Emile Zola
(1840-1902)

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L'Education physique
(Lettres parisiennes - La Cloche, 6 octobre 1872)

Dans nos collèges, les exercices corporels sont remis en honneur, et le pays devra de la reconnaissance à M. Jules Simon s'il parvient à établir de véritables cours obligatoires de gymnastique, et faisant partie du programme officiel. Un peu moins de latin, beaucoup plus d'exercices corporels, et nous ferons des hommes.

Imaginez les peuples enfants, vivant sous un soleil ami. Les villes blanches s'ouvrent toutes larges. elles se gouvernent, se défendent, grandissent en liberté. Les habitants de ces villes, jouissent du matin de l'humanité, aiment la vie ; ils sont intelligents, d'une intelligence saine et forte, délicats et ingénieux dans leurs goûts, parce qu'ils s'éveillent dans la claire lumière de l'Orient et qu'ils sont eux-mêmes beaux et nobles. Ils cherchent la vérité dans la beauté. Le corps est Dieu. Et tout les invite à le diviniser, les douceurs du climat et leur état social qui nécessite des soldats vigoureux. Ils vivent demi-nus, se connaissent à la forme excellente d'un bras ou d'une jambe, comme nos femmes d'aujourd'hui se prononcent sur la coupe plus ou moins élégante d'une robe. Leur grande affaire est de grandir en vigueur et en grâce. La Grèce, au début, sous la double influence du climat et des mœurs, n'a été qu'un vaste gymnase où a poussé un peuple de lutteurs, de coureurs, de soldats et de dieux.

Plus tard, aux temps de la Rome impériale, il n'en est déjà plus de même. Le luxe est venu, la corruption, et la volupté paresseuse. Les corps s'amollissent, l'éducation n'a plus une rudesse salutaire. On voit alors des gens qui font métier de se battre. A Lacédémone, il y avait une véritable grandeur dans le côté national des exercices ; le peuple allait au gymnase, en masse avec dévotion, simplement et pudiquement, comme le moyen âge allait à l'église. A Rome, les exercices sont des jeux ; on se bat, parce qu'on se tue, et que le sang est doux à voir couler, quand on a épuisé toutes les autres voluptés, tandis que les gladiateurs s'assomment à coups de poings, sur les gradins s'étalent les efféminés et les courtisanes.

Puis vint le mysticisme chrétien, le dédain du corps. Et les muscles s'affaissent dans l'extase. il y a une réaction terrible contre le matérialisme des premiers âges. L'humanité serait morte peut-être si elle n'avait eu à se défendre. La féodalité, le droit de chacun contre tous, fit de nouveau une nécessité de la force corporelle. Les climats n'étaient plus les mêmes, les mœurs non plus. Autrefois, on dénudait le corps pour l'assouplir. Au moyen-âge, on le chargea de fer, on l'arma de tout un arsenal. D'ailleurs ce ne fut là que l'éducation d'une caste ; les nobles seuls avaient leurs tournois, leur adolescence entièrement consacrée à l'étude de l'équitation et du maniement des armes. Le peuple, dans son champ, sur son établi, restait à jamais courbé.

Et nous voici, avec nos vêtements modernes, régis par des idées particulières de civilisation, constamment protégés par des lois, portés à remplacer l'homme par la machine, ivres de savoir et d'adresse. Nous ne sentons nul besoin d'être forts, d'avoir des muscles d'une forme parfaite et d'une extrême vigueur. L'homme le plus grêle et le plus mal tourné a souvent, dans son gilet étroit, une réputation d'élégance et de distinction qu'il ne changerait certainement pas pour une réputation de force et de beauté solide. D'autre part, les gardiens de la paix sont là, et on ne se bat plus à coups de poings que dans les cabarets de barrières ; ces messieurs tirent l'épée, jouent du revolver, et nos soldats, dans les batailles, ne sont plus que des machines à porter des fusils et à mettre le feu aux canons.

Vraiment, nous avons bien besoin de gymnases ! Nous vivons dans les laboratoires et dans les cabinets d'études ; nos exercices, purement intellectuels, sont de lire les journaux et les nouveaux ouvrages. Puis, nous savons que l'humanité n'a plus longtemps à travailler ; la science est là qui fournit des machines, le labeur humain tend à disparaître, l'homme n'aura bientôt plus qu'à se reposer et à jouir en paix de la création.

Nous sommes malades de progrès. Il y a hypertrophie du cerveau, les nerfs se développent au détriment des muscles ; et c'est cette victoire des nerfs sur le sang qui décide de nos mœurs, de notre littérature, de notre époque entière. Nous ne sommes plus même aux siècles derniers, à ces âges classiques de la tragédie, dans le bercement d'une perfection de langage. Nous sommes à l'âge des chemins de fer et des comédies haletantes où le rire n'est souvent qu'une grimace d'angoisse, à l'âge du télégraphe électrique et des oeuvres extrêmes. Ce qui nous tue, ce qui nous maigrit, c'est que nous devenons savants, c'est que les problèmes physiques et sociaux vont recevoir leur solution un de ces jours. Nous allons voir la vérité, et vous pensez quelle impatience nous tient, quelle hâte fébrile, nous mettons à vivre et à mourir ! Tout le siècle est là. Au sortir de la paix monarchique et dogmatique, lorsque le monde et l'humanité ont été remis en question, on a repris l'éternelle étude sur des bases nouvelles, on a fait de surprenantes découvertes, dès les premiers pas. Et l'on a l'âpre désir d'aller toujours en avant, d'aller jusqu'à l'infini et l'absolu. Nous sentons la vérité qui court devant nous, et nous courons.

Je me plais à cette chasse ardente. J'aime notre âge avec ses chutes profondes, ses élans généreux. Et surtout j'aime notre siècle littéraire si vivant et si humain. Je le préfère à ces époques de perfection et de calme, d'une maturité pleine et entière. En nos temps de révoltes et de recherches, d'écroulement et de reconstruction, l'art peut-être inégal et barbare ; mais cet art tout personnel et tout libre a d'étranges délices, je vous assure, pour ceux qui se plaisent aux manifestations quelconques de l'esprit humain, et qui ne voient dans une oeuvre que l'accident d'un homme mis en face de la grande nature.

On meurt dans notre air. Là est le danger. il faut songer à la brute, arracher l'écolier à son traité d'algèbre et lui faire porter des poids comme un portefaix. Si nous ne voulons arriver fous à la vérité, débiles comme des enfants, et les yeux brûlés par l'étude, nous devons rouvrir les gymnases de Sparte et chercher l'équilibre du sang et des nerfs, la santé physique et intellectuelle dans la culture de la chair.



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