Paul-Jean Toulet
(1867-1920)

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Béhanzigue
Contes
(1920)


Béhanzigue et ses amis

1
Les opinions de Béhanzigue

Ariste-Martial, baron de Béhant, plus connu dans le Tout-Paname sous le sobriquet de Béhanzigue, aspira comme un long breuvage l'air de la liberté. Ce n'est pas que la prison où il venait de passer quelques semaines pour vagabondage fût beaucoup inconfortable ; mais ça manquait d'espace. Aujourd'hui, c'était la rue qui sonnait sous ses pas, la rue large et presque déserte, ouverte sur le hasard, tandis que souriait, tout autour de lui, comme un visage d'enfant, le matin blond, bleu et rose.

Il venait, à la sortie, de toucher quelque argent, et se jugeait en outre assez élégamment vêtu. Le fait est qu'il avait fallu, à la prison, le rhabiller de pied en cap, vu l'état où il s'y était présenté. Il portait aujourd'hui un complet gris de fer, des souliers si larges du bout qu'un cordonnier américain les aurait vendus au poids de l'or, une casquette à losanges héliotrope, et une chemise de nuit brodée en rouge. Mais il se rappela soudain qu'on n'y avait pas joint de cravate et se mit en quête d'un chemisier sur les boulevards, où ses pas l'avaient insensiblement conduit. Justement le célèbre Kro­debin venait d'ouvrir : Béhanzigue entra.

L'unique et jeune commis, tout bâillant encore, qui se trouvait là, eut l'air un peu bien réticent quand ce client bizarre demanda à voir des cravates : « tout ce qui se fait de mieux ». Il finit par apporter quelques boîtes de « rossignols », et Béhanzigue par y découvrir une soie bronze et or, dont jusque-là sans doute tous les clients avaient eu peur. Aussi bien était-elle d'une si étrange beauté qu'il fallait, pour s'en oser servir, être poète ou milliardaire, vivre dans les étoiles — ou sur un yacht en bois des îles, aux agrès d'argent fin. Béhanzigue n'était pas milliardaire.

— Combien, demanda-t-il.

— Quinze francs. C'est une occasion.

Il paya, se fit donner une épingle de nourrice, et commença à se bâtir, devant une glace, un des plus glorieux plastrons qui aient jamais, d'un poitrail humain, fait une aile de sca­rabée
.
Et il sortit. Ce fut pour prendre le Pigalle-halle aux vins. Devant le Moulin-Rouge, il s'entendit appeler :

— Béhanzigue !
— Tiens. Chantepouille, comment va ?

Chantepouille était un couvreur de ses amis, avec qui, jadis, il avait fait son service et qui était aujourd'hui l'époux d'une assez jolie blonde, de qui Béhanzigue goûtait la conversation.

— Et d'où sors-tu avec cette cravate tout en or ?

— J'étais en déplacement.... Trois mois pour vagabon­dage
.
— C'est donné. Et je paie dix que tu allais de ce pas au Zanzi des Cœurs ?

— Tu as gagné une verte que je t'offre sur le fruit de mes sueurs.

— Ça colle. Et puis on ira déjeuner chez moi.

Au Zanzi des Cœurs, la compagnie n'était pas très nom­breuse encore. Béhanzigue, qu'on y sentait populaire, serra quelques mains :

— Bonjour, Eulalie. Bonjour, la Raqueuse. Père Zanzi, deux tomates !

Ces boissons furent suivies d'un vermout Expor' pour Chantepouille, et d'une autre absinthe pour son compagnon.

— Hélas ! disait-il — et les deux jeunes femmes étaient suspendues à ses lèvres — hélas ! tout n'est que décadence, abaissement. Les prisons elles-mêmes ont perdu leur charme avec leur imprévu. Personne n'y cultive plus de fleurs dans les préaux ; et qui comprendrait aujourd'hui, parmi ces âmes prosaïques, ce que c'était naguère que la fille du geô­lier ?

— La fille du geôlier ? demanda la Raqueuse, à qui ces mots rappelaient des titres de romans-feuilletons. Vous l'avez connue ?

— Si je l'ai connue ! Et cueillie... La dernière, ce fut dans ce château de Touraine d'où l'on voit un fleuve blond se recourber au loin et de ces peupliers au pâle feuillage, qui frémissent doucement aux approches du soir. Elle avait des yeux bleus, cette enfant, et riait sans cesse, comme mes vers lui en firent un jour reproche.

— Ah ! monsieur Béhanzigue, implora Eulalie, moi qui aime tant les poésies d'amour ! Dites-nous-la, voulez-vous ?

— Je ne sais si je me rappellerai, fit le buveur d'absinthe. Toutefois, ayant assuré sa pose, il récita sans se faire prier davantage :

Toute allégresse a son défaut,
Et se brise soi-même.
Si vous voulez que je vous aime,
Ne riez pas trop haut.

C'est à voix basse qu'on enchante,
Sous la cendre d'hiver,
Ce cœur pareil au feu couvert
Qui se consume — et chante.


La compagnie ayant applaudi discrètement :

— Hélas ! reprit le poète, que tout cela est loin ! Presque aussi loin, mon pauvre Chantepouille, que ces soleils de jeu­nesse où l'adjudant nous faisait balayer, pendant des heures, des cours plus propres que celle de Louis XIV.

— Ah ! le chameau ! grogna Chantepouille.

C'est de l'adjudant qu'il voulait parler.

Béhanzigue lui jeta un regard chargé de blâme.

— Ne pense pas, ô Chantepouille, que je sois antimilita­riste devenu, ou pacifiste même. L'ombre innombrable des Béhant se lèverait en armures pour ne le souffrir pas. Ma mère elle-même me maudirait, ma pauvre et sainte mère. (Il soupira).

— Elle était en armure, aussi ?

— Elle était cuisinière, Chantepouille : ne te l'ai-je pas dit cent fois, et que M. le baron de Béhant épousa afin de ne lui plus payer ses gages ?

Il rêva un instant et reprit :

— Depuis qu'il me fallut, Chantepouille, embrasser étroitement la carrière de claquepatin, j'ai perdu bien des préjugés, bien des fiertés peut-être. Du moins, ai-je conservé intact le sentiment militaire. Certes, aux premiers bruits de guerre, on me verrait courir sous les drapeaux, et quoique — depuis ma fracture au genou — rien ne m'y oblige plus, faire voler sur les champs de bataille le nom de Béhanzigue. (Une autre verte, Zanzi, et, puisqu'il   n'y a plus d'eau dans la carafe tu me donneras le kirch...) Mais que dis-je, et pourquoi glorifier en moi le noir Dahomey ? Non, c'est Paris, et ma profession tout entière, que je veux illustrer au feu des com­bats. C'est sous le pseudonyme de claquepatin que s'en­gagera Martial, baron de Béhant !

— Mon vieux, observa Chantepouille, tout ça est beau mais tu faisais pas tant ton mariolle à la caserne. En as-tu assez tiré, de ces jours de boîte, hein !

— Je m'entraînais... Je servais la patrie, comme doit faire tout homme... car, ajouta-t-il d'un voix hoqueteuse :

 Opossum... Opossum, et nil humani...

— Qu'est-ce que c'est encore, ce largonji-là ?

— Ça, c'est de l'Horace...

Et, se dressant tout à coup, il tendit le bras en s'écriant :

— De l'Horace, de l'Horace, encore de l'Horace !

Dangereux et dernier éclat d'un flambeau qui s'éteint. A peine Béhanzigue avait-il proféré ces fortes paroles qu'il s'affaisa et disparut sous la table, où, presque aussitôt, on l'entendit ronfler.

— Quoi qu'il a ? demanda la Raqueuse.

— T'occupe pas, va : c'est rien... Ç'é une paille.

— Pauvre Béhanzigue ; il a perdu l'habitude.

— Où donc qu'il est, Béhanzigue, s'informa le bel Alexy, qui venait d'apparaître.

Et l'on entendit tout à coup ces paroles mélancoliques, qui semblaient lui répondre de dessous terre :

— Où que j' suis ? J' suis dans les badianes.


2
Eulalie, l'Entauleuse.

Il était sur les trois heures : lui, un bon bourgeois, voire Luxembourgeois, venu se débrider un peu à Paris. Il la ren­contra ; sous un platane défeuillé du boulevard Haussmann, et qui venait de vaquer à sa besogne dans un garno des environs. Elle l'emmena au bar de l'Anguille.

— Parce que, vois-tu, mon gros, dit Eulalie, c'est le dernier ouvert.

— Oui, mademoiselle, répondit l'homme du Grand-Duché.

Eulalie, qu'on appelle aussi la Papin, a dix-huit printemps, et un visage si ridé d'avoir eu faim pendant des années entières qu'il en porte presque le double. Mais les roses et les lys — et l'œillet — se jouent autour de ses membres polis : et elle prend encore tant de plaisir à son métier que, lorsqu'elle vient de le faire, ses yeux, tout brillants encore d'une chatouilleuse joie, la transfigurent. Que te manque-t-il, ô Eulalie, pour être un objet d'admiration et de délices ? Un peu de bonheur : un peu de linge. Et depuis un an que tu connais les joies de l'épargne te voici déjà presque jolie.

Longtemps Eulalie a couché de droite et de gauche : chez des peintres, sur un divan ; chez des amies qui l'enjambaient au matin, pour faire du chocolat ; chez des problocques redou­tables qui lui volaient son linge. Aussi a-t-elle réduit celui-ci au strict : une chemise et des chaussettes. Les dames de la Nouvelle-Guinée en ont-elles autant ? Mais, aujourd'hui, elle a un domicile, dans une petite rue de l'autre côté de la Caulaincourt, une petite rue où il y a des poules. C'est là qu'elle habite avec son amant, Gustave-Alphonse, dit Dauphin, Dos-Fin ou Doffain, un joli blond aux yeux noirs, dont on n'a jamais bien su s'il était barman, reporter-cycliste ou voyageur ès-cartes postales. Pas féroce au demeurant : une frappe, voilà ! Comme il y en a au sein des meilleures familles. On n'est pas fixé sur la sienne. Au moins ne l'avait-elle pas tout à fait laissé sans culture : et c'est lui qui, dans un moment de bonne humeur, en souvenir d'un pot-au-feu bien connu avait baptisé son amie : Mlle de Papin. Ce qui, obscurément, la flattait, à cause de la particule. Et peut-être en aurait-elle fait faire des cartes, si la rime ne lui avait paru de mauvais augure.

Gustave est même poète, à ses heures. On le voit, dans ses vers, s'élever, si on peut dire, au-dessus de sa condition et exprimer des sentiments très purs sous une forme un peu laborieuse. C'est alors qu'il chante le printemps, la mélancolie, et Eulalie surtout. Ecoute, lui dit-il :

Ecoute : parlons bas. Dis-les près de l'oreille,
Les aveux frissonnants comme une aile d'abeille,
Que l'amour et le soir t'inspirent ! Parlons bas.


Mais il y a une chose que Gustave-Alphonse fait mieux que les vers, et qu'il aime à faire, comme tout ce qu'on fait bien : c'est la mayonnaise. Au moindre prétexte, il en fait une, et cela par les journées les plus chaudes. Tel Monsieur Ingres avait son violon, hélas, et Rodin sa plume. L'été, après sa sieste qu'il pousse jusqu'après cinq heures, Gustave traverse la rue en pantoufles, et s'en va prendre (car cette histoire est d'avant la Grande Guerre) son absinthe chez le père Manive au Zanzi des Cœurs. Là, entre deux vertes, on cause. Il y a un bout de terrasse, et, comme la rue descend, on voit des arbres au loin, dans le bas, de pauvres arbres pâles qui auraient besoin d'aller à la campagne.

— Là ousqu'elle est donc, la Papin, lui demande le poteau Alexy, dit Courte-Lingue, dit la Semeuse.

— Au turbin, qu'elle est, dit Gustave, qui en prose s'ex­prime comme tout le monde. Penses-tu qu'elle gagne sa vie en faisant la quête dans les maisons ?

— Pas la quête, mais presque, et ça lui rapporte gros, de ce temps-ci ?

— Gros comme moi, toujours. J'en veux pas plus, ni plus mince non plus. Autrement, c'est atout, et atout.

Et il fait voir ses blanches mains, suspendues au bout de poignets minces. Mais Gustave-Alphonse se vante. Il est bien trop paresseux pour battre Mlle de Papin autant qu'il dit. Il l'aime trop aussi pour cela — ou pas assez. Et puis il ne voudrait pas la fêler.

— Pour sûr, ajoute-t-il, que je ne lui demande pas de faire tous les jours un Alboche comme le d'il y a trois mois, qui a rapporté un Hercule, et plus. — Mais dites-moi, père Manivelle, est-ce que vous n'auriez pas deux oeufs frais ?

— Oui, Monsieur Gustave. Et l'huillier aussi des fois ?

Dans un bol blanc, avec une moue d'attention qui lui colle sa sibiche au coin des lèvres, Gustave-Alphonse fait sa sauce, malgré les plaisanteries de l'auditoire (et lesquelles !). Enfin la voici prise, et jaune et brillante. Avec précaution, sa porce­laine à la main, il regagné le domicile conjugal. Presque aussi­tôt, Eulalie rentre de son côté.
— Eh bien ?
— Nib, répondit la jeune fille, avec concision. La mouïse.

Et, non sans appréhension, elle se tient près de la porte —Gustave a beau être une pâte, c'est son homme pas ? et pareil aux autres hommes.

— Non, non, crie Eulalie, qui le voit toujours debout. Pas de bleus. Après, ils se fichent de moi, s'y me zyeutent en dessous.

— Ah, y se fichent de toi, grogne le jeune homme. Paraî­trait qu'y ont jamais corrigé leurs épouses, ces mectons à la mollasse !

Et au lieu de mieux faire, il se rassied. Un feignant quoi, ce Gustave-Alphonse.

— N'y a qu'à prendre, quatre sous du pain. Avec la sauce.

Mais Eulalie n'a plus peur.

— Vas-y toi, dit-elle, pendant que je tire ma mordante.

La nuit est tout à fait tombée maintenant. On allume la lampe, Eulalie se met en camisole et jupon plat. Et tous deux près de la fenêtre, paisiblement, mangent leur mayonnaise en tartines. A travers les volets, on entend les bruits de la petite rue, un boutiquier qui cause sur le pas de sa porte avec des racoleuses — le pas régulier et sourd d'un sergot — les cris d'un enfant.

Eulalie est un peu lasse et se tait, tandis que son ami, d'un air langoureux fredonne une chanson à la mode dans son monde :

Je me suis fait décuscuter...

Ce n'est pas, au fond, qu'ils soient tout à fait démunis. Car ils ont de l'argent de côté, depuis un an environ qu'Eulalie s'est spécialisée dans l'entaulage, métier assez productif, encore que dangereux. Et c'est un cousin de Gustave-Al­phonse, clerc d'huissier à Saint-Denis — un garçon très drôle — qui est chargé des placements. Il y apporte d'ail­leurs beaucoup de prudence, préconise la première hypo­thèque, se méfie des valeurs minières, et ne demande jamais d'où vient l'argent. Mais, à cette heure-ci, on ne peut pourtant pas aller lui en demander.

Le Luxembourgeois qu'elle avait amené au bar de l'An­guille, voilà un chopin. A demi-mûr, quand elle l'avait cueilli, il le fut, bientôt totalement.

— Moi, vois-tu, disait-il, je ne suis pas un vrai Parisien.

— Non ?

— ... Mais il en faudrait quelques-uns pour me mettre sous la table. Personne ne peut se vanter d'avoir vu Vander­korff pompette.

Puis il parla de sa femme et de ses enfants, et se réjouit de les devoir retrouver le lendemain soir à Trois-Vierges (par Ettelbruck).

— Elle ne se doute pas, ajouta-t-il avec un ris malicieux.

— Est-ce qu'elle te fait cocu, demanda Eulalie, du ton dont elle aurait dit : Où achètes-tu tes cravates ?

Les yeux de l'étranger s'arrondirent ; sa face aussi, qui passa du rouge au violet. Enfin il éclata d'un rire bruyant et volumineux.

— Comment tu dis ça... elle me fait... tiens... regarde.

Il tira une photographie de son portefeuille (ce qui permit à Eulalie d'y apercevoir quelques billets bleus). C'était le portrait de Mme Vanderkorff, personne vêtue de velours, avec une grosse chaîne, et de qui la vertu semblait avoir multiplié les appas. Car tout abondait en elle : et les signes augustes de la maternité allaient chez Mme Vanderkorff jusqu'au déborde­ment.

— C'est une belle femme, dis, n'est-ce pas ?

Eulalie, après l'avoir regardée, dit :

— A ta place, moi, je la débiterais.

Cependant Vanderkorff avait fini de boire son night cup. Il paya se leva avec quelque difficulté ; et tous deux sortirent.

Dehors il titubait un peu, Eulalie le prit sous son aile, et lui fit faire, ayant son idée, un long détour du côté de la gare, avant de s'arrêter devant une triste maison de la rue de l'Arcade, où elle sonna :

Un garçon ouvrit en bâillant, et sans attendre de ques­tion :

— Yale cinq, qu'est libre.

Vanderkorff vient de s'endormir, après avoir affirmé une fois de plus qu'il n'a pas le brilllant du Parisien. Sa forte respiration emplit d'un flux et reflux de bruit la chambre rougeâtre. Eulalie se lève, et avec une silencieuse rapidité saisit le portefeuille de l'homme, dans la poche de sa redin­gote, au dos d'une chaise ; et cherche les billets bleus. Il y en a trois, et un billet de retour en deuxième de Paris à Ettel­bruck.

— Purotin, va, songe l'entauleuse. Enfin avec les deux cigs qu'il m'a donnés, ça fait toujours 340 balles.

Et comme elle est bonne fille, elle remet le billet de chemin de fer : peut-être n'a-t-elle pas envie d'aller en Luxembourg. Déjà la voilà rhabillée, ou à peu près. Elle ouvre la porte, qui ne grince pas, et ses bottines à la main, s'engage dans l'esca­lier méphitique, obscur.

— Garçon, garçon, la porte.

Elle n'ose pas crier. Lui, ronfle de tout son coeur ; et il faut le secouer pour qu'il réponde.

— Quoi qu'y a ?

—    Rien, la porte.

Le garçon se réveille un peu et se frotte les yeux. Il voit Eulalie débraillée, en train de passer ses bottines. Et de tout deviner, ça le réveille complètement.

— C'est vingt francs, la porte, dit-il.

— Vingt francs : vous êtes malade !

— Très malade, et je vais appeler le patron pour me soigner, si vous n'aboulez pas.

En soupirant, Eulalie aboule. La porte s'ouvre.

— Charogne, murmure-t-elle : Voleur

Et elle se perd dans la nuit.


3
Le masque aux violettes

Par une mésaventure assez courante, Eulalie, des Ternes, qu'on appelait aussi Mademoiselle de Papin, avait un père. Et il était cocher de fiacre.

Une affection sans nuages les unissait. C'est vrai qu'au cours de son enfance il lui en avait donné pour marques celles-là surtout que laissent le poing ou un manche de fouet ; et longtemps, il ne parut pas faire bien la différence d'elle à son cheval. Mais lorsqu'elle foula sa treizième année, M. Pacôme Filéma (c'était son nom ; et son numéro : 77.777) sentit s'émouvoir nouvellement en lui une corde où vibrait la tendresse. « Il y a des malheureux que ça ne sait pas ce que c'est, d'être père, songeait-il. » Lui-même, on eût dit qu'il allait l'oublier, à force de s'en souvenir.

En retour, Mme Filéma, qui jusqu'ici avait eu sa fille à la bonne — comme vous diriez — sembla se refroidir envers elle de toute cette même ferveur que Pacôme faisait voir, qui croissait en lui. Et, de l'un à l'autre ballottée, rudoyée ici, caressée là, Eulalie béait, sans comprendre, aux énigmes de la vie. Elle avait le sentiment que ses père et mère lui avaient tous deux découvert quelque chose qu'elle-même ne savait pas et sur quoi ils n'étaient pas d'accord. Le temps, les circonstances, ni M. Filéma ne lui laissèrent ignorer longtemps ce que c'était. Mais il serait hors de sujet de s'étendre là-dessus, ou d'en vouloir conserver des souvenirs plus précis qu'Eulalie elle-même. Ils se détachaient mal dans sa molle mémoire du décor qui les enveloppait. D'un seul coup, en même temps que ce triste vaudeville, elle revoyait leur appar­tement des Ternes, que sa mère remplissait de désordres et de cris — les fenêtres qui en donnaient sur une cour de l'Urbaine, toute vibrante de mouches — tandis qu'au dehors, l'été torride rayait d'ombre et de lumière les rues jaunes et bleues, où des gens passaient sous des ombrelles.

Il y avait quatre ans de cela. Sa mère était morte peu après, en suppliant à son lit de mort Eulalie d'être sage et bonne fille. C'est environ le même temps qu'elle avait quitté son père et l'atelier pour le trottoir. Puis elle avait fait connaissance de Gustave-Alphonse, dit le Dauphin, et s'était « mise avec ». Puis elle s'était raccommodée avec M. Filéma.

Celui-ci venait même, de temps en temps, déjeuner avec sa fille et son gendre dans leur home de la rue Lemarle-­Thibeau. A ces occasions, il relayait dans une ancienne cour de laiterie que Manivelle, le marchand de vin, avait louée comme débarras, vis-à-vis le Zanzi des Cœurs, à deux ou trois maisons près. La jument Pigaille une fois dételée, on la laissait libre derrière le portail, parmi la volaille et les lapins en cage qu'élevait le bistro sous la garde intermittente d'un dogue et d'un roquet. C'était du reste un coursier paisible que Pigaille, et l'âge avait guéri chez elle l'outrecuidance de jouer au plus courir contre ses grands-frères, les chevaux-vapeur.

Aujourd'hui même, le cocher était venu faire mettre son couvert, en payant sa bienvenue d'une bouteille de pseudo-­Bourgogne aussi chargé en goût qu'en couleur : de ces vins dont l'énergique jeunesse fait dire : « Mâtin ! », après qu'on en a tâté. La mayonnaise, où triomphait Gustave-Alphonse — une belle sauce couleur d'or, dont l'onctuosité donnait envie de faire de la peinture avec — n'avait pas manqué au festin : elle était même accompagnée de poulet froid, comme dans les natures mortes. Et après le café, on s'en fut tous trois — Eulalie en peignoir mauve — au Zanzi des Cœurs, où Pacôme offrait une tournée.

Alexy, dit La Semeuse, s'y trouvait déjà, avec une jeune femme, dont les cheveux étaient pareils à une assiettée de pommes-paille. Pour le moment, d'avoir versé des larmes, elle avait le nez rouge, les yeux gonflés ; et, ses coudes posés sur le guéridon, elle en contemplait fixement la tôle peinte en vert.

— Et alors, ménesse de choix, marivauda l'amant d'Eulalie, il a donc grêlé sur le ménage ? Ou c'est-y qu'on aurait encore joué au fout'beigne avec vos intimités ?

— Et comment ! fit Alexy.

— C'est un lâche, cria en retour la jeune femme à la craquante chevelure. C'est un... (ici une diffamation). Pourquoi qu'y m'a battue ? J'avais rien fait.

— C'est bien pour ça, répliqua froidement La Semeuse. Travaille ; ou t' plains pas de la pécole. Les gonzesses, c'est pas rien que pour l'honneur qu'on les raccompagne. Comme si elles nous marraient pas déjà assez

Ayant, à ces paroles ailées éventé le fond de son coeur, Alexy au délicat visage se rassit. Mais sa compagne reprit, non sans courroux :

— Pour ce que tu en fais des gonzesses ! De quoi donc qu'elles chanteraient l'Alléluia ? C'est-il d'être logées rue du Cherche-Midi tous les jours, la nuit comprise ?

— Ta bouche, Princesse ! Et ta mère, est-ce qu'elle te corrigeait pas, elle aussi, du temps que t'étais ouvrière ? Remercie-moi, que je la remplace.

Ainsi parla le bel Alexy, et s'étant levé, contempla sa paume, comme pour cracher dedans. Mais M. Filéma intervint.

— Là, là, dit-il avec son air paternel. Les querelles d'amou­reux ça se règle à la maison, entre deux baisers. Toi, la Se­meuse, crois-en mon expérience, tu as tort de ne pas aimer les dames. J'en ai connu, dans la vie, à qui ça n'a pas porté bonheur.

Là-dessus il prit une pose, car ayant lu des romans judi­ciaires, il aimait à conter ; mais qu'on l'en priât.

— Il tient son feuilleton, le vieux, murmura Gustave-Alphonse.

— Allons, Papa, appuya le patron, dégoisez-nous votre truc.

Papa ne se tus pas plus avant.

Puisque vous le voulez, dit-il, je vais vous conter suc­cinctement ce que je sais du tragique mystère auquel le hasard m'a mêlé, une nuit..
.
S'étant interrompu pour siroter sa surrincette, il reprit

—  Cet épisode énigmatique, où se retrouvent les plus sinistres aspects de la vie métropolitaine...

— Métropo... quoi... demanda La Semeuse.

— Pas une poule, bien sûr, expliqua Finfonce, ça veut dire : la vie de Paris, tout simplement.

— C'est pas malin d'entraver le jars aux rupins quand on est bachelier, fit Alexy.

— T'es jaloux, ça quoi, dit la Princesse.

— Et comment ! Tu parles que c'est avec des boniments, qu'on soulève leur morlingue aux pantes, ou bien...

Mais Pacôme impatienté l'interrompit :

— Pose donc pas pour clamecir le bourgeois, bleusaille. Si tu n'as que ce raisiné-là pour confiture, tu risques de manger ton arton tout sec. Et puis tais-toi si tu veux savoir la fin de l'histoire. Et donc il y a plus d'un an de ça, c'était la Mi-Carême, une journée mélancolique où le ciel n'avait cessé de rouler de sombres nuages gris. Pour moi, elle avait été assez fructueuse, et, vers huit heures, j'allais relayer à Montparno, quand je rencontrai un copain qui me persuada d'aller dîner avec lui, au Quartier-Latin, où il y aurait à faire. Je l'accompagnai donc, et, après un repas frugal...

— Oh là là, frugal ! des briques, pour sûr !

— J'ai dit : frugal, reprit Pacôme avec autorité. Même que c'était chez un bistro de la rue de la Harpe. Après ça, nous chargeons tous les deux — moi pour Bullier. Là, je suis pris par deux singes en sifflet, pour aller salle Wagram, vous savez : où il y a les bals des gens de maison.

— Pourquoi donc de maison, demanda l'amie du beau La Semeuse. C'est-y qu'ils viennent du claque ?

— Tu fermes, je pense, fit son époux. Elle soupira et se tut.

— Mais ce jour-là c'était gala et tralalas, trois balles l'en­trée, s. v. p., avec des bourgeois, des artistes, des Américains, tout le tremblement. Pas beaucoup de femmes, du reste, — non, pas beaucoup. Ça se passait plutôt entre hommes, entre hommes du monde ; ce qu'on appelle : un des cercles de l'enfer parisien. Je ne sais pas si vous saisissez.

Princesse faisait ces yeux en ronds : on eût dit deux per­venches. Mais Eulalie observa avec simplicité :

— Ben quoi ? Des chattes ; pas plus. Dis donc, le Dauphin, dans les familles bourgeoises, comme la tienne, ça se dit comme ça, pas ?

Gustave-Alphonse regarda la jeune femme avec admira­tion,et répondit : 

— Toi, tu en boucherais un coin au curé quand il prêche.

— Tant y a, reprit Pacôme, que je restai assez longtemps à la porte de cet établissement de nuit. Je suppose même que je m'assoupis quelque peu sur mon siège : il ne faisait pas très froid. Pourtant la nuit s'était découverte et un radieux clair de lune brillait sur l'Etoile, quand je m'entendis héler par un couple inconnu. Ils étaient à quelques pas de moi, et s'arrêtèrent sous un bec de gaz pour s'expliquer, n'ayant pas l'air bien d'accord. Il y en avait un grand, costau, en queue de morue, avec une tête en fil de fer, et des bras que je voyais bomber sous la manche : des bras, Mesdames, comme je vous souhaite d'avoir la...

— La jambe ! protesta Mlle de Papin, tu ne vas pas nous faire le coup du mépris, sur le tard, peut-être ?

— Et des épaules à l'avenant, continua le narrateur, sans relever l'insinuation. L'autre c'était un domino sombre parsemé de violettes : rien de gros ni de grand, ni qui m'aurait fait marcher jusqu'au Lion de Belfort. La voix un peu forte avec ça, et qui me fit presque envisager un instant l'hypothèse que je pouvais bien avoir affaire à deux individus du même sexe...

— Le tien, parbleu, interrompit encore l'irrespectueuse Eulalie.

— Allons, ton bec, la Papin, fit Gustave-Alphonse : tu coupes l'intérêt.

— Tant y a que le costau monta le second et me donna l'adresse : une adresse impossible : « Si j'avais su, que j'ui dis, vous auriez bien pu y aller à pattes ». Et j'ajoutai : Pedibus cum jambis, parce que les bourgeois, il faut leur montrer de temps en temps qu'on est aussi calé qu'eux. Lui, de son côté, me promit un important pourboire ; et ça me décida, quoique Pigaille eût assez bouffé de kilomes, ce jour-là, pour se passer d'aller admirer la plaine Saint-Denis. C'était pas très loin d'ici, comme vous voyez ; une espèce de route sans immeu­bles, dans un terrain vague où je n'étais jamais allé, je ne me rappelle plus le nom, quoique je me rappelle toujours toutes les rues où je vais. Là, ils descendent tous les deux en me disant d'attendre un moment. « Comment, je leur dis, il faut attendre, encore ». — « Mais oui, fait le gros qui était démasqué maintenant, nous revenons à Montmartre ». Je les suis des yeux, au clair de lune, où il avait commencé à passer des nuages, et qui éclairait, par intervalles un cadre qui semblait fait pour ces drames qui font pâlir l'imagina­tion..
.
La Semeuse, ému d'admiration, salua cette phrase d'un sifflottement militaire.

— C'était un endroit désert. A cent pas de moi, environ, je voyais une maison carrée, toute neuve, et pâle comme du linge, avec un bout de jardin entouré d'une grille, carrée aussi. Mais sur les côtés de l'immeuble, et en dehors de la clôture, il y avait des vieux arbres verts, couleur d'encre, et qui dataient, je pense, d'avant la Grande. Il s'était levé un peu de vent, et ça sifflait dans le haut des branches, comme pour appeler quelqu'un.

Alexy imita la chouette, en sourdine, et Papa poursuivit :

— Pour en revenir à mes mystérieux clients, ils avaient descendu là, donc ; et se dirigeaient vers la porte d'entrée. Même qu'en passant sur le terrain vague, le domino cogna son pied à quelque chose, et poussa un cri. Le costau prit son coude, et dit assez rudement : « Fais donc pas ta Sophie, la Môme, ça n'est qu'un chien crevé ». Puis ils allèrent sonner à la porte de la grille, j'entendis la sonnette dans le fond, une grosse sonnette qui avait l'air de sonner toute seule. En effet, personne ne vint, et les volets de la maison étant clos, on ne voyait pas de lumière...

— C'est pas pour dire, observa Gustave-Alphonse, mais vous auriez fait une fameuse mouche, Papa.

— J'étais plutôt né pour faire du roman, répondit le cocher de fiacre. Quoiqu'il en soit, mes deux particuliers, après avoir poireauté un moment, se consultent de nouveau, et prennent à gauche, le long de la grille. Au coin du mur, ils tournent et je les perds de vue. Une bonne demi-heure se passe : même que ça m'ennuyait pour Pigaille, qui dormait la tête dans son plastron, sans compter le risque d'être chocolat. Et sans compter qu'il ne passait dans cette volaille de quartier, que du vent en haut des arbres. On a beau avoir pas peur, et sentir sa conscience paisible, tout de même, seul comme ça dans le cirage (car la lune avait fini encore par se cacher) tout seul à causer avec des mélèzes... non, mais très peu, pour moi, vous savez... quand tout à coup, sur ma gauche, j'en­tendis un second cri...

(Princesse, de saisissement, poussa un : Ah étouffé.)

... Un cri en plus faible comme tout à l'heure, quand cette gironde aux violettes avait marché sur le cabot. Puis je n'en­tendis plus rien ; et tout d'un coup, l'homme en habit était là, comme un diable qui sort d'une boîte. Il n'y avait plus personne avec lui ; je lui demandai, presque malgré moi : « Vous êtes seul ? La dame ne vient pas ? » Il me sembla dans le sombre, qu'il me jetait une espèce de sourire.  Et il me répondit, avec une voix blanche : « Ça lui va mieux de coucher là. » Par dessus son épaule, sans se retourner, il indiquait avec son pouce ce noir dont il venait de sortir. Histoire de le z'yeuter un peu, je fais tourner comme par maladresse une de mes lanternes sur lui : mais le voilà-t-il pas qu'il saute hors de la lumière, en jurant ; juste le temps de me montrer qu'il avait des traces de terre sur les genoux.

Là-dessus, tout grommelant dans sa moustache, il remonte, et en fin finale, se fait déposer en bas de Montmartre, dans une rue mal famée, loin des artères : la rue... la rue... tu sais bien, Eulalie, où il y avait cette rouquine que...

— Du flan, pour la queue-de-vache ! Et après ?

— Eh bien donc il me plante là, après m'avoir payé con­venablement : même qu'y m' dit bonsoir. Mais, le lendemain, qu'est-ce que je vois en ouvrant les journaux...

A ce moment Pacôme fut interrompu par un grand bruit mêlé d'aboiements, qui sortait de la remise à Manivelle ; dont le portail, mal fermé, venait de s'ouvrir devant Pigaille. A demi-harnachée encore, traînant ses traits, elle sortit, les deux chiens aux trousses, et prit le petit galop dans la rue, au milieu de la poussière, de rousses volailles qui s'envolent, d'enfants enfuis. Déjà les clients du Zanzi des Cœurs s'étaient en tumulte jetés à sa poursuite. Ils criaient. Des gens en linge se mirent aux fenêtres.

Mais Princesse se plaignait, non sans raison, qu'on ne connût jamais la fin des histoires, et son garde du corps, qui la suivait d'une allure plus molle, à cause de ses pantoufles de tapisserie, qu'il portait en manière de babouches, observa à part soi :

— Cette enfant de sa mère ! Faudra tout de même un jour que j'y mette une devanture. Et pas à la mie de pain


4
Les amours de Béhanzigue

— Eh quoi ! monsieur Béhanzigue, s'écria la jolie Mme de Chantepouille, vous aimez les enfants ?

— Je ne les aime pas, expliqua le baron de Béhant ; mais j'ai des goûts pédagogiques.

Mme Chantepouille, prit ce mot, qu'elle ignorait, pour une inconvenance, et devint aussi rouge qu'en automne les sorbiers au bord du chemin.

— O pudeur ! déclama le bohème, fard divin, rose déli­cieuse, quand tu te poses sur la joue des jeunes femmes, comme l'aurore au bord de la mer, on dirait que tu désaltères le regard ! Et il ajouta :

— D'ailleurs, c'est dans un pensionnat de demoiselles que je professais : à Saint-Gratien, tout près de ces ombrages qui ont vu mourir Catinat, — vous savez le maréchal Catinat.

Eudoxie fit oui de la tête, en baissant les cils. Mais, au fond, elle ne savait pas. Elle s'étonnait même qu'un maréchal de France mourut ainsi, au fond des bois — comme du gibier.

— Et quoi que tu leur serinais, à ces ménesses ? demanda son mari, le couvreur Chantepouille.

— Le français et la danse, répondit M. de Béhant. Il y en avait une, surtout, de mon invention, — Kentucki Pavane, ça s'appelait, — et qui n'était pas piquée des cancouanes.

— C'était-y quelque chose comme le cake-walk ? demanda Mme Chantepouille. Par déférence sans doute pour l'érudi­tion de son hôte, elle affectait de prononcer à l'anglaise : « cocouèque ».

— Le Kécouoque, articula l'ancien professeur... Non, pas du tout. D'ailleurs je vais vous faire l'explique.

Et, quittant la table où il déjeunait avec M. et Mme Chante­pouille, il commença d'exécuter, en accompagnant de sifflements aigus un pas bizarre, dont le caractère essentiel parais­sait être de tournoyer, tout en s'envoyant le pied droit puis le pied gauche, tour à tour et respectivement dans l'oeil gauche puis dans l'œil droit. Exécuté par des demoiselles de famille, ce pas devait présenter quelque chose d'imprévu — et leur troupe décente y prêter on ne sait quelle grâce. Le pédagogue lui-même n'y manquait pas d'agrément. Son gilet ouvert laissait déborder un ventre majestueux : son plastron vert et or, dénoué par la danse, éclatait, claquait, flottait autour de lui comme les pans d'un oriflamme chimérique ; comme la cornette même du régiment de ses aïeux, le Royal-Cravate. Et Béhanzigue, en levant l'une et l'autre jambe — Béhanzigue tournait... tournait.

Malheureusement la salle à manger de Chantepouille était étroite, en sorte qu'il entra tout à coup en contact avec une chaise qui servait de crédence aux assiettes où l'on avait mangé la soupe. Un bruit de faïence brisée arrêta le baron dans ses méandres.

— T'occupe pas, va, fit le couvreur. C'est comme ça que ça pousse.

Et sa femme, pour détourner l'attention, reprit

— Est-ce que vous leur faisiez aussi des poèsies, à ces demoiselles ?

— Quelquefois, madame, répondit Béhanzigue. Il ferma les yeux, comme pour se rappeler.

— Il y avait surtout une nommée Estelle, rêva-t-il. Ah qu'elle était jolie, le petit... (ici, un vocable algérien). C'est elle qui m'a fait mettre à la porte.

Et, d'un air modeste, il ajouta :

— ... Par jalousie.
 
Mais, continua Eudoxie, il paraît que vous en avez récité aussi au Zanzi des Cœurs, l'autre jour. Il n'y a qu'à moi que vous n'en dites jamais.

— Eh bien, au dessert, il t'en dira, dit Chantepouille, qui n'aimait peut-être pas beaucoup la langue des dieux.

— Mais nous y sommes, au dessert, mon ami. Tu me pré­viens toujours si tard que M. Béhanzigue en est réduit aux menus les plus frugaux.

— Est-ce qu'on sait jamais à l'avance, avec ce citoyen-là. Vois-tu qu'il se serait mis dans des états comme l'autre jour, que je l'avais invité ?

— Le fait est, avoua M. de Béhant, sans trop de remords, J'étais un peu absinthe-minded, comme disent nos voisins.

— Tu peux y aller, va, j' sais pas l'allemand.

— Et ma poésie, monsieur Béhanzigue, ma poésie Béhanzigue se leva :

— Ce que je vais vous dire, madame, expliqua-t-il, puisque vous insistez, c'est un rien, une bleuette, que j'avais adressée jadis à la dame d'un parfumeur ; une femme très comme il faut, imposante, presque. L'idée n'est pas de moi ; c'est traduit d'un passage du Talmud de Jérusalem.

— Ah oui, Jérusalem, dit la jolie madame Chantepouille, d'un air pensif, qui lui allait comme un gant.

— Alors, c'est en youpin, c'te affaire-là, protesta son mari, qui ne comprenait pas toujours très vite.

— Tais-toi donc, monsieur Chantepouille, tu es insup­portable.

— Dans mes vers, reprit Béhanzigue, j'appelais cette dame Fauste. Mais, dans la vie civile, elle se nommait Adélaïde  — qui est un peu long.

Et sans autres prolégomènes, il récita :

Aux rayons du matin changeant
Moins doré que tes boucles,
Fauste, j'ai rempli d'escarboucles
Mon gobelet d'argent.

Bordant de roses son calice,
Je l'ai près du soleil
Posé, pour qu'un reflet vermeil
Dans l'ombre en rejaillisse.

Et ce rouge par lui jeté
C'était comme ta joue,
Quand le désir trouble et déjoue
Ta pliante fierté.


— Ravissant, roucoula madame Chantepouille.

— J'allais le dire, dit son mari. A part çà, mes petits agneaux, il faut que je vous laisse à votre poésie, et à vos verres. J'ai du travail pressé, pas loin d'ici. Il n'y en a que pour deux heures, deux heures et demie. Est-ce que je te retrouve, le Rupin ?

— Des fois, ou bien au Zanzi.

— Ça colle !

Le couvreur alla chercher sa casquette dans la chambre à coucher, dont la fenêtre entrouverte donnait sur la rue du Pâtre-Joly, et sortit, après avoir pris ses outils près de la porte. Le toit qui réclamait ses bons offices n'était, en effet, pas loin. C'était celui de la maison d'en face. Le concierge perdit un peu de temps à le guider par les greniers où une ouverture permettait de gagner le faîtage. Chantepouille constata qu'il n'y avait à faire, comme il l'avait dit, qu'une réparation à la gouttière, et qui précisément dominait la fenêtre de sa chambre à coucher. Etendu sur le ventre au bord du toit, il regarda machinalement au-dessous de lui et la reconnut. Mais, la rue du Pâtre-Joly étant fort étroite, sa vue n'y pénétrait qu'obliquement et de haut en bas. Le peu qu'il aperçut néanmoins suffit à le surprendre : c'était la cravate de Béhan­zigue posée sur le dossier d'une chaise...

— Bon, se dit-il, c'est le Rupin qui aura voulu se payer une sieste. Mais non, v'la Eudoxie. Qu'est-ce qu'elle fait là ?

Il se courba en avant pour mieux y voir. Et tout à coup, il n'y vit que trop.

— Ah ! les voyous, cria-t-il sourdement, en se penchant encore.

A ce moment, il sentit le bord du toit où reposait son buste, et qui portait à faux, fléchir sous lui. D'instinct, il avança les bras, ne rencontra que le vide, et soudain se sentit tomber — tomber encore. Puis, vint un choc effroyable, juste sous sa fenêtre, avec le sentiment aussitôt aboli d'être au milieu d'un coup de tonnerre. Et puis plus rien : du noir.............................................

Béhanzigue était, en effet, dans la chambre de la jolie madame Chantepouille, et tous deux beaucoup plus occupés l'un à l'autre que de la rue. La chute du couvreur jeta pourtant sur eux une ombre soudaine, soudain dissipée. On eut dit qu'un grand oiseau noir avait passé devant la fenêtre.


5
La main du baron

I

« Ce n'est pas tant d'acquérir les biens de ce monde qui est malaisé que de les ménager avec prudence. » Ainsi s'exprimait la sagesse par l'organe de M. Dophin (Gustave-Alphonse), placier en cartes postales et communément connu dans les faubourgs de Paname sous le nom de « Finfonce ». A mesure qu'Eulalie, épouse Dophin, enrichissait leur foyer par une sage pratique de l'entaulage et de la brocante, Finfonce en modérait la dépense, et son cousin, clerc d'huissier à Saint-Denis, veillait aux placements. Du reste Eulalie ne s'aban­donnait point à un dangereux orgueil. Contente de se voir assurés le vivre et le couvert, contente aussi de son homme qui l'aimait beaucoup, et ne la battait guère que lorsqu'elle tom­bait dans la fainéantise (ou parfois, le dimanche soir, au retour du Zanzi des Cœurs, quand ils avaient perdu tous deux au poker à dix ronds de relance chez le Père Manoche) elle n'in­clinait point au luxe, encore qu'en ses vêtements elle fit voir plus d'élégance que jadis. On lui voyait même, dans l'intérieur, quelques combinaisons achetés en solde par M. Dophin : satin vert poison, amarante, ou safre ; péquinées rubis ou bleu ciel, et qui lui donnaient l'air d'un scarabée qui aurait mis des bottines. Elle ne courait pas non plus un très aristo­cratique gibier. Quand elle se risquait chez de riches collec­tionneurs c'est que le bourgeois avait une de ces têtes qui convertiraient Jeanne Hachette à l'escroquerie — ou bien pour préparer à des amis quelqu'une de ces subtiles manoeuvres que les policiers, pesamment, nomment cambriole. (Quelle langue !) Non c'est surtout parmi les provinciaux, les étran­gers, les employés en retraite, qu'Eulalie exerçait sa difficile et passionnante industrie. Cela lui rapportait beaucoup.

Parfois au retour d'une « visite d'affaire » et déjà à demi-dévêtue pour ne pas fatiguer sa toilette :

— Tiens, disait-elle à M. Dophin en lui tendant quelques coupures : s'il me retrouve celui-là, je veux bien que la crique me croque... Tout ça c'est des types genre Wilson : ça ne sait pas seulement dire pain en français.

— Fais bien attention, disait Finfonce avec sollicitude, sans demander à quoi.................

La boutique qui était au n° 13, rue Lemarle-Thibaut, laissait lire, en élégante anglaise jaune d'œuf, ces mots :« Eu­lalie, antiquaire ».

Mais Mme Dophin avait d'autres cordes à son arc, un arc qui était celui de l'amour. Depuis son mariage, elle était devenue presque jolie, et, peu à peu, perdait ces rides qui la faisaient jadis ressembler à une pomme où il a gelé ; ses joues devenaient pleines, et tout son corps d'une chair si tendue et rebondissante, que Finfonce maintenant prenait plaisir à la corriger, et c'est à peine si elle conservait, du temps jadis, cet air d'avoir eu faim dont rien ne dépouille les visages éloquents qu'a baisés la misère.

Et après un instant de silence :

— Dès qu'on aura cent mille francs de côté, disait-il, et une petite maison, on se retirera, pas, mon chéri ? Et il ajouta d'une voix mouillée :

— C'est que je t'aime, vois-tu... passe-moi mon tabac...

Ah, précieuses qualités bourgeoises, amour de l'ordre et du droit chemin, sainte poésie du pot-au-feu qui bout plus douce­ment qu'un enfant ne dort : quel poète au cœur sain saura tirer de vous la divine chanson, digne d'être chantée aux fêtes de famille !

Gustave-Alphonse n'en eut pas été du tout indigne, Bache­lier ès-lettres en première partie (série inverse K. S. V. 2, des patois oraux) — ancien maître répétiteur avec cela, il eut pu, tout comme un autre, faire des vers dignes de ce nom, res­pectueux à la fois du passé et de l'avenir, des vers où une raisonnable soif de l'infini et du nouveau, n'eut pas étouffé le bon sens. Il y apportait, au contraire, une recherche de senti­ments et de rythmes qui contrastait à la simplicité de sa vie. Mais quoi, tous les artistes n'en sont-ils pas un peu logés là ?

Leur génie, comme l'a dit avec éloquence Victor Hugo ou un autre, leur génie est enfant de Bohême, et n'a jamais — jamais — connu de loi ! Ils le croient, du moins. Mais Finfonce, non plus que les autres poètes, ne se connaissait pas fort avant.

Où il réussissait le mieux — en dehors bien entendu de la mayonnaise — c'était à de petites pièces délicates, encore qu'un peu précieuses, dont son ami Béhanzigue disait qu'elles avaient l'air d'être cueillies dans l'Anthologie.

— Celle que je préfère, moi, affirmait Eulalie, c'est celle des pommes. Tu sais... celle des pommes ? Dis-nous la, Monsieur Dophin...

Il posait, sans trop se faire prier, sa cigarette, dans l'âtre refroidi, où il crachait, et non sans âme déclamait :

Tout ainsi que ces pommes
De pourpre et d'or.
Qui fleurissent aux bords
Où fut Sodome ;

Comme ces fruits encore
Que Tantalus,
Dans les sombres palus.
Crache et dévore ;

Mon cœur si doux à prendre
Entre tes mains :
Ouvre-le, ce n'est rien
Qu'un peu de cendre.


— Délicieux ! Un Allemand dirait « gemutlich », ponctuait Béhanzigue, qui jadis sous un nom plus authentique avait été professeur de littérature dans un lycée de jeunes filles. Le fâcheux est qu'il avait prêté à de méchants propos, ou à quelque fiche... en sorte qu'aujourd'hui il vivait Dieu sait de quoi, sur les confins de Montmartre, et peut-être du Code.

Finfonce, dont la respectabilité croissante lui avait fait écarter d'anciens copains, l'aimait pour sa conversation, et lui offrait souvent l'absinthe, dont il avait maintenant à la maison. En peignoir rose, ses pâles cheveux au vent, Eulalie les écou­tait, sans bien comprendre, une buée dans ses yeux doux, couleur ciel d'hiver. Et les bruits éteints de la rue entraient dans la chambre, à travers le store de toile écrue.

— Tout de même, observa M. Dophin, il ne faudra pas quitter tout à fait Paris. Ce n'est encore que là où les femmes ont de la toilette, et les hommes de l'esprit... Monsieur Bé­hanzigue, une seconde absinthe, n'est-ce pas ? Voici la glace.

— Merci, cher Monsieur.

Lui-même s'occupait aussi de littérature, et faisait des petits vers où, beaucoup mieux que son ami, il pensait dégotter Méléagre.

Le plus trivial incident lui en inspirait, tels que ceux-ci « adressés à une dame piquée d'une abeille » :

Aux appas qui troublent mon âme
De roses et de lys comptant faire régal,
Une abeille piqua Chloris d'un trait de flamme :
« Hélas, lui dis-je alors, tel est l'amour, Madame.
Il n'en est pas qui ne commence en madrigal
Pour s'achever en épigramme. »


— C'est joli ! disait Eulalie ; on dirait une fable..., comme les Sœurs vous en apprennent quand on est petite.

— Ah ! le vieux Florian... disait Béhanzigue, ému de sa naïveté et faisant danser, au bout de son pied, une pantoufle de tapisserie, qui, dans des temps plus heureux, avait uni en sautoir les étendards de France et de Russie.

— Madame Dophin, tu sais, disait Gustave-Alphonse — ces bottines jaunes à boutons noirs, qui sont un peu étroites pour moi, si elles allaient à M. Béhanzigue ?

— Merci mille fois, répondait le baron, en s'inclinant. Ça m'évitera au moins de marcher sur ma chrétienté.

Sur quoi Eulalie s'empressait, en disant

— J' vas chercher les godasses ; et disparaissait avec un sourire. Car elle ne détestait ni Béhanzigue, ni de prêter son home à ces joutes intellectuelles.

Du reste elle recevait peu. L'une des plus fidèles et des  meilleures pratiques de l'antiquaire, et qui la venait voir assez souvent, était un certain baron Polonya, russe malgré son nom, à ce qu'il disait, et fort amateur d'œuvres d'art et de curiosités.

Finfonce, qui se méfiait de lui, le soupçonnait, comme tous les étrangers, d'espionnage. Il ne le connaissait d'ailleurs pas, Mme Dophin ayant la précaution de l'écarter quand l'amateur venait à la maison pour parler d'affaires, et de s'enfermer avec lui dans l'arrière-boutique, qui servait aussi de chambre à coucher. Du reste, elle se faisait passer pour veuve auprès du Russe, ayant observé qu'avec les clients « ça faisait mieux ».

Parce que, observait-elle, c'est toujours bath, le con­jungo, mais à condition que le dab soit crampsi.

Le malheur voulut qu'un jour (c'était un 13 — et le 13 juil­let), ce Slave étant venu voir l'antiquaire, celle-ci oublia de verrouiller sa porte : et que Finfonce, par hasard revenu à la maison, entra sans frapper. Polonya, qui était debout, crut à une attaque, et porta instinctivement la main au gousset de son revolver. A ce seul geste, et de son côté aussi, se croyant en danger, M. Dophin, que la Capoue bourgeoise n'avait pas encore tout à fait amolli, lui était « entré dedans » serrant sa gorge d'un pouce et d'un index inexorables. Peut-être qu'il serra très fort, ou peut-être que l'autre avait une disposition à se laisser aisément émouvoir : le fait est que le Russe tomba sans respiration, inerte, la langue pendante... et d'un violet qui peu à peu tournait au livide... Avec horreur, Finfonce venait de s'apercevoir que le baron Polonya n'était plus qu'un cadavre.

Finis Polonyae, eut dit sans doute Béhanzigue, s'il avait été présent. Mais M. Dophin n'était pas latiniste.

II

Lorsque Eulalie et son mari s'aperçurent que malgré les soins les plus énergiques le baron ne revenait pas à la vie, il n'y a pas à dire : cela leur jeta un froid. Muets l'un et l'autre, ils écoutaient battre leur coeur. Tout se taisait, aux alentours, sous le soleil de Juillet déjà bas : la rue, les maisons, les gens. Seul, tout à coup, dans le silence de l'été, le perro­quet d'une voisine, exaspéré par la chaleur, se mie à crier, comme un héros, jadis :

« Nom de Dlà ! Vla les Belges — f ... ons le camp ! » Et avec tout le coeur d'une Cassandre en retard, il s'évertuait à faire retentir au loin cette ennuyeuse nouvelle : « Vlà les Belges, vlà les Belges ! Nom de dlà-a-a-a !!! F ... ons le camp !!! »

Peu à peu la chaleur était tombée et le perroquet redevenu silencieux. On entendait des gens aller et venir dans la rue, tandis que leur passage jetait sur la toile du store une espèce d'ombre chinoise, gênante comme un témoin. Un flacon de Lubin qui, dans l'esclandre, avait coulé par terre, remplissait la chambre de son épais parfum.

— Il faut avertir papa, songea la jeune femme.

— Pourquoi faire, demanda M. Dophin, qui depuis le meurtre, vivait dans un brouillard. Tout d'un coup, comme une lame de canif, le souvenir de ce qu'il avait fait lui rentra dans la mémoire.

— Et qu'est-ce qu'il en fichera ? Il le mettra pas en daube.

— Je ne sais pas. Peut-être l'emporter par la fenêtre.

Car Pacôme Filéma, père d'Eulalie, était cocher de fiacre, et fort dévoué au jeune couple.

— Des fois, concéda Finfonce... C'est vrai que nous sommes au rez-de-chaussée. Et dans la nuit... Mais il faut d'abord refaire un peu la chambre. Sans compter qu'il y a lui. — Eh ben quoi ? N'y a qu'à le coucher en attendant.

Et elle ajouta, candidement, oubliant peut-être que c'est à son époux légitime qu'elle parlait :

— Qu'est-ce qu'y voulait, cet homme ? Se pagnoter, pas ?

Elle le prit par les pieds l'autre — sans rien dire, mais avec réluctance — par la tête et doucement, ils l'étendirent sur le lit.

— On dirait qu'il dort, murmura Finfonce, avec une pointe de sentiment.

— Même, ajouta Eulalie, que celui qui lui a vendu ça comme pionce, y l'a pas estampé.

— Tais-toi, fit M. Dophin, qui là-dessus s'en fut trouver son beau-père. Sur les dix heures le fiacre de Pacôme les arrê­tait tous deux dans la rue Lemarle-Thibaut. Le malheur c'est que l'approche du 14 juillet en rendait les abords fort popu­leux ; et, quant au baron, ce ne fut pas avant onze heures qu'on se décida à lui faire « sauter le mur », comme s'exprimait la jeune femme irrévérencieusement.

Cependant, le cadavre étant, sans bruit ni témoins, installé dans un coin du fiacre :

— D'ici un terrain vague où le déposer, dit M. Filéma, faudrait quelqu'un pour le... pour le caler, quoi. Est-ce que tu y montes, le Dophin ?

Finfonce secoua la tête.

— Tu as donc peur des morts, demanda Eulalie. J' croyais que tu te gênais pas pour en faire.

— Les morts, s'écria sourdement Finfonce : je m'en moque.

Et il ajouta, avec un air de plaisanter :

— Mais il y en a qui ne me reviennent pas.

— Parle donc pas de revenir, à propos des morts, interrom­pit le cocher de fiacre. C'est pas des choses à se bidonner avec; et t'as pas encore tout pigé, va, entre ciel et terre ; ni toi, ni tes marchands de philosophie. Mais, c'est pas tout ça. Est-ce qu'on va rester ici à poireauter, jusqu'à la Saint-Glin-Glin ?

— Eh ben, je vas monter, moi, fit la jeune femme, puisque Finfonce a le taf de se refroidir.

— Peuh, riposta Filéma ; il est encore chaud, le machabée. C'est vrai que de ce temps-ci...

Enfin le fiacre roula ; le cocher avec son gendre sur le siège. Eulalie à l'intérieur, tout près de son étrange compagnon de voyage. On s'arrêta au bout d'un peu de temps, dans une rue étroite et noire, où seule, à quelque distance, clignait la devan­ture d'un bistro. Puis M. Filéma heurta au vasistas, et M. Do­phin vint ouvrir la portière. Mais il se trompa de côté, et, reconnaissant une présence immobile, fit le tour en poussant un juron.

— Voilà, expliqua-t-il : ton père tombe d'inanition, alois, il voudrait pitancher quelque chose. Toi, tu pourrais rester.

— Flûte ! répondit la jeune femme. Du flan pour le baron Y n'a pas seulement toussé depuis la maison. C'est pas qu'il fut déjà très drôle avant. Et maintenant, tu penses : on ne peut plus rien lui tirer. D'ailleurs pour ce qui lui reste.

Finfonce ne demanda pas le sens de ces mystérieuses paroles, et Pacôme, cependant, ayant accroché la musette à la bouche du cheval, on alla boire, tous les trois. Ce ne fut que sur le pouce ; mais un peu plus loin, Finfonce regaillardi, voulut à son tour offrir une tournée. La voiture fut de nouveau laissée à l'écart, dans un creux de la rue, auprès d'une maison en construction.

On demeura, cette fois-ci, plus longtemps à boire ; et ce fut plusieurs verres. Le débit était d'ailleurs plus brillant que celui de tout à l'heure. A quelque distance, sur une placette, un orchestre faisait tourner, de ses aigres flonflons, quelques couples aux hanches balancées, sous un décor sanglant de platanes illuminés et de lanternes vénitiennes. Eulalie, qui parmi cette aventure, n'avait point dîné, sentait tourner aussi sous l'alcool, sa tête creuse. Et pour l'instant, elle tâchait tristement d'accomrnoder à l'air de la matchiche, qu'on venait d'entonner sur l'estrade, les vers de son ami.

Tout ainsi que ces pommes, fredonnait-elle, que Tantalus... A ce moment, quelques jeunes gens, en entrant, saluèrent M. Dophin. Celui-ci leur présenta son beau-père.

— M. Filéma, de l'Urbaine, dit-il. Mais il le flattait.

— Ah ! fit l'un des nouveaux venus, c'est donc vous qu'avez laissé votre bagnole dans le plâtras, là-bas. C'est drôle, il m'a semblé voir quelqu'un dedans.

M. Dophin se sentit pâlir et sa dame en oublia la matchiche.

— Quelqu'un ? répondit le cocher, qui bredouilla un peu. Oui... c'est un... pochard, qu'est avec nous. Pas moyen de le faire descendre ; il dort comme un sac de pommes de terre.

Là-dessus on trinqua, tous ensemble. Mais le cœur n'y était plus, et tous trois se levèrent bientôt pour repartir.

— Où donc que vous allez ?

— Faut bien mettre le poivrot chez lui, dit Filéma. C'est du côté de Saint-Denis...

— Tiens, je me rentrerais bien par là, moi aussi. Vous n'auriez pas une place ?

— Mon vieux, expliqua Finfonce, y a pas plan. Ce parti­culier, en se réveillant s'il voyait quelqu'un qu'il ne connaît pas, aïe donc. Et du couteau si ou' plait.

Le dyonisien eut l'air un peu sceptique. Mais enfin on repartit.

— Et plus de tournée jusqu'au retour, murmura le cocher, en fouaillant sa bête. Hi, bleusaille !

On passa l'octroi, sans encombre. Puis parurent des terrains vagues, mais où l'on découvrait encore trop d'habitations. .

Il luisait par là-dessus un beau clair de lune. Toutefois Eulalie n'en était pas rassérénée, et se sentait peu à peu envahie d'une espèce de terreur obscure. Etait-ce l'alerte de tout à l'heure, au cabaret, ou le voisinage prolongé du baron ?

Maintenant elle s'en tenait éloignée le plus possible, et regardais à travers le carreau, de toutes ses forces, les bran­lantes palissades, les murs blafards, hérissés de tessons qu'al­lumait la lune, et les tas d'ordures, et les cagibis. Un peu plus loin, il y avait un champ vaste et nu :

— Pourquoi qu'ils arrêtent pas là, pensa-t-elle. Quelles gour...

A ce moment, elle sentit une main se poser sur son épaule.

Du coup, la jeune femme poussa une clameur à réveiller un cadavre. Mais c'était déjà fait : Polonya, revenu à lui après un long évanouissement, la contemplait d'un œil trouble et rond, sans dire mot. Eulalie aussi se taisait, incrustée dans son coin. Et tout à coup la voix sourde, un peu rauque du Russe affirma dans la nuit :
— Je ne suis pas mort...

On eut dit qu'il voulait se rassurer soi-même. Cependant la voiture était arrêtée, M. Dophin et Pacôme tous deux des­cendus en voyant s'agiter un couple dans la voiture. Mais Finfonce sans en demander davantage, courait à travers champs, tandis que le cocher, plus brave, ouvrait la portière et tâchait de calmer le ressuscité. A la hâte on s'expliqua, on rappela le fugitif, qui revint lentement et présenta de confuses excuses. Et une dernière fois, on s'en fut boire. Mais quand Polonya voulut payer, ce fut pour constater qu'il n'avait plus rien dans ses poches. Eulalie devint un peu rouge.

— Laissez, laissez, Monsieur le baron, fit le Dophin très homme du monde. C'est ma tournée.

Le baron n'insista pas, ni ne lui répondit non plus que c'était la seconde. Mais comme on s'offrait à le reconduire, il s'excusa de les déranger davantage.

— Je crois, dit Eulalie, qu'il aime mieux prendre un autre sapin.

— Qu'est-ce qu'il lui faut donc, demanda Filéma, de son plus grand air. Il me semble qu'on lui a pas pris cher.


6
Béhanzigue est de noces

Martial, baron de Béhant, plus connu dans le Tout-Pa­name sous les noms de « le Professeur » ou plus généralement de Béhanzigue, n'avait, quoiqu'il eût embrassé depuis peu la carrière d'ouvrier doreur en grève, pas de redingote ; soit qu'il n'en posséda plus depuis ses malheurs, soit qu'il l'eut vendue ou mise au clou, ou prêtée, peut-être, à son ami Pre­valesco, le distingué diplomate macédonien. Onques, à vrai dire, n'avait vu Prevalesco, dans les salons du Quai d'Orsay... Mais n'anticipons pas... Comme dit Emile Augier dans un alexandrin sublime :

Mais n'anticipons pas sur les événements.

Entre tant, Béhanzigue se vit invité aux noces qui devaient se célébrer à quelques jours de là, du fruitier de la rue Lemarle-­Thibault avec sa première commise, jeune Normande, pleine de rebondissement, dont le père avait du bien, et les appâts de la fermeté. Un ébéniste, également de ses amis, qui possédait en double exemplaire ce vêtement indispensable dans les tristesses de la vie, lui en prêta une : la moins neuve. Elle était un peu bien juste, mais pourquoi reprocher à un vête­ment ce qu'on aimerait à louer chez des juges.

L'ébéniste était aussi de la cérémonie, et du coin de l'œil, il guignait son obligé. A la sortie de l'église, il lui dit « Tu es rien chouette là-dedans ». Et il expliqua à sa cavalière « C'est ce pauvre Béhanzigue, qui n'avait pas de roupe. Alors j'ai en ai prêté une. Il faut bien s'entr'aider, pas ? »

Béhanzigue, cependant, souriait d'un sourire amer.

Quand on servit le saumon sauce verte, l'ébéniste lui cria :

« Dis donc, ouvre l'oeil de ne pas la tacher ! Je n'ai que celle-là et une neuve. Béhanzigue s'attacha la serviette autour du cou : il avait l'air ainsi, d'un gros fruit qu'on aurait mis à rafraîchir. Un instant après, quelqu'un auprès de lui ayant renversé une bouteille, l'ébéniste poussa des cris d'orfèvre.

— C'est du litron, clama-t-il, y a rien qui tache comme ça. je suis sûr que tu es éclaboussé ! »

Béhanzigue nia.

Après le dîner, un jeune pied-bot, qui était pianiste, se mit en mesure de faire danser les gens de la noce, et Béhanzigue avait déjà fait un choix parmi les dames, quand son bienfai­teur vint lui frapper sur l'épaule : « C'est pas que j'y tienne beaucoup, dit-il, mais tout de même, les coutures, tu sais : prends garde de les faire craquer. »

— Ecoute, eh ! riposta le doreur en grève, qui avait bu du rhum, tu commences à me courir avec ta pelure. Tiens, la v'là !

Et se mettant en bras de chemise, Béhanzigue rendit l'objet à son propriétaire, qui, tout d'abord, ne laissa pas d'en être un peu embarrassé, car, enfin, deux redingotes, pour un homme seul, c'est beaucoup. Et il finit par la porter sur le bras gauche, élégamment, comme un pardessus.

— Vous avez peur d'avoir froid, Monsieur Lecamaron, lui demandaient les dames au passage. M. Lecamaron soufflait sans répondre.

Un gros homme, qui était marchand de vin, aperçut Béhanzigue dépouillé, morose, abandonné de tous, comme Robinson sur son île ; et, en particulier, par sa danseuse, qui avait déclaré qu' « on ne se met pas, dans une noce, comme pour faire de la photographie (sic) ». Il interrogea l'aban­donné qui lui conta ses malheurs.

— Ça n'est que ça. Viens jusque chez moi ; c'est à deux pas, et je vais t'en prêter une, moi, qui ne devra rien à personne.

Béhanzigue revint au bout d'une demi-heure avec son nouvel ami, — qui lui avait fait boire de l'usquebaugh — et avec une nouvelle redingote, où il était fort à son aise. A vrai dire, on en eût tiré l'enveloppe d'un Béhanzigue et demi. S'il y avait eu un chartiste elle l'aurait fait songer à Thibaut le Libéral.

—Et tu sais, mon vieux, lui dit le bistro, tu as pas besoin de te gêner avec. Fais-en des choux, fais-en des raves, ou de la charpie, c'est pas moi qui t'attraperai pour ça.

Béhanzigue remercia et se mit à danser. De temps en temps son bienfaiteur numéro deux, c'était un gros homme glabre, avec une voix de tête, lui criait : «Te gènes pas avec, mon gros ! Fais-la craquer, si ça te chante. » Béhanzigue remercia de nouveau. Entre deux figures de quadrille, on but ensemble ; et le marchand de vin, tout en tâtant ses basques, lui confia. «Y a pas à dire, c'est une fameuse étoffe. Ne la ménage pas, surtout. Le drap, c'est comme le beau sexe : faut le fouler ». Et il se mit à rire. Béhanzigue remercia et se remit à danser, mais avec humeur, le bistro le dégoûtait : il avait la peau verte, luisante, avec des reflets de rubis, comme une potiche du golfe Juan. Quand il riait, cela y faisait tant de petites rides noires qu'elle avait l'air de s'être soudain craquelée. Et il parlait à mi-voix, d'une voix en fer de lance, qui s'entendait dans la rue.

Un peu plus tard, il était en train de boire du vin chaud avec sa cavalière, lorsque le marchand de vin reparut, et, contemplant le baron Béhant, avec une satisfaction évidente : « Ah ! enfin, s'écria-t-il, tu l'as donc tachée ! Et ben, je suis plus content comme ça. C'est possible que j'aie le ciboulot en cor de chasse, mais ça me fait plaisir à moi que tu fasses pas de magnes avec les aminches. »

A ce nouveau coup, Béhanzigue n'y tint plus, et, une seconde fois, ôtant sa redingote : « Tiens, dit-il, reprends-la, je t'en prie. Tu es un bon zig, c'est possible ; mais tu l'es trop. Ça finirait par me peser sur le bide. »

C'est ainsi que Béhanzigue acheva la noce en bras de che­mise, cependant que l'ébéniste et le marchand de vin prome­naient chacun, à travers le bal, une redingote de rechange. Il faisait chaud.


7
Béhanzigue, Sauveteur

Le vicomte Gaétan Galthier-Galloche est un membre actif de cette vieille bourgeoisie française, dont les vertus sont trop pures — et puis il y en a trop — pour que la nomenclature en soit un divertissement. Personne, sans doute, parmi les Parisiens qui se respectent (et de qui donc le seraient-ils mieux que d'eux-mêmes ?), personne n'ignore le détail de son mariage avec Guillemette de Malepas, qu'il avait enlevée en automobile, et à la barbe — si l'on peut dire — d'une mère irréprochable non moins que têtue, laquelle lui refusait sa main : non pas sa main à elle, dont il se souciait autant qu'un dindon d'une clef anglaise, mais celle de Guillemette, qui était blanche, fuselée et, l'une et l'autre, cinq fois armée d'onyx.

C'est inouï, ce qu'il y a de mères, passé un certain âge, irréprochables et dont la face ornée de poil, fait songer à nos héros. On dirait que la vieillesse leur apporte, comme un ex-voto dans ses mains levées, le double masque de la laideur et de la continence. Peut-être, si l'on connaissait leurs jeunes ans, nous rappelleraient-elles le fleuve Egyptos, qu'il n'y a qu'à remonter assez loin pour en découvrir les chutes et les cascades : « Et nous non plus, pourraient-elles dire ; nous ne fûmes que le Nil. »

Quoiqu'il en soit du temps où Mme de Malepas suivait son courant, et semblait, au sortir de sa source plus ingénue encore que la nymphe à peine réveillée de la Primevère — cette façon aujourd'hui qu'avait sa fille de voyager avant ses noces ne lui agréa point. Et même elle courut chez son fils pour l'échauffer contre le ravisseur.

Mais Jacques de Malepas fut moins ardent qu'on n'aurait cru à cette curée qui lui était offerte. Aussi bien G.-G.-G. — comme on l'appelait dans un Pantruche qui n'était pas plus encore Paname que Saint-Pétersbourg Pétrodrade devenu : soit dit sans comparaison — donc, était son meil­leur ami ; et l'on a été jusqu'à prétendre que c'est Jacques qui lui avait procuré l'auto de l'enlèvement.

— Mais, comme il observe lui-même, au cercle, c'est une infâme calomnie... puisque je leur avais choisi une autre machine.

Et, l'autre jour, devant la cheminée, il vida son sac

— 33 % de commission, ça me rapportait. Et Guillemette n'en a pas voulu sous prétexte que c'était un clou. Un clou ! Une Martinengo-Kupferstich, de Buenos-Ayres !... « Des choses qu'on achète les yeux fermés », lui disais-je. — « Oui, mais pas ouverts », qu'elle m'a'fait, en me riant au nez. Ah, si elle ne s'y fut pas entendue mieux que lui, cette petite... maquignonne...

— Enfin, maman, conclut-il ce jour-là, après avoir en vain tâché de la pacifier, vous ne prétendez pas j'imagine faire réintégrer à Guillemette l'hôtel Malepas, pour y attendre un épouseur à votre gré.

— Eh quoi ! s'écria la douairière : est-ce ainsi que vous le prenez ? Et tout votre sang ne bout donc pas à la seule pensée que votre nom...

— Tut, tut, répondit Jacques : mon sang ne bout point, ce qui me ferait d'ailleurs horriblement mal. Et quand à mon nom, qu'a-t-il à faire là-dedans désormais, je vous prie, puis­qu'elle va prendre celui de Galthier-Galloche.

Ainsi fut fait, et les jeunes époux passèrent, à se féliciter de leur inconduite, tous les jours et toutes les nuits d'une année bissextile autant que délicieuse qui durerait peut-être encore, pour ainsi parler, s'ils n'avaient eu la lubie fâcheuse de « se rabibocher avec la daronne », comme s'exprimait forte­ment la vicomtesse, qui devait à son frangin d'enterver, ou bien (les grammairiens depuis le procès des Coquillards, n'en tombant pas d'accord) d'entraver un peu chenûment le jar.

Ah, ce ne fut pas long. Trois mois après, ils étaient brouillés, amoureux, mais brouillés.

— Comme des oeufs, mon petit ! affirmait Jacques Malepas, que ces péripéties divertissaient infiniment.

Ensuite de quoi ils se séparèrent, « à l'amiable », comme on dit : c'est-à-dire en se couvrant d'injures ; et G.-G.-G. s'était mis à tromper sa femme — sans que d'ailleurs elle lui rendit la pareille. (« Ah, ma chère, non ; j'en ai ma claque. Et le ticquet me suffit : pas de correspondance. »)

Tout en remplissant du mieux qu'il pouvait ses devoirs de mari trompeur, il regrettait Guillemette avec fureur ; avec la même fureur qu'elle le regrettait elle-même, et qu'il détestait sa belle-mère. La nuit, quand ça l'ennuyait trop de s'amuser, et qu'il de restait chez soi, c'était pour y rouler des cigarettes, et, contre la douairière, mille projets de vengeance , — pour essayer tout au moins. Le malheur est qu'il n'avait pas l'ombre d'imagination, Gaëtan : c'était un homme dans le genre de Darwin.

Après bien des efforts intellectuels, voici le projet où il s'arrêta. Tous les dimanches, après avoir entendu la grand'-messe, Mme de Malepas quittait Sainte-Clotilde au trot majestueux de ses deux alezans, bêtes paisibles, normandes et pas très jeunes : tel leur cocher, Jacques, qu'on appelait Jacquelin — depuis vingt-cinq ans — pour éviter la confusion avec Monsieur Jacques. Gaëtan guetterait leur passage, et, dès que la voiture serait proche, il se précipiterait devant les chevaux. Se précipiter, c'est façon de dire ; il avancerait juste du nécessaire pour se faire heurter à l'épaule par l'alezan de gauche — Caudebec, on l'appelait — et se jetterait par terre.

Il s'était exercé à ce nouveau jeu, l'avant-veille, à la cam­pagne, avec son infâme beau-frère, qui, ayant pris des chevaux trop fringants, avait même failli l'écraser pour tout de bon.

Aujourd'hui, pas davantage, le vicomte ne tenait pas à faire passer un équipage intégral sur des membres auxquels il était fort attaché — les siens. Non, il ne voulait, après un léger contact, que se jeter, comme on a déjà dit, fortement par terre (en dehors des roues) ; et puis faire réclamer une énorme indemnité à Mme de Malepas, par un avocat qui l'ac­cablerait de choses désagréables en plein tribunal ; — qui lui reprocherait, entre autres choses, l'avarice bien connue qu'elle devait à la bassesse, sinon à l'obscurité, de sa naissance, Car Mme de Malepas était née Gardapié, des Gardapié, « Cour­roies et Poulies » ; et elle était la seule à croire qu'on l'avait oublié.

— Moi, je ne trouve pas ça très drôle, objectait Jacques, à qui son beau-frère expliquait ses plans ; et tu en a de bonnes avec tes « Courroies et Poulies ». Comme si nous n'en étions pas, Guillemette et moi, des Gardapié, sans compter les petits que tu lui feras.

— Que je lui ferai, demanda Gaëtan avec une sombre ironie : par téléphone, sans doute ?

— Enfin, si ça t'amuse.

— Ça m'amuse ! affirma le vicomte avec ce même visage joyeux dont on s'écrie : « J'ai une de ces rages de dents... »

Et donc, ce même dimanche, au moment que le vicomte se jetait avec précaution devant Caudebec, il se sentit vigou­reusement tirer en arrière, et, tandis que passait sa belle-mère, sans l'apercevoir seulement, lié par les bras d'un homme rouge mais mal habillé.

— Quand vous aurez fini de salir mes vêtements ! s'écria le rescapé malgré lui, au comble de la fureur.

L'homme serra plus ferme : tel le boa constrictor qui ficelle Laocoon ; et il se contenta de soupirer :

—  Sauvez donc la vie aux gens.

— Qui êtes-vous, d'abord ?

Le sauveteur dénoua enfin son étreinte, et, les bras croisés, répondit avec solennité :

— Je suis Béhanzigue !


8
En Franco-Chine

Du jour qu'Ariste-Martial, baron de Béhant, dit Béhan­zigue, commença de recevoir quelques subsides de Gaëtan Galthier-Galloche, dont il avait arraché les jours à une mort incertaine, le souci de l'Art lui revint. Celui de l'élégance ne l'avait jamais quitté : témoin ce damas, qu'en souvenir du Royal-Cravate (où servirent ses aïeux), et venant de prendre le frais en Fresne, il avait, sur sa somme, chez un grand chemi­sier, choisi d'or et d'émeraude
.
M. de Béhant, de reste, est demeuré classique en ses goûts traditionnel, peut tout dire, et pareil au Béhanzigue qui tour­menté naguère de quelques mallarmistes, qui le pressaient dans ses opinions, leur répondait avec simplesse :

Mézigue n'entrave pas le largonji ; ce qui, — nul n'en ignore, — signifie :

Nib de jar, je pige. Et avec ça ?

(Soit dit sans offenser à M. Debussy, qui sut tirer du Faune une chanson divine, et de sa vaine grappe, un prestige précis.)          

Chariclée Ordapuy (ou : Ord'Apuy, si, à son instar, vous l'aimez mieux), attendait Béhanzigue au Péristyle, parmi les drapeaux tricolores qui marquent le Pavillon de Marsan. Dans son omnibus de cœur, c'est le dernier numéro, Béhan­zigue. Car, depuis qu'au soir de ses noces, cette fleur de l'oran­ger bourgeois s'envola de chez son vieil époux, le marquis Odoacre Odoacri (des ducs de Sorr et de Sénégaille), Chari­clée ça et là vire ; et rien de ce qui est viril ne lui est étranger. Non, et non pas même les arts plus délicats de son sexe. Ce jour là, toutefois, elle est seule.

— Vous êtes en retard, Monsieur Béhanzigue, dit-elle d'un air amoureux. (N'est-ce pas Mme du Deffand, qui professait que tout fait ventre ?)

— Hélas, Madame, déjà j'étais en plein Cathay, répond le baron de Béhant. Un marchand de vin, où j'entrai rêver plus à mon aise, avait d'un tel Arbois, qu'il a failli vous faire attendre.

De la main, il essuie ses moustaches jaunes, ses moustaches en poil de balai.

— J'ai attendu, Monsieur Béhanzigue. Mais quoi... si vous rêviez...

Maladroitement, comme les trop grandes femmes à trop hauts talons, les genoux en avant, gracieuse et gauche, elle va s'accouder contre un de ces anguleux Carrier-Belleuse, qui sont aussi maigres qu'elle-même... (1)

Mais les Carrier sont plus fermes que Chariclée, étant de stuc ; et aussi plus Second Empire. C'est de l'art de surtout, si on veut : mais de surtouts pour Gargantua ; rien qui vaille, en tout cas, ses délicieuses cires, inspirées de Clodion, ou de Moitte.

Chariclée est appuyée, et regarde Béhanzigue qui la regarde. Chariclée a la tête grosse, toute floconneuse d'un or mal acquis, les épaules remontées, une bouche de maître d'hôtel sans place, et le nez de la Sulamite. Mais ses yeux ressemblent à deux lacs de lumière. Parfois y scintille, au plus profond, l'éclat d'une rage secrète ; d'un serpent, — qui le sait ? — mystérieux, perfide, et d'or. Cela cause un petit frisson. C'est comme la peur irraisonnée qui rayonne d'un ciel trop clair, où midi s'embrase et se décolore. Midi veuf de chan­sons, d'ombres, de fontaines ; midi vêtu du seul éclat de l'heure, et si terrible en son aride solitude qu'à peine l'on frémirait encore à voir dans la poussière, — la molle, la sourde poussière, s'empreindre un pas fourchu.

— Oui, je rêvais, reprit Béhanzigue. Vous ne fûtes point, Madame, sans ouïr célébrer Badoure, princesse de la Chine, qui fut de taille tant étroite qu'elle n'osait plier, fut-ce au bord d'un lit, — et de reins si habiles à s'asseoir, que les carreaux aux mille et une arabesques où elle en abandonnait la bénédiction, ce n'est point sans gémir qu'ils portaient leur gloire.

— Cela, dit la marquise Odoacri, est libidineux.

— Cela surtout, reprit M. de Béhant, est oriental. Quoi qu'il en soit, Badoure était si belle que les chaînes dont on l'avait chargée, on eût dit des diamants et que, seulement à la vue, ce lancinant changeur de joaillerie... vous savez Du...

— Je vois, je vois, dit Chariclée, qui lui a peut-être vendu ses bijoux de fiançailles.

— Vous savez aussi qu'une génie (ce n'est pas George Sand que je veux dire)... Une génie donc, l'ayant aperçue de nuit, et, pour ne vous rien cacher, en liquette, — dont l'on voyait issir ses pieds roses, — en demeura incendiée d'admi­ration, et fit part de sa découverte à un génie mâle ; pas M. Haeckel, non plus, comme vous pourriez croire. Or, ce génie...

— Je vois, je vois, répète Chariclée aux talons hauts. Mais je suis un peu lasse.

— Eh bien, entrons. On s'assoiera.

Ils entrent, et s'assoient, jetant un coup d'œil à peine sur mille Chinois dont ils sont entourés subitement. Il y en a de plâtre, qui sont dus à la dynastie Han, à moins qu'ils ne soient de la dynastie Hue, ou Dia ! Il y en a tissés à la haute lisse ; et d'autres de porcelaine ; et d'autres sur porcelaine qu'on dirait de Gentil Bernard. Il y en a sur damas, — dont l'un vraiment céleste, bleu et blanc..., on en deviendrait folle ! — et à la gouache et à la pointe, et à l'huile ; de Wat­teau, de J.-B. Huet, de Pillement. Et il y en a surtout au vernis Martin. Mon Dieu, qu'il y en a.

— J'aurais dû, songe tout haut Chariclée, envoyer aussi ma commode, dont le ventre rococo (ah ! c'est plus joli que les chambres de bonnes munichoises, au Salon d'Automne), — dont le ventre, dis-je, est tout tatoué (comme le mien), d'un tas de petits Célestes très inconvenants.

— Bah, fait Béhanzigue, les expositions, ça n'est jamais sûr. C'est ainsi qu'un de mes amis, qui avait envoyé un Raphaël à Costa Rica...

— Pourtant, M. Vaudoyer m'avait dit...

—    Bon, si vous écoutez les poètes. Ils vous feront croire que la lune est d'argent.

Cependant, les Chinois continuent de regarder ces visi­teurs bizarres. Les uns, c'est en faisant l'amour à des ber­gères emplumées. Les autres, plus modestes, boivent du thé, ou bien le cueillent ; sans compter ceux qui sont à balançoire, et tous, — à part ceux de la dynastie Hue-Dia ! — ce sont de bons Célestes de France, des cousins de la Favart, ou de la Camargo. Ils ont, malgré leurs moustaches tartares, et l'om­bre de leur parasol, le visage délicat et fier : un visage à la Fontenoy. Ils ont l'âme sensible, et rendent à l'Etre suprême des honneurs chinois avec des cassolettes Pompadour. Et ils ne semblent pas très intelligents.

— Regardez-les, observe Béhanzigue, qui daigne leur jeter un regard circulaire. Des types dans le genre du duc de Nivernais ! Ils ont beaucoup moins de génie que Jeanjaque, et beaucoup plus d'esprit que ce Boche de baron Grimm. Mais ce qui les ennuie, c'est qu'ils ne sont pas sûrs de n'être pas Turcs.

— Aussi bien, dit Chariclée, en faisant ses yeux sublimes, ont-ils tous un air de doute, une inquiétude géographique de n'être nés nulle part, pas même en Suisse.

— C'est que je ne vous ai pas tout dit, reprend Béhanzigue. Ce génie, à qui sa collègue montra la princesse Badoure, avait découvert de son côté un certain prince Camaralzaman, qu'il déclarait le plus beau des hommes. Et, à ne vous rien cacher, ce Camaralzaman était un bourgeois de Paris. Faut-il ajouter qu'il aima Badoure ?...

— Non, il ne faut pas. Et si c'est d'eux, comme je crois que vous voulez me faire croire, que sont nés tous ces magots, peut-être ferions-nous bien d'aller les voir de plus près. Ils se levaient déjà, quand on cria la fermeture.

— Vous me raccompagnez, Monsieur Béhanzigue.

— Hélas, Madame, voici l'heure sainte venue. Et tant qu'à mourir à vos pieds, je le veux ; mais que ce soit d'amour, non pas de soif.

Chariclée le regarde qui s'éloigne, dandiné, dodelinant. Il a du ventre, le nez camus, la bouche rouge : quelque chose à la fois de Socrate et de Panurge.

— Autant celui-là, soupira-t-elle, en se demandant com­bien, d'ici minuit, elle va tantaliser de victimes, avant de sacrifier, peut-être à la dernière. Car ce qui importe, avec la marquise Odoacre Odoacri, ce n'est pas d'être : c'est d'être le dernier. Ce qui importe, c'est de faire distraction à l'in­vincible ennui d'un cerveau qui sonne le creux dans la soli­tude. Mais n'est-ce pas ainsi, d'habitude, que l'on vous prend comme on prendrait tout autre chose : une orangeade, un roman anglais... comme on prendrait l'air.

— Qu'avez-vous ? lui demande-t-on, en ces moments-là.

— Je n'ai rien, dit-elle.

Et elle bâille. C'est vrai, elle n'a rien : pas même un rêve.


(1) Note de l'Editeur : « Ou bien qu'elle m'aima », chante le toréador.

[Suite]

(texte non relu après saisie - 21.VI.08)

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