Jean Moréas
(1856-1910)

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En rêvant sur un album de dessins
(1911)

Comme une marque d'amitié Jean Moréas
me confia le soin des ces pages charmantes,
qu'il écrivit au cours de sa suprême année.
Il fût convenu qu'elles seraient jointes en
appendice à l'un de mes ouvrages; on va les
trouver ici, bien que je sois indigne de ce
voisinage avec le cygne des "Stances".
A[ndré]. R[ouveyre].

 

Aristote dit que l'acte de Vénus est d'un très grand plaisir, parce que la semence descend de toutes les parties où s'appliquent les conduits des veines. Il s'ensuit donc une délectation de tout le corps dans un mouvement doux et gracieux. D'autres disent que l'acte de Vénus est si agréable parce qu'il procède du cerveau; c'est l'opinion d'Hippocrate et d'Avicenne. Ils ajoutent que le passage à travers les sinuosités des vaisseaux placés entre les parties honteuses et les reins engendre la volupté et le chatouillement. Alors, à cause de la chaleur qui monte à la tête, les paupières ont un battement plus vite que de coutume et les yeux se mettent à tourner. Aristote veut que cela vienne de ce que l'acte vénérien dessèche les yeux, dont la nature est humide.

Plusieurs physiciens ont soutenu que les femmes ont beaucoup plus de plaisir que les hommes : l'homme à trois onces de plaisir et la femme neuf.

Cependant, un fâcheux fit observer que cela n'était ni vrai ni vraisemblable car, si c'était ainsi, la femelle rechercherait le mâle, et nous voyons le contraire.

Le jugement du troyen Pâris prouve quel est l'effet, la force et la puissance de l'amour, du désir enraciné dans les cœurs. Pâris représente la nature humaine, Minerve la contemplation, Vénus la volupté. Et l'on voit Pâris mépriser les sciences et les gentils ébats de l'esprit que Minerve offre, mépriser l'espoir des honneurs et des richesses que Junon dispense, pour ne souhaiter, selon la promesse de Vénus, que la possession charnelle d'Hélène. Car les xénocrates sont rares qui laissent sortir Phryné de leur lit sans la toucher.

Il a été tenu pour certain que les incubes se mêlaient avec les femmes.

L'amour, a-t-on dit, maîtrise aussi les plantes qui, de la sorte, donnent et reçoivent plaisir et douceur. Le cyprès femelle est longtemps stérile, le lierre femelle l'est beaucoup plus longtemps; le peuplier femelle n'égale point en hauteur le mâle, et séparés, tous les deux croissent peu et tard. La vigne est aimée de l'ormeau. Théophraste écrit que l'on rencontre un amour mutuel entre l'olivier et la myrte. Columelle avance des faits analogues.

Les oiseaux de diverses espèces s'entr'aiment par aventure. Le perroquet désire la tourterelle, la grive le merle.

Pline dit que non seulement les animaux sont tourmentés de l'acte de Vénus, mais qu'un désir de conjonction porte aussi la terre vers les plantes pour recevoir et engendrer.

Il n'y a de contrée au monde capable d'exempter de l'amour ses habitants.

La terre et la mer sont remplies de désir; et chacun le sent.

Aucun âge ne préserve de cette passion qui exalte la flamme des jeunes gens et attise les cendres des vieillards.

Pour jouir de l'attouchement, tous les animaux, raisonnables ou privées de raison, affrontent les dangers et courent à la mort.

Les lions, les ours, les sangliers et les tigres ne sont jamais si furieux que lorsque l'amour les point.

Le cheval en tremble de tout son corps à la seule odeur.

Quelle guerre se font les taureaux, émus par Vénus!

Les cerfs craintifs osent combattre. Tous les animaux se préparent au combat par amour, tant l'appétit de jouir de la volupté les travaille et les consume.

Le feu de l'amour brûle de loin comme de près, car la vue seule et l'imagination suffisent.

Les poètes ont chanté que les yeux guident l'amour; et Platon le nomme sorcellerie et charme.

Le désir de la volupté corporelle est un instinct, et comme tel il se trouve départi diversement aux hommes.

Chez l'un le désir est simplement naturel, chez l'autre d'une ardeur si incroyable qu'il le moleste et lui ôte toute pensée et tout soin.

Celui-ci aimera avec transport, et celui-là pour la commodité.

Il arrive toutefois que l'amour, même faible, double sa force avec le temps.

La tendre plante s'arrache facilement, mais lorsqu'elle a jeté des racines profondes, elle résiste au efforts.

Ainsi l'amour que l'imagination a trop nourri continuera, malgré la raison, à agiter le sang et à émouvoir les humeurs. Il se précipite, sous l'aiguillon, où le désir de la jouissance le convie : par-dessus la contrainte, il retourne à son vomissement.

Enfin, foulant l'honneur, la liberté et toute discipline, il ira quasi jusqu'à la folie.

Les vieilles lectures mêlées me repassaient toutes dans l'esprit pendant que je tournais les pages de l'album où André Rouveyre à construit son "Gynécée"...

La cuisse doit-elle être trois fois plus grosse que le bras, charnue et pleine de suc?

Faut-il louer un visage plutôt ovale, un front clair, un nez qui part droitement des confins des sourcils, des lèvres moyennes sans être plates, des yeux aux regards obliques et luisants?

La gorge aurait tort de laisser apparaître les os, la main est agréable lorsque la limite des doigts montre une gracieuse concavité.

Les anciens estimaient de telles proportions.

Cependant le "Gynécée" signifie peut-être que ce ne sont pas les très belles femmes qui incitent le désir.

Zeuxis voulant tracer l'image d'Hélène, demanda aux Crotoniates de lui présenter plusieurs de leurs filles, parmi les plus belles. Il le firent en son honneur, et le peintre prit de chacune la plus noble partie et acheva son chef-d'œuvre par l'assemblage de tant de beautés vivantes en une seule figure idéale.

On peut dire que Rouveyre a suivi l'exemple de Zeuxis, car chacun de ses terrifiants portraits est bien une synthèse.

Voilà comment toutes ces femmes dardent de leurs appas non le gentil Cupidon, mais bien -au physique comme au moral - l'amour qui frappe à coups de hache.

La chevelure en touffe ou en crépon, les lèvres entr'ouvertes d'un grand espace dans un visage ou hébété ou farouche, qu'elles se sentent rondes, longues ou droites, du haut en bas et jusqu'au pied troussé, toutes leurs parties : bras, ventres, cuisses, tétons, sont prêtes à recevoir l'empreinte, à obéir aux mouvements amoureux.

C'est ainsi que, stylées à la leçon rusée de Vénus, ces femmes dressent ses pièges, ses stratagèmes, manient les armes pour son service, font avaler l'hameçon au désir et plantent le trophée.

Dans une glose subtile, en tête du "Gynécée", Remy de Gourmont précise l'actualité de l'ouvrage; et il déshabille à son tour ces corps de femmes trop véridiques.

Puis il nous invite aussi à y chercher Flora la belle Romaine, et Archipiada et Thaïs.

Je crois qu'elles y sont, et qu'il est possible d'y trouver également la Laure de Pétrarque, et même la Béatrice du poète divin.

André Rouveyre nous montre la luxure en sa nudité, et comme par le dedans.

Lui arrive-t-il de l'accoler à la décrépitude? Alors il dédaigne de s'en égayer avec le poète :

"Timarion, autrefois élégant et solide esquif, est désemparé de l'amour. Son dos est courbé comme la vergue d'un mât, ses cheveux blancs sont épars comme des cordages. Ses seins pendent et flottent ainsi que des voiles détendues, et les rides que produit le choc des vagues sillonnent ses flancs. Plus bas tout est envahi par les eaux de la sentine; dans la carène, la mer entre et bouillonne. Les genoux lui tremblent comme agités par le roulis. Malheureux, il naviguera sur le Styx, de son vivant, celui qui montera à bord de cette vieille galère, cercueil ambulant."

D'autres on vu la luxure en habit efféminé, mol et délicat, couronné de myrtes et de roses.

Et ils ont chanté :

"J'ai jugé les fesses de trois beautés. D'elles-mêmes m'ayant pris pour arbitre, elles me montrèrent à nu leur corps éblouissant. L'une avait les fesses d'une peau blanche et douce, et l'on y remarquait de petites fossettes, comme sur les joues d'une personne qu rit. L'autre, étendant les jambes, laissa voir une chair aussi blanche que la neige et des couleurs plus vermeilles que des roses. De la troisième, la cuisse ressemblait à une mer tranquille, la peau délicate n'offrant que de légères ondulations. Si le berger Pâris eût vu ces fesses, il n'aurait pas voulu voir celles des trois déités."

"Grand débat entre Rhodope, Mélite et Rhodoclée : il s'agissait de savoir laquelle des trois a les plus belles cuisses, et c'est moi qu'elles prirent pour juge, debout et nues comme les fameuses déesses, sauf qu'il leur manquait le nectar. Les cuisses de Rhodope avaient l'éclat inappréciable d'une rose dont le zéphir entr'ouvre le calice; celles de Rhodoclée ressemblaient à du cristal avec des contours souples et polis comme une statue qui vient d'être inaugurée dans un temple. Mais je me suis rappelé tout ce qu'avait souffert Pâris par suite de son jugement, et j'ai, sans tardé, couronné les trois immortelles."

Guido Calvacanti traite de l'amour selon les philosophes. Il démontre qu'Amour est un accident et non une substance, et prouve que toutes les passions ne sont qu'un accident grand et cruel. Amour a son existence dans la mémoire où gît l'impression de la chose aimée, comme la lumière dans un corps transparent. Amour naît et procède des sens de la volonté et du cœur, il prend place dans l'entendement possible et empêche la vertu raisonnable d'agir; ainsi il cause souvent la mort. L'homme, séparé du parfait bien, ne peut jouir de la vie, n'étant pas maître de lui-même. Aussitôt que le vouloir sort du naturel, il devient démesuré et le repos est banni. Amour rejette l'amant hors de son être propre, et il lui fait changer de couleur. Il convertit son rire en larmes et en soupirs. L'amant n'a plus qu'un plaisir : regarder l'aimée et tirer de son visage sans fraude sa seule récompense.

Pétrarque, dans son "Triomphe de l'amour", se fait dire :

E PRIMA CANGERAI VOLTO, E CAPPELLI,
CHÉ'L NODO, DI CH'IO PARLO, SI DISCIOGLIA
DAL COLLO, E DA TUO PIEDI AMOR RIBELLI.
 
MA PER IMPIR LA TUA GIOVANIL VOGLIA
DIRÔ DI NOI, E PRIMA DEL MAGGIORE,
CHE COSÎ VITA, E LIBERTÂ NE SPOGLIA.
 
QUEST'É COLUI, CHÉ'L MONDO CHIAMA AMORE
AMARO, COMME VEDI, E VEDRAI MEGLIO,
QUANDO FIA TUO, CAME NOSTRO SIGNORE.
 
MANSUETO FANCIULLO, E FIERO VEGLIO :
BEN SA, CHI'L PROVA, E FIATI CASA PIANA
ANZI MILL'ANNI, E'N FIN ADOR TI SVEGLIO.
 
EI MACQUE D'OTIO, E DI LASCIVA UMANA,
NUDRITO DIT PENSIER DOLCI, E SOAVI,
FATTO SIGNOR, E DIO DA GENTE VANA.
 
QUAL É MORTO DA LUI, QUAL CON PIÙ GRAVI
LEGGI MENA SUA VITA ASPRA, ED ACERBA
SOTTO MILLE CATENE, E MILLE CHIAVI

Pétrarque vit le dieu sur son char de feu attelé de quatre chevaux blancs. Il avait son arc, ses flèches sûres et ses deux ailes aux mille couleurs. Une foule innombrable suivait le char; et dans cette foule les uns portaient des blessures et les autres les marques de l'esclavage.

Il y avait là tous les amants fameux dans l'antiquité; et puis Lancelot et Tristan, et la belle Genèvre et Isolde la blonde.

Les meilleurs poètes se pressaient derrière le char : Orphée, que le désir d'Eurydice conduisit chez les morts; Alcée, qui chanta si doucement, et Anacréon et le tendre Virgile.

A côté d'eux marchaient les provençaux à la rime savante; Arnaud Daniel et Pierre Vidal, et Raimbaud, et Geofroi Rudel, seigneur de Blaye, qui trouva sa perte dans un voyage en mer, et Guillaume Cabestein, dont le cœur fut donné à manger à sa dame.

Pétrarque reconnut encore dans l'escorte ceux de son pays : Dante et Guido d'Arrezo, Calvacanti, Guinicelli, et Cino de Pistoie, qui avait brûlé pour la jeune Selvaggia.

En y bien regardant, on pourrait voir ce "Triomphe" de Pétrarque se changer en danse macabre.

Le "Gynécée", c'est la danse macabre de l'amour.

Par son art intègre, André Rouveyre réfute et corrobore tout ensemble jusqu'aux plus angéliques rêveries sur les accidents du cœur.


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