Léon Deffoux & Émile
Zavie
(1881-1945 | 1884-19..)
Les
éditions Kistemaeckers et le « naturalisme »
Essai bibliographique
(1919)
Aux limites de Passy et d'Auteuil. Une maison de
rapport située non loin du boulevard de Montmorency et du logis des
Goncourt. L'immeuble est d'aspect bourgeois. Deux grandes céramiques
qui représentent, l'une, des paons, l'autre des hérons, décorent le
vestibule. - M. Kistemaeckers ? -Au fond de la cour, deuxième étage, porte en face. M. Henry Kistemaeckers, le père de l'auteur dramatique, ouvre lui-même et fait entrer le visiteur dans un petit salon-bibliothèque. Les fauteuils sont recouverts de housses. Aux murs, de beaux dessins originaux de Steinlen, de Rops et de Willette. Une bibliothèque en chêne contient, les 300 livres que l'éditeur a publiés pendant ses trente années de librairie. Dans un coin un grand vase chinois de forme cylindrique, à col peu allongé, et rehaussé sur fond blanc de dessins vert-d'eau et roses. M. Kistemaeckers ne paraît pas ses soixante-huit ans. Il est vif, nerveux. Son teint est coloré. Ses yeux bleus (les yeux des riverains du Bas-Escaut) à la fois perçants et doux s'emplissent parfois de colère. Toute la physionomie dégage une impression de révolte, tantôt contenue, tantôt exubérante. Il s’anime rapidement lorsqu’il évoque les diverses péripéties de son existence mouvementée. Sa famille était anversoise, et il a fait toutes ses études à Anvers. A 18 ans, il sortait de l'Institut supérieur de Commerce d'Anvers et entrait dans la marine, au service de la Cie générale de Navigation de Londres, en qualité de « purser » (commis au manifeste, sorte de commissaire-comptable chez les Anglais). En 1874, son tempérament combatif, voire révolutionnaire, l'entraîne à donner sa démission pour devenir l'éditeur de Communards proscrits qu'il a rencontrés à Anvers et à Londres. Tous ceux qui n'ont pu trouver d'éditeur en France, et même en Belgique lui apportent leurs manuscrits. Avec une première mise de fonds de 13.000 francs, il publie des livres de discussion religieuse, de politique, d'histoire ou de sociologie, signés de Benoît Malon, le fondateur de la Revue socialiste ; de Jourde, l'ancien ministre des Finances de la Commune ; d'Arnould, qui lui donne son Histoire populaire et parlementaire de la Commune ; de Lissagaray (Histoire de la Commune de 1871) ; de Ranc (une étude sur l'Assommoir) ; de Paul Strauss (un livre sur le suffrage universel) ; de Charles Beslay (La Vérité sur la Commune) ; de Jules Guesde (Le Catéchisme socialiste), etc. Pour les ouvrages qu'il éditait alors, il ne cherchait à rejoindre qu'un public : le public français. Il lui fallut user de différents subterfuges pour faire passer la frontière à ces œuvres de proscrits, toujours interdites par le gouvernement de l'Ordre moral. La réussite ne fut pas assez éclatante pour permettre de payer intégralement l'imprimeur. Cette première période de la vie de Kistemaeckers s'acheva sur un déficit, vers l'année 1878. C'est aussi la période des premières poursuites judiciaires engagées par le Parquet de Bruxelles contre l'éditeur ; qui fut toujours acquitté, mais non sans dommages pour le « bon renom » de sa maison, et, surtout, pour son capital social. M. Kistemaeckers se sentit à ce moment tourmenté d'aspirations nouvelles. On était en plein mouvement littéraire naturaliste et aussi en pleine période de pudibonderie officielle. En France, le maréchal de Mac-Mahon, duc de Magenta présidait aux destinés de la République ; M. Jean-Casimir Périer régentait l’Instruction publique ; M. de Marcère, ministre de l’Intérieur, et M. Lefèvre, sous-secrétaire d'Etat, qui lui avait été adjoint pour cet office, à la date du 19 décembre 1877, déployaient une grande vigilance afin d'empêcher le passage en France des « mauvais livres » édités en Belgique. A cette époque d'officiel rigorisme, les Mémoires de Casanova étaient interdits en France. C'est tout dire. Bien entendu des amateurs obstinés trouvaient moyen de lire Casanova en dépit, ou à cause de toutes les interdictions ; de même que, malgré la réprobation publique, bien des honnêtes gens, moins raffinés, peut-être, mais plus nombreux que les fidèles du hâbleur libertin, lisaient Zola, quittes à s'indigner ensuite du « scandaleux succès de cette littérature ». Et les amis de Zola, ceux qu'on appelait alors ses « disciples », bénéficiaient de ce scandale et de ces indignations. D'instinct, Kistemaeckers s'emballa pour les naturalistes avec autant de fougue qu'il s'était emballé pour ses Communards. Dans le même temps, un heureux hasard lui avait permis d'acheter un stock de livres édités par Rozez, - l’autre proscrit, de 1848 celui-ci, - qui s'était établi en Belgique ; ce stock se composait de livres interdits et, partant, fort recherchés en France : Casanova, Faublas, le recueil de Maurepas, les pièces condamnées de Baudelaire, etc.... Pour ce commerce, qu'il devait par la suite développer par ses recherches personnelles sur les auteurs ignorés ou dédaignés du XVIIIe siècle, Kistemaeckers se prodigua, venant toutes les semaines à Paris, visitant les libraires, les revues et les journaux. Aux directeurs de quotidiens, à Laffitte, du Voltaire ; à Dumont, du Gil Blas ; à Vaughan, le sagace administrateur de l’Intransigeant ; à Lalou, de la France ; à Magnier, de l'Evénement, il offrait l'ingénieuse combinaison suivante. En échange des critiques et des extraits que ces journaux donnaient des livres de la maison Kistemaeckers ; celle-ci s'engageait à prendre 4 ou 5.000 exemplaires du journal et à les répandre en Belgique, assurant ainsi une large diffusion à la presse française qui était alors relativement peu répandue dans ce pays. Cette activité, ces procédés nouveaux n'allaient pas sans mécontenter certains éditeurs parisiens ; Kistemaeckers était déjà trop connu au gré de beaucoup de gens par ses éditions de la Commune ; on jugea expédient de se débarrasser du rebelle, qui, méconnaissait toutes les traditions de la librairie, consentait à faire des remises de 50 % à ses dépositaires, dans le but de les intéresser à la vente de ses livres. D'ailleurs, comment autoriser l'accès d'honnêtes bibliothèques françaises, à des livres édités en Belgique ? Edités en Belgique, cela ne répondait-il pas à toutes les protestations possibles de l'intéressé ? Une coalition puritaine se dressa contre l'éditeur belge, qui donnait d'autant mieux prise à la calomnie, que ses éditions, bien présentées et le plus souvent illustrées par des maîtres, comme Félicien Rops et Froment, des livres galants du XVIIIe : les Nerciat ; le Théâtre et le nouveau Théâtre Gaillard ; les Priapées de Cantel ; les Rétif de la Bretonne ; Thémidore, de Godard d'Aucourt ; les Tableaux des mœurs du temps, par le fameux financier Le Riche de la Popelinière ; et des livres plus modernes, tels que l'Enfer de Joseph Prudhomme, d'Henri Monnier ; Les contes du Vidame de la Braguette, par Albert Glatigny ; le Théâtre érotique de la rue de la Santé, permettaient une fois de plus de mesurer à satiété des mots licence, pornographie, immoralité, des grands mots et des gros mots. Le pire, c'est que ces livres-là, édités avec soin, furent tout de suite appréciés grandement des bibliophiles. En dépit des doctrines orthodoxes d'Etat, établies après discussion des principes du bien et du mal, par des Conciles de boutiquiers, les livres réputés licencieux qu'éditait Kistemaeckers se vendaient. Et les profits réalisés avec cette littérature galante permettaient à l'éditeur de poursuivre la publication, infiniment moins rémunératrice, des écrivains naturalistes, alors à leurs débuts. M. Kistemaeckers n'a jamais eu le loisir d'établir un catalogue complet de ses éditions. On peut le regretter, car ce catalogue, augmenté de quelques notices, aurait à lui seul constitué un chapitre plein d'intérêt pour l'histoire du mouvement naturaliste. Appelons-en aux souvenirs de M. Lucien Descaves, dont les premiers livres, Le Calvaire d'Héloïse Pajadou (1883), écrit à 18 ans ; Une vieille rate (1) (1883), avec un portrait en taille-douce par A. Deseaves, le père de l'auteur, La Teigne (1886) partirent de l'accueillante maison de la rue Dupont, à Bruxelles. L'auteur devait arriver bientôt à la plénitude de son talent d'observateur et d'écrivain, et son ami Huysmans a pu dire avec raison : « Il a largement payé les avances d'hoirie que les promesses de ses débuts permirent. » Ces promesses mêmes étaient singulièrement savoureuses, en particulier dans l'Histoire de la Vieille Rate, cette servant-maitresse d'un petit rentier égoïste, qui, non contente de se carrer seule dans le fromage, y fait immigrer toute la lignée de ses nièces et de ses cousines, en flattant les manies du Géronte. Et puisque, plus haut, nous citions J. K. Huysmans, peut-on oublier quela première édition de A Vau-l'Eau (1882) parut dans la petite collection du Bibliophile, en l'un de ces volumes in-12 carré qui font prime aujourd'hui chez les amateurs ? « Il n'y a que Kist qui sache faire la couverture d'un livre, disait Huysmans ; il n'y a que lui qui ait eu l'audace typographique de mettre des bas de casse sur un titre ! » En cette même collection in-12, Maupassant publia Mademoiselle Fifi (1882). et six autres contes parmi lesquels Marocca ; Léon Hennique deux de ses meilleures nouvelles : Les funérailles de Francine Cloarec et Benjamin Rozes (1881) ; Paul Alexis, le Collage (1883), avec un portrait à l'eau-forte par Théodore Hannon, le poète des Rimes de Joie (2) ; Léon Cladel ses Petits Cahiers (1879), cinq nouvelles, parmi lesquelles La Maudite, qui valut à l'auteur trois mois de prison et 500 francs d'amende ; Francis Enne, D'après-nature (1879-1883), deux volumes, deux séries d'essais parus presque, tous dans le journal La Rue, de Jules Vallès ; Camille Lemonnier, Le Mort (1882), et Un Mâle (1881), ce tableau, formidable en sa vérité pittoresque, des moeurs et du pays wallon ; Edouard Rod (que Maupassant jugeait « pâle, et triste à donner le spleen »), La Chute de Miss Topsy (1882) ; Harry Allis, Les Pas-de-Chance (1883), un titre que l'on ne peut répéter sans mélancolie lorsqu'on se rappelle la fin tragique de l'auteur dans le duel du 28 février 1895 ; Pierre Elzéar, La Femme de Roland (1882 ) ; G. Godde, Le Scrupule du père Durieu (1883), etc., etc. Bref, une bibliographie méthodique pourrait seule, nous le répétons, restituer tout ce que représentaient alors d'ardeur combative et de foi littéraire les groupes d'écrivains, qui, sous la devise : In naturalibus veritas (3), faisaient de leur mieux, pour ne pas ressembler à leurs devanciers, et s'amusaient de l'irritation témoignée par le public devant ces auteurs qui, littérairement, semblaient se complaire en crapuleuse compagnie, parmi les mauvais garçons et les filles, dans des scènes d'hôpital, de maison close ou de voirie, avec un irritant parti pris de pessimisme. Mais il faut se défier des devises ou des formules qui embrigadent, pour les querelles de mots, des artistes dont les aspirations, le talent ou les ambitions ne sont pas moins variés d'aspect que de qualité. Georges Eekhoud, avec ses Kermesses (1884), son Cycle patibulaire (1892), ses Communions (1895), sa Nouvelle Carthage (1888), concentrait en lui tous les caractères de sa race, l'âme pensive des riverains de l'Escaut attachés à la glèbe mélancolique, qui, dans la torpeur des brouillards et des marais des polders, s'étend depuis Anvers jusqu'à la mer du Nord (4). Robert Caze, avec ses histoires de filles, le Martyre d'Annil (1883) ; la Sortie d'Angèle (1883), révélait une remarquable personnalité, une des meilleures que puisse revendiquer l'école naturaliste, par la composition de l’œuvre ; l'ajustement des phrases et la saveur des mots. Marius Renard, fils d'un porion du Borinage, devenu sur le tard ingénieur au pays du charbon, concevait avec son livre Gueule-rouge (1894) un complément de Germinal, qui peut encore soutenir la comparaison avec le roman de Zola. Hector France dressait, un violent réquisitoire contre l'Homme qui tue (1878) ; il connaissait bien, par sa propre expérience, les faits et gestes du soldat conquérant, pacificateur et civilisateur aux Bureaux Arabes. Francis Poictevin s'exaltait sur l'écriture artiste de M. de Goncourt et arrivait à stupéfier son maître en lui présentant une Ludine (1883), chargée « d'épithètes nuancées ». Emile Bonnetain, le frère de l'auteur de Charlot s'amuse, se plaçait lui aussi, par une épigraphe de tête, sous la protection d'Edmond de Goncourt pour tenter d'expliquer la vérité documentaire de Mon petit Homme (1885), étude d'un milieu cher aujourd'hui à Francis Carco. Boyer d'Agen ne se recommandait que de lui-même pour analyser jour par jour, abjection par abjection, la vie crapuleuse d'un imbécile, qui, commençant par aimer une vieille femme, La Gouine (1887), dont les cheveux déteignent dans ses mains brûlantes, finit en vampire. Henri Nizet, ancien répétiteur à l'Université de Bruxelles, agrégé et docteur ès lettres, étudiait, dans un style miroitant, les Béotiens (5) (1884) du petit journalisme de Bruxelles ; et, sans faire oublier Huysmans, il se plaisait à reprendre, dans Bruxelles rigole (1883), les thèmes ordinaires de l'aimable bougon : existence à vau-l'eau, forces s'en allant à la dérive dans l'abrutissement des besognes quotidiennes. Adolphe Tabarant, dans Virus d'amour (1886), disait, avant Brieux, les origines, les ravages et l'aboutissement de l’avarice chez une fille malchanceuse. Pour pittoresque que soit cet essai, il ne laisse pas encore pressentir le puissant écrivain de l'Aube. Léon Gandillot, plus connu par la suite comme vaudevilliste, analysait les misères d'un ménage désuni. La fin d'Entre Conjoints (1888) semble inspirée de l'humour particulier à M. Henry Céard. Une femme ayant pris en grippe son mari, - qui ne comprend rien à ses mauvaises lubies, - lui interdit l'accès de la chambre conjugale. Et le pauvre conjoint, étonné de cette mesure, que rien ne justifie, passe sa vie à se demander : « Qu'a-t-elle ? Qu'est-ce que je lui ai fait ? » Henry Kisternaeckers fils, plus connu lui aussi comme homme de théâtre, publiait à 18 ans chez son père un bon roman de débutant : Lit de Cabot (1892) l'odyssée d'une troupe de comédiens qui transportent à Bruxelles les mœurs bizarres ramassées au hasard des tournées et des vadrouilles. Oscar Méténier, dans La Chair (1885), La Croix (1886), rapportait sans affectation apparente ses histoires d'inspecteur de la Sûreté. Son argot et son français étaient également singuliers. Le Cadavre (1891) et la Rage charnelle (1890), de J.-F. Eslander, sont difficilement analysables. Le Parquet de la Seine d'abord, celui de Bruxelles ensuite, s'y essayèrent sur le Cadavre comme il convenait pour un essai. Celui de la Seine y renonça, celui de Bruxelles s'obstina, traîna l'auteur et l’éditeur en cour d'assises, où tous deux furent renvoyés absous par le jury. D'ailleurs l’éditeur avait depuis longtemps l'oreille des jurés belges, puisque, poursuivi dix-huit fois en cour d'assises, il fut dix-huit fois acquitté, malgré toutes les « embûches juridiques » (le mot est d'Edmond Picard, le savant jurisconsulte bruxellois) qui lui étaient tendues. Cela constitue probablement le record de l’acquittement aux assises. Chose plus stupéfiante encore : poursuivi cinq fois en correctionnelle il n'y fut condamné que deux fois. Finalement, pour des annonces publiées à la quatrième page de son journal Le Flirt, et dont on le déclara responsable entant qu'éditeur-gérant, il fut condamné avec rigueur un 1902. Dégoûté de la « judicature » de son pays, il se réfugia en France ; son extradition fut alors demandée aux autorités françaises, qui s'honorèrent en la refusant, le 2 juin 1905. Deux des procès les plus célèbres intentés à M. Kistemaeckers sont ceux de Charlot s'amuse et de Autour d'un clocher. Les premières éditions de Charlot s'amuse (1883) comportaient une préface de M. Henry Céard, dans laquelle l'auteur d'Une Belle Journée déclarait faire bon marché de tous les égouts, de toute la vidange dont les puanteurs soufflent arbitrairement au début du livre pour ne retenir de l'oeuvre que « son air de thèse pathologique » et cette « effroyable analyse de la condition de l'homme tout en besoins, courant Paris sans le sou, rêvant au vice sans espoir de satisfaire son rêve... et emmagasinant à chaque pas des désirs qu'aucun sexe n'apaisera et dont sa main seule lui donnera la désespérantes réalité ». Lorsque le livre fut incriminé par le Parquet, cette préface fut supprimée pour les éditions à suivre, sur la demande de Bonnetain, et remplacée par une reproduction de l'acte d'accusation. Cité en cour d'assises de la Seine, le 27 décembre 1884, l'auteur se borna à répondre et à répéter : « J'ai fait une oeuvre scientifique. » Ce qui était vraiment d'un bon disciple de Zola et, plus particulièrement, du Zola qui écrivait dans la préface de Thérèse Raquin : « J'en ai décrit chaque scène, même les plus fiévreuses, avec la seule curiosité du savant... » Car, dans ce temps-là, les écrivains naturalistes abusaient des mots science et savant, comme leurs adversaires des mots pornographie et stercoraire. Défendu par Me Cléry, Paul Bonnetain fut acquitté. En, Belgique, l'éditeur Kistemaeckers fut cité devant le jury du Brabant, et fut également acquitté par les juges belges. L'histoire qui suit est plus pénible. Zola et Goncourt gardèrent longtemps un souvenir, fait de fraternelle affection, à Louis Desprez, l'auteur, avec Henry Fèvre, de Autour d'un clocher. « Desprez, avec sa pauvre figure anémiée, son toupet en escalade, ses béquilles, me semble, en chair et en os, le bois de Tony Johannot détaché de la couverture de son Diable Boiteux », écrit Goncourt dans son Journal, le 8 février 1885. « Je l'ai connu et je l'ai aimé..., dit Zola dans le Figaro (9 décembre 1885). Dans ce corps chétif d'infirme brûlait une foi ardente. Il croyait à la littérature, ce qui devient rare. Il avait le plus haut des courages, le courage intellectuel... » Autour d'un clocher fut d'abord publié en édition ordinaire, puis en édition de luxe avec quatre eaux-fortes de Zilken et de Zwart ; puis encore en livraisons in-8° illustrées par A. Lynen. C'est un des romans types du naturalisme, un des plus sincères. S'il est inférieur à la Terre par la composition des personnages qui sont trop sur le même plan, il lui est peut-être supérieur par l'observation minutieuse des moeurs paysannes, de la vie au village. Une gaieté, une ironie rabelaisienne, y courent allégrement d'un bout à l'autre. Le Parquet de la Seine, s'appuyant sur l'article 28 de la loi de 1883, assigna en cour d'assises l'auteur et l'éditeur sous inculpation d'outrages aux bonnes moeurs. Henry Fèvre ne fut pas poursuivi, parce qu'il n'était pas majeur. M. Kistemaeckers, que sa qualité de Belge, éditant en Belgique, mettait à l'abri de ce contre-sens juridique, accepta volontairement de comparaître en France, pour ne pas renier ses convictions littéraires, et abandonner la cause de son auteur. Il imprima toutefois un Mémoire juridique signé par six des plus célèbres parmi les jurisconsultes belges, y compris Paul Lanson, le bâtonnier bruxellois, et fit hommage d'un exemplaire de ce Mémoire, sur papier de Hollande van Gelder, aux magistrats de la Cour et à chacun des jurés. Desprez, lui, dans une courageuse défense (publiée en 1885 sous le titre : Pour la liberté d'écrire, Kistemaeckers, éditeur), déclina la compétence du jury en matière littéraire, et qualifia ses juges de bonnets de coton. Cette offense fut vivement ressentie par un jury composé d'un marchand de futailles, d'un vérificateur de bâtiments, d'un charpentier, d'un emballeur, d'un maître-maçon, de trois propriétaires, d'un ingénieur, d'un épicier, d'un négociant et d'un maître-couvreur (6). Le 20 décembre 1884, Desprez fut condamné à 1 mois de prison et 1.000 francs d'amende ; son éditeur fut gratifié de 1.000 francs d'amende. « On mit Desprez avec les voleurs, dans l'enfer du droit commun », dit encore Zola (7), qui, soutenu par Alphonse Daudet, Goncourt, Geffroy et Clemenceau, tenta vainement de faire adoucir le régime de son ami. En sortant de Sainte-Pélagie, Desprez dut s'aliter. La bronchite et la coxalgie, dont il souffrait, s'étaient aggravées aux rigueurs de la prison. Il mourut le 8 décembre 1885. Goncourt traduisit ainsi l'émotion que ce décès provoqua dans le monde littéraire : « Desprez, cet enfant, cet écrivain de vingt-trois ans, vient de mourir de son enfermement avec des voleurs, des escarpes, de par le bon plaisir de ce gouvernement républicain, lui un condamné littéraire ! On ne rencontre pas le fait d'un assassinat comme celui-ci, ni sous l’ancien régime, ni sous les deux Napoléon (8). » « N'était-ce pas fatal ? conclut Zola. La loi inepte qu'on a votée pour empêcher le trafic malpropre d'une douzaine de polissons ne devait-elle pas égorger d'abord un pauvre enfant qui promettait un écrivain de race ?... » * * * Ces souvenirs, mêlés d'amertume et de bonne humeur, M. Kistemaeckers les évoque d'abondance dans un verbe plein de vivacité ; s'il consentait à les écrire un jour, ils offriraient un réel intérêt documentaire, car l'homme est de ceux qui, ayant su voir, savent aussi conter ce qu'ils ont vu. Il aime tous ses « édités », à l'exception de Bonnetain et d'Alexis, sur lesquels il s'exprime sans ménagements : - Bonnetain n'était pas un garçon sincère ; Alexis n'était jamais content ; il m'appelait un rat bruxellois, un bourgeois parvenu ! - Et les autres écrivains des Soirées de Médan ? Vous les avez tous connus ? - Oui, Zola m'a paru un peu dur. Je l'ai entendu répondre à quelqu'un qui parlait devant lui des jeunes écrivains : « Les jeunes n'ont qu'à faire comme moi, manger de la vache enragée. » Par contre, Maupassant était le meilleur garçon du monde. Nous dînions souvent ensemble alors qu'il habitait rue des Dames. Un soir, comme j'avais été le chercher au Gil Blas, il me présenta, sur le boulevard, à Paul Hervieu qui venait de faire paraître Diogène le chien. Maupassant décida de nous emmener dîner chez lui. Et nous voilà en quête de provisions. Nous achetons du vin, une terrine de foie gras, une volaille froide. Mais, tout à coup Maupassant s'arrête sur le trottoir : « Ah ! nom de Dieu, s'écrie-t-il, j’oubliais que j'avais une femme à dîner ! » Et en s'excusant de son mieux, il courut, avec des victuailles plein les bras, à son rendez-vous. - Et Huysmans ? - C'est celui avec Maupassant, que j'aime le plus. Mais je ne comprends bien que le Huysmans de la première manière, le Huysmans du Drageoir à Epices, de Marthe, de A Vau-l'eau, de Sac-au-Dos, des Soeurs Vatard, de En ménage et des Croquis parisiens. Je suis entré en relations avec lui à l'occasion de son roman Marthe, qu'il avait fait éditer, à ses frais, sous la firme du libraire Jean Gay. Je trouvais un jour à l'imprimerie Callentaert (aujourd'hui veuve Momnom), dont le directeur, un proscrit, s'appelait Ayraud-Degeorges, un tas d'exemplaires de Marthe. « Ça ne se vend pas », me dit Ayraud, qui était mon ami. Il y en avait 350. Je les rachetai ; d'accord avec Huysmans, je remis le volume en circulation et l'écoulai rapidement. A la suite de quoi j'ai publié A Vau-l'eau. « Henry Céard, je l'ai rencontré pour la première fois au Palais-Roval, à la librairie Arnaud et Labat. Je lui ai demandé une préface pour Bonnetain, lequel, en manière de remerciement, s'efforça de nous brouiller, sans y réussir. Enfin je dois a Léon Hennique, qui était lecteur chez Charpentier, d'être en relations avec un grand nombre d'écrivains qui sont devenus mes amis. » Aujourd'hui M. Kistemaeckers relit volontiers les articles plus particulièrement violents qui, lui ont été consacrés et qu'il a collés sur de grands registres, les registres que l'interruption de ses entreprises commerciales ont laissés en blanc et qu'il utilise pour cet usage. Cet éditeur de bonne volonté passe auprès de gens mal renseignés pour s'être spécialisé dans la publication des livres licencieux. D'aucuns lui reprochent surtout d'avoir pris sous sa tutelle - et peut-être n'est-ce pas ce qu'il a fait de plus heureux - un journal dans le goût du Fin de siècle ; ce journal « littéraire, artistique, théâtral, mondain et antibérengiste » était Le Flirt ; on lui reproche aussi, d'avoir assumé la direction du Frou-Frou belge. Sans être, « bérengiste,» ou a « antibérengiste », il est permis de croire que ces sémillants journaux répandaient moins à des préoccupations littéraires ou politiques qu'à des nécessités commerciales. Au demeurant, rien que de très légitime chez cet homme aux trois quarts ruiné, que ce souci d'équilibrer les profits et les pertes, les entreprises qui payent, sans plaire, et celles qui plaisent sans payer. Et dira-t-on qu'elles corrompent « les masses », ces publications tirées à petit nombre,et qui circulent sous le manteau, comme par exemple le Parnasse satirique du XIXe siècle, tiré à 175 exemplaires de luxe (1881) plus 300 exemplaires sur papier moins beau ? Les trois volumes de ce recueil, composé de « pièces facétieuses et scatologiques, piquantes, pantagruéliques, gaillardes et satiriques, des meilleurs auteurs contemporains », sont imprimés sur papier teinté vergé et sont enrichis de frontispices de Rops. Ils restent, parmi les oeuvres de ce genre, l'une des plus estimées en raison du nom et du nombre des poètes et des écrivains qui y ont contribué : Hugo, Musset, Glatigny, Baudelaire, Banville, Monselet, etc. Dans le tome troisième, on trouve, à la page 121, la note suivante de l'éditeur : « Voici les pièces des naturalistes. Après tout ce qu'on a écrit sur les auteurs des Soirées de Médan, nous ne devons plus craindre de lancer par le monde ces spécimens de leurs péchés mignons. » Ce sont : trois poèmes de Maupassant : Ma Source, 69 et La femme à barbe ; deux sonnets de J.-K. Huysmans, Le Sonnet saignant et Le Sonnet masculin ; deux ballades : La Ballade à la Vierge et la Ballade des Pauvres Putains, d'Henry Céard, et un sonnet du même auteur, Retour d'âge ; deux poèmes de Léon Hennique : Entre Cocus et Melnus propos d'un moyne bon braguard et fort en gueule dessus ; enfin Les Lits, de Paul Alexis, pièce moins gaillarde que réaliste, et que l'éditeur faisait précéder de cet avertissement : « Cette pièce de vers est datée d'Aix-en-Provence (mai 1867). Aujourd'hui, M. Paul Alexis habite Paris et ne fait plus que de la prose. » Seuls Les Lits, les poèmes de M. Hennique et le Retour d'âge pourraient circuler autrement que sous le manteau, pareils en cela à maint poème de nos vieux auteurs qui n'ont jamais passé pour nuire aux bonnes moeurs non plus qu'à l'ordre public. Il faut se faire une singulière idée de la morale pour bouder contre ces aimables oeuvres et pour résister à leur charme. M. Kistemaeckers ne résista pas. Bien au contraire, curieux d'étudier la morale dans la variété de ses usages et coutumes suivant, le temps et les latitudes, il s'est persuadé que les tentatives de discipline ont peu de prise sur l'évolution des mœurs. Ses « expériences » de librairie sont, en quelque sorte, représentatives des combats engagés par toute une génération d'écrivains. Et il serait injuste de ne pas mettre son nom parmi ceux des bons ouvriers de l'édition, non loin de Lacroix et de Poulet-Malassis, - ces autres éditeurs belges. LÉON DEFFOUX
et ÉMILE ZAVIE.
NOTES :
(1) Lucien Descaves tira d'Une vieille Rate, en collaboration, avec Paul Bonnetain, une pièce en trois actes : La Pelote, qui fut représentée pour le 7e spectacle du Théâtre Libre, le 23 mars 1888. Ce furent les débuts de M. Descaves comme auteur dramatique. (2) La première édition de Rimes de Joie parut en 1879, chez J. Gay, avec une préface de J.-K. Huysmans, très violente contre les Parnassiens, et qui fut supprimée de l'édition définitive à la demande de Théodore Hannon. Parmi ces vers qui témoignent d'une incontestable virtuosité, le poème intitulé Opoponax fut en son temps célèbre. Hannon avait fondé à Bruxelles le journal l'Artiste, qui publia, le premier, différentes oeuvres de J. K. Huysmans et de Céard, notamment Sac-au-dos et Une belle journée. Il est mort à Bruxelles en 1916 (voir à ce sujet l'Intransigeant du 18 octobre 1916 et le Paris-Midi du 22 octobre 1916). L'édition définitive de Rimes de Joie augmentée de 12 pièces inédites fut imprimée par Kistemaeckers, en 1885. (3) Kistemaeckers utilisait, pour ses couvertures, différentes compositions. Généralement, elles se résumaient dans les trois suivantes gravées par Rops : In naturalibus veritas pour les éditions naturalistes ; Péché caché est pardonné, pour les réimpressions du XVIIIe siècle ; et un dessin sans devise représentant le Diable adossé contre un livre : Kistemaeckers, éditeur (voir le catalogue de l'oeuvre de Rops par Ramiro). (4) Georges Eekhoud est en outre l'auteur de Escal Vigor, roman publié par le Mercure de France et qui, poursuivi en Belgique, fut acquitté par la justice. (5) Les Béotiens furent l'objet de poursuites du Parquet de la Seine. Après quatre mois d'instruction, il y eut un non-lieu. (6) Correspondance d'Emile Zola, t. II, page 235 et suivantes. (7) Ibidem. (8) Journal des Goncourt, t. VII, page 89. |