, Daudet et moi, et je me souviendrai toujours de son entrée dans le petit parloir : effaré, hâve, ses cheveux rouges dressés sur son front livide, n’ayant même pas pu se laver depuis cinq jours, si sale qu’il ne voulut point nous donner la main. M. Camescasse, alors préfet de police, a été particulièrement odieux dans cette affaire. Vainement, des hommes de lettres s’en mêlèrent, il fallu qu’un homme politique, M. Clemenceau, intervînt. C’était dans l’ordre, ces gens au pouvoir nous dédaignent, mais pas autant que nous les méprisons.

Eh bien ! ils l’avaient assassiné, simplement. Quand il sortit, il vint me voir, traînant sa jambe avec plus de peine, et il me dit : « Je crois bien qu’ils m’ont achevé ; je vais m’enterrer à la campagne pour tâcher de me remettre ». En arrivant là-bas, dans la petite maison qu’il possédait au fond de la Champagne, il dut prendre le lit et il ne l’a plus quitté ; des souffrances atroces, la jambe immobilisée dans un appareil, et un rhume, aggravé par Sainte-Pélagie qui se tournait en bronchite aiguë. Hier, il en est mort.

J’avoue que je n’ai pas mon sang-froid. Tout à l’heure, en apprenant la nouvelle, je me suis senti soulevé de colère. Mes mains en tremblent encore, c’est une rage d’indignation. Et le pauvre enfant me hante, il se dresse continuellement devant mes yeux, il semble attendre quelque chose de moi. Oui, c’est son dernier vœu que j’ai à remplir, j’aurais un éternel remords si je ne protestais pas à voix haute, de toute ma douleur. Je le dois à lui, à moi-même, à la littérature, qui est ma vie. En ce moment, je ne veux plus savoir si, dans cet assassinat, il y a eu un tribunal, des jurés, un préfet de police ; j’ai l’unique et invincible besoin de crier : « Ceux qui ont tué cet enfant sont des misérables ! »


(1) Né à Rouvres (Aube) en 1861, mort dans la même ville en 1885. Il était le fils d’un inspecteur d’académie et débuta dans les lettres en 1884 par un volume de critique, L’Evolution naturaliste, où se trouvaient rassemblées les principales physionomies de la littérature contemporaine : les de Goncourt, Zola, Coppée, Sully-Prudhomme, Maupassant, Bourget, Richepin, Rollinat, Becque, etc. La même année, il publiait en collaboration avec un de ses amis, un tout jeune homme : Henri Fèvre, un roman. Autour d’un Clocher (Bruxelles, in-18), dont certaines descriptions attirèrent l’attention du parquet. Il fut poursuivi et condamné à un mois de prison et mille francs d’amende. Il voulut présenter lui-même sa défense, et son plaidoyer à été publié par lui sous ce titre : Pour la liberté d’écrire (1885).

(2) Loi sur la presse votée en 1883, article 28.



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